Accueil > Lettre au comité de soutien du 11 novembre - APPEL AU VIVANT

Lettre au comité de soutien du 11 novembre - APPEL AU VIVANT

Publie le jeudi 27 novembre 2008 par Open-Publishing
2 commentaires


Adresse aux vivants

Ces sortes d’événements fâcheux qui ressemblent à de sournoises répressions, ne nous arrivent jamais que lorsque porteurs d’une logique du vivant nous atteignons le cœur de la stratégie marchande.

Dans l’affaire de Tarnac tout a consisté à ce que la répression de sournoise devienne officielle.
Aussi, quelques camarades et moi-même, avons décidé de monter un comité de soutien local parce que de toute évidence la véritable charge qui pèse sur les neufs inculpés est d’atteindre à un idéal qui serait que la poétique de l’engagement rejoigne la vie sans médiation culturelle et spectaculaire.

Pour ma part seulement parce que je ne veux pas préjuger que mes camarades ont été sujets à la discrète immixtion des agents répressifs sur leur territoire intime, il me semble que depuis le moment où le passage d’homme consistait pour moi à ouvrir les yeux sans déciller, à favoriser l’éclosion du sentiment sensible et à en partager les saveurs singulièrement isolées à l’écart du spectacle et de son corollaire marchand, je fus contraint pour me défendre des entraves et des violations discrètes de mes dispositions, pour naturelles qu’elles fussent, de donner, à tort ou à raison, de la voix.

Ces évidences sensibles portent comme le dit joliment Vaneigem « la conscience épidermique du vivant » et qu’on cherche, et d’autant qu’on trouve, comme c’est le cas des neufs personnes dont il est question, les moyens de les réaliser, si pour toutes approbations, l’approbation des Hommes a plus de faveur que celle du spectacle, radicalement rejetée, la suspicion a beau jeu de se nommer comme telle, car elle n’est jamais rien d’autre, discrète ou médiatisée, officieuse ou officielle, qu’une répression du caractère le plus sensible du vivant.

Aussi je crois que c’est pour ces raisons qu’ils menaient des existences à l’évidence sensibles et qu’ils avaient ainsi radicalement rompus avec des dispositions psychologiques dûment instillées qui donnent, sans cesse - partisans ou critiques- prééminence aux stratégies des gouvernements, qu’ils ont été la cible de la répression.

Je peux vous affirmer que dans la plus grande discrétion, sous le gouvernement Jospin, l’un de mes camarades se trouvait au cœur d’un tel dispositif répressif, sous un semblable prétexte terroriste. La répression visait précisément dans cette affaire le démantèlement d’un réseau corse opposé à des accords de paix entre le FLNC et l’Etat français, bien officiels, dont le réseau était parvenu à débusquer les enjeux véritables, à savoir des tractations immobilières, d’une grande ampleur, qui se négociaient dans le plus secret entre la France, le FLNC et la Fininvest de Silvio Berlusconi.

Les temps ont changé.

Les stratégies demeurent toujours confinées au plus grand secret mais les pions et les victimes qui en font le plus directement les frais ne sont plus détenus et jugés dans la confidence policière et judiciaire, ils sont exposés dans les médias et utilisés à une propagande idéologique qui dispense les gouvernements de leur culpabilité dans les plus grands crimes et peut-être les seuls véritables s’il s’avère que de « moindres » crimes ne sont commis que parce qu’il y en a de plus grands.

Si je devais réprouver une religion ce pourrait être bien symboliquement celle qui s’attache à l’adoration de l’agneau d’or par confort et pour la paix « totalitaire » du tout : la télévision.

De la plus effroyable des manières la télévision est impliquée dans cette affaire et c’est parce que nous prenions garde de nous en tenir à l’écart que nous fûmes, épargnés des images, particulièrement sensibles à la lettre ouverte des parents des neufs personnes mises en examen le 11 novembre.

Avec quelques camarades nous nous sommes engagés sur la voie que vous avez suscitée. Nous monterons dans les jours prochains un comité de soutien local. Je voudrais, pour ma part, nous éviter la pesanteur de calculs politiciens et que nous soyons parasités, notre résolution radicale j’entends, par des propos qui l’atténueraient.

Je préférerais qu’il s’agisse d’une coalition de subjectivités, au plus authentique, au plus près de l’hypothèse soulevée ainsi par l’un de mes amis "Le gouvernement : après les sans-papiers, s’attaque à ceux qui sont partis dans le sabotage le plus discret mais, à mon avis, le plus radical : fuir le spectacle et retisser les liens.". J’aime particulièrement la charge subversive et le détournement qu’il fait du mot « sabotage ».

Parce que depuis quelques jours nous formulons des choses, comme nous en avons rarement formulées d’aussi radicales, et nous ne devons pas cette formulation à la position des organisations mais à un événement. Cet événement tire chacun d’entre nous hors de ses certitudes habituelles ou il confirme quelque chose que nous pressentions, que peut-être parfois nous concrétisions.

Il y a une manière de freiner ce mouvement qui s’opère malgré nous et je ne voudrais pas que nous perdions notre temps à n’être pas réceptif à ce mouvement pour s’en tenir à une hypothétique donnée d’un "mouvement social" qui, dans la forme où l’attendent les organisations et nous-mêmes (la grève générale), se fait attendre. Au point où elle n’arrivera jamais peut-être...

C’est en somme une occasion à saisir. Et je ne me prévaux pas d’un droit en disant cela mais je tiens compte d’une situation, d’un frémissement auquel on répond radicalement, à l’unisson de la nature de ce frémissement, où pour ma part je n’y répondrai pas. Car tout est radical dans ce mouvement, le processus qu’évoquait un autre de mes amis, cette tonalité propre au comité invisible qui entraîne la répression, ce « sabotage » discret et radical qu’évoque l’autre de mes amis, et la répression l’est aussi et l’est d’autant plus que je ne suis personnellement pas convaincu des faits dont les accuse le gouvernement et dans tous les cas il ne s’agit ni d’un crime, ni de terrorisme.

Aucun droit donc mais un mouvement à saisir, dans sa nature et son entièreté, parce que je ne voudrais pas qu’encore on fragmente ce qui par sa nature était suffisamment entier pour déranger à ce point, pour ébranler peut-être et mettre en tous les cas en place une mécanique du mensonge et de l’injustice avec des conséquences qui se feront sentir probablement au delà ce qu’on peut supposer, du moment qu’encore nous ne les avons pas vécues.

Nous nous alignerons sur l’orientation que donnera le comité de soutien de Tarnac dont l’objectif principal sera la libération des neufs personnes inculpées. A-t-on remarqué, s’agissant d’eux, que le mot de souffrances n’a été prononcé nulle part hormis par les amis et les familles qui parlent d’angoisses.

A titre très personnel et parce que la situation générale m’est intolérable depuis longtemps, qu’elle s’aggrave, je voudrais rappeler que les insurrections peuvent prendre à partir d’une étincelle.

C’est une femme noire dans un bus où elle refuse de céder sa place à une blanche qui est à l’origine de la lutte active des noirs, c’est ce micro événement, pourtant quotidien, qui met le feu aux poudres.

C’est un petit groupe d’hommes de San Francisco qui crée la beat generation. Elle envahira la planète sous la forme beatnik, c’est Nanterre qui met le feu aux poudres...

Debord disait "c’est parce que nos ennemis ont poussé si loin leurs erreurs que nous avons commencé de gagner".

Je considère que Tarnac est l’une de ces erreurs, poussée si loin, compte tenu des enjeux qui ont été partout évoqués et dont les moindres ne sont pas l’instauration d’un délit de lire, d’un délit de manifester et l’hypertrophie des qualificatifs répressifs et ses conséquences qui les accompagnent. Cet événement pourrait être l’étincelle dont nous avons besoin et il nous appartient, et du moins je m’y engage avec quelques copains, pour qu’il en soit ainsi. Nous serons suivis ou nous ne le serons que dans une moindre mesure. Toujours est-il que le comité de soutien comprend des élus, des habitants de localité et des jeunes venus des régions voisines.

Il y a un frémissement, il y a un mouvement et je n’attends pas personnellement le "mouvement social" que les organisations appellent de leurs vœux et qui est d’ailleurs leur raison d’atténuer leur soutien aux inculpés. Ces grèves générales que j’appelle aussi de mes vœux se font attendre. Trop attendre. Il se peut tout simplement qu’une étincelle les suscite. Laquelle ?

J’ai parié sur celle-ci.

Si notre existence se fondait désormais, en l’absence de vie, à observer de grandes plages de silences couvertes du désastre qui préludent à nos seules certitudes dans une vie où tout ce qui est vivant devient de plus en plus hypothétique et si les recours ne tiennent qu’à l’allégeance au prince et à des rapports possédés par le spectacle et le marchand - seuls susceptibles d’offrir un répit- il ne nous restera plus qu’une assurance et une attente angoissante : la mort pour toute issue, celle de nos proches, celle des êtres que nous aimons, la nôtre propre.

C’est le sens profond que j’attribue à cette affaire et à la répression parce qu’elle est une répression du vivant telle qu’en a connue l’Amérique entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle quand ses gouvernements très officiellement en chasse contre les anarchistes les prirent pour cible : le massacre et l’exécution de nuit anarchistes dans l’affaire de Haymarket (1886), le typographe Andrea Salsedo défenestré du 14e étage du "Département de la Justice" (1920), Sacco et Vanzetti (1927).

Après l’insurrection et la prise de la Bastille, le 17 juillet 1789 le peuple acclamait encore le roi, avant de le destituer et de l’exécuter. En 1871 c’est la Garde Nationale et le peuple parisien qui fraternisent à la veille de la Commune de Paris et se rapproprient les canons du 18 mars dont ils étaient par le biais de la souscription les légitimes propriétaires.

Dans ces sociétés où le suicide progresse, Guy Debord rappelle dans « La planète malade » -que les spécialistes ont dû convenir, avec un certain dépit- qu’il était retombé à presque rien en mai 1968.

Si dans cette affaire de Tarnac on entend des voix discordantes, et la plupart des organisations et des syndicats condamnent le sabotage, et Michel Onfray donne des leçons d’anarchisme dans la rhétorique mécanique qu’on lui connaît et démocrate averti qu’il est, c’est-à-dire poreux à l’air du temps et suiveur, il en oublie simplement

le principe de présomption d’innocence.

Au début du siècle dernier, en Uruguay, au pénitencier de Punta Carretas, les anarchistes expropriateurs Jaime Tadeo Peña, Agustin Garcia Capdevilla, Pedro Boadas Rivas et Vicente Moretti, (arrêtés le 9 novembre 1928 après le braquage du bureau de change Messina) suivis par trois détenus de droit commun, s’évadent de la prison en empruntant depuis les toilettes un tunnel de 50 mètres de longueur sur 4 de profondeur, une pancarte est laissée en évidence : "La Solidarité entre les anarchistes n’est pas un simple mot écrit ! . Creusé sous la chaussée et les murs d’enceinte, le tunnel, parfaitement équipé, aboutit dans un magasin de bois et charbon ouvert en août 1929 par l’anarchiste Gino Gatti qui sera le véritable "ingénieur" du tunnel aidé de José Manuel Paz (qui en fera l’installation électrique et l’aération) et de Miguel Roscigna, Andrés Vazquez Paredes, et Fernando Malvicini. (http://ytak.club.fr/mars18.html, Ephéméride anarchiste)

Le sacrifice s’il est moins ancré dans les mentalités libertaires c’est que lucidement on le sait inopérant, mais nul ne songe alors en 1931, entre libertaires, à s’accuser mutuellement de torts qui ne doivent qu’aux capitalistes.

Si de jeunes gens fomentent des projets de sabotage aucune organisation et aucun groupe autonome puisque ceux-là sont principalement visés par leurs camarades, aucun ne saurait être tenu pour responsable d’une rage destructrice qui doit à l’oppression. La poésie du sabotage est au delà de la lucidité. C’est à Debord qu’on doit d’avoir exhumé « la rue des bons enfants » et à Bakounine ce mot « la volonté de détruire est en même temps une volonté de créer ».

La seule liberté dont on disposerait dans l’époque - si en user n’emportait pas de si dangereuses conséquences- ce serait de mesurer l’ampleur du désastre. Chacun s’accroche à sa dérive qui s’accorde à la dérive de Tout.

Debord, Kotanyi et Vaneigem signaient « 14 thèses de l’I.S sur la Commune », « Il faut reprendre l’étude du mouvement ouvrier classique d’une manière désabusée, et d’abord désabusée quant à ses diverses sortes d’héritiers politiques ou pseudo-théoriques, car ils ne possèdent que l’héritage de son échec. Les succès apparents de ce mouvement sont ses échecs fondamentaux (le réformisme ou l’installation au pouvoir d’une bureaucratie étatique) et ses échecs (La Commune ou la révolte des Asturies) sont jusqu’ici ses succès ouverts, pour nous et pour l’avenir ».

C’est dans cette ouverture que s’étaient engouffrés - par leurs opinions et par la vie qu’ils menaient- les neuf personnes inculpées.

A ce titre, en dépit de leurs souffrances, cette affaire est déjà leur succès ouvert et c’est pourquoi ils effraient tant Michel Onfray, les partis et les syndicats.

L’entraide et le partage étaient une fête et, pour plagier Marx au sujet de la Commune, la plus grande mesure sociale du comité invisible était sa propre existence en actes.

Publié le 27 novembre 2008 par Regis Duffour

http://www.e-torpedo.net/article.php3?id_article=2827&titre=Lettre-au-comite-de-soutien-du-11

Messages

  • Bon, voici un très beau texte.. sauf qu’il y a quelque chose d’hétérogène dans cette affaire qui rend la situation inclassable et que ce texte ne prend pas en compte : on n’appelle pas l’hétéronomie (le principe de la vie), elle advient ou n’advient pas : elle n’est qu’un fruit des circonstances et c’est bien pourquoi elle est fragile. A l’appeler on la fait fuir, à tenter de l’instrumenter on provoque le contraire : des mortifications. Parce que le vivant c’est comme le mort, ils avancent ensemble et sans nom.

    Quelque chose d’extrêmement fructueux du fait des circonstances et de la masse critique des signes entre média, idéologies, désinformation, information, répression, appel de libération, dévoilement du pouvoir, effectue "la mariée mise à nu", où l’affaire elle-même est la "broyeuse de chocolat", du grand Verre de Marcel Duchamp. C’est une installation peinte sur verre, comme son nom l’indique, qui semble décidément et à plusieurs reprises, ces temps-ci, particulièrement adaptée aux événements, entre dispositif des choses et dévoilement du sujet, car le changement de nature de la chose par son dévoilement n’a rien à voir avec le voyeurisme du panoptique, la surveillance (chez Foucault) — mais aussi un certain aspect de la transparence démocratique —. Il y a un texte de Charles T.Wolfe sur ces deux points de vue, dans l’opus 1 de criticalsecret.com et j’en fais ici ma propre interprétation.

    Ces signes médiatiques coroborrent des impressions ou des certitudes (ou incertitudes) intérieurement ressenties, mais habituellement pas exprimées, même dans les protestations où cela reste impensé, indépendamment de ce qui est dit...

    Quelque chose qui tient non à une volonté ni même à une intention préalable, mais à un arrangement aléatoire des choses concourant ensemble de diverses façons mais, curieusement, attendues : certaines paraissent dues à nos réactions volontaires ou éduquées mais déssaisies pour comprendre les autres réactions volontaires ou éduquées (la recherche de l’autre mais qui reste toujours en partie vaine sauf le troc) ; d’autres sont dues à la crise économique, d’autres aux réformes inadaptées à l’accroissement de la vie nue dans les sociétés néolibérales ; d’autres à la crise financière et aux mesures inéquitables pour la traiter, etc... Sinon, notre bon vouloir relever et faire suivre l’affaire de Tarnac, pour nous convenir, mais en part infime dans l’ensemble où il s’agit d’abord, extérieurement de notre intimité, de faire sortir de prison les victimes d’un pouvoir sans scrupule, réalise un consensus obsolescent dont l’accroissement finit par produire une intention collective indécidable, auparavant inédite (au sens propre et métaphorique) jusqu’à se mettre à compter activement.

    Ce qui nous renvoit au corps mental collectif comme impensé en mouvement, loin de la conception marxiste ou même existentialiste, de la détermination de l’engagement. Dans l’affaire de Tarnac, le corps propre cognitif, collectif, ce corps commun ignoré par la conscience du nôtre particulier, mais qui s’y meut en partie avec lui et en partie avec celui des autres, est relatif au corps pensé des inculpés, immobilisés. On pense alors au dynamisme inventif des marcheurs de la grève parisienne des transports, l’automne 1995, plutôt que se prêter aux appels à manifester contre les conducteurs des transports en commun qui avaient cessé leur activité.

    Je cite, extrait du thème de l’article de Mahmoud Miliani, "Corps et lien social", de l’opus 3 de la revue "Corps et culture" sur le Thème du sport et du lien social (1998), un extrait du chapitre "Le mouvement social de l’automne 1995" mis en ligne sur Internet en 2007 (d’où la première phrase au présent) ; il s’agit surtout des paragraphes à propos de la surprise des masses innovant leurs mouvements (à partir du 5), ouvrant autrement l’espace urbain et social, et pour tenir lieu de référence positive, dans l’évaluation de la "Psychopathologie du lien à la faculté des sciences du sport de Montpellier" résultant, au terme de ce mouvement :

    http://corpsetculture.revues.org/document759.html

    [...]

    5 En cet automne 95, les technocrates de l’ENA alliés à une philosophie sociale qui fait du marché l’horizon indépassable de l’humanité, ne pouvaient pas imaginer que le bon peuple, sage, à qui il faut constamment expliquer les raisons économiques puisse se révolter contre les lois de l’économie. Ils ne se doutaient pas non plus qu’il n’y ait pas que des experts, des conseillers du prince dans le champ scientifique. Qu’il existe dans la société en deçà de la « programmation guidage » de la population et du conditionnement des esprits une énergie sociale insoupçonnée et des intellectuels prêts à prendre leur responsabilité.

    6 Parmi les grévistes de la gare de Lyon, Pierre Bourdieu s’en prend à « cette noblesse d’Etat, qui prêche le dépérissement de l’Etat et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, [et qui] a fait main basse sur l’Etat, [en faisant] du bien public un bien privé [ ... ] Ce qui est en jeu, poursuit-il, c’est la conquête de la démocratie contre la technocratie : il faut en finir avec la tyrannie des " experts ", style Banque mondiale ou FMI, qui imposent sans discussion les verdicts du nouveau Léviathan, les marchés financiers ", et qui n’entendent pas négocier, mais " expliquer " il faut rompre avec la nouvelle foi en l’inévitabilité historique que professent les théoriciens du libéralisme ; il faut inventer les nouvelles formes d’un travail politique collectif capable de prendre acte des nécessités, économiques notamment [ ... ], mais pour les combattre et, le cas échéant, les neutraliser. » (Libération, 14.12.95)

    7 Alors que Pierre Bourdieu parmi les cheminots [donc contre « les intellectuels de cour et d’écran »*6] réinvente une figure de l’engagement*7, d’autres intellectuels prennent la parole, agissent non pas en s’attaquant à l’hégémonie du marché et de la pensée managériale mais en dévoilant l’emprise de la circulation et du mouvement forcé imposés quotidiennement aux citoyens. L’arrêt, la grève livrent en quelque sorte les fonctions cachées des transports en commun, des flux effrénés sur la route et leur fonction dissolvante du lien social.

    * 6 L’expression est de Halimi S. (1997) Les nouveaux (...)
    * 7 Pour une analyse des figures de l’engagement (Sartre, (...)

    8 Edgar Morin écrit : « En effet, l’électrochoc qui a soudainement immobilisé tous les transports a réveillé un pays qui s’était somnambulisé dans le métro-boulot-dodo. Le métro suspendu, le boulot chahuté et le dodo raccourci ont soudain suscité des proliférations de débrouillardises, ingéniosités et solidarités. Le réveil généralisé et multiple de la solidarité, entre travailleurs d’un même centre ou dépôt, entre ces travailleurs ; leurs familles, leurs amis et voisins, et la naissance de communications et entraides entre voisins d’habitation ou de travail montrent que la paralysie de la grève a provoqué comme une régénération spontanée du tissu social et a fait retrouver la santé psychique minimale qui comporte l’ouverture à autrui. Du coup, nous pouvons dire à quel point dans la situation dite normale il y avait la "déliaison" généralisée, l’isolement des individus, la raréfaction des communications affectives ... » (Libération 19-12.95). Presque au même moment Jean Baudrillard observe, à sa façon, la reconquête par les citoyens de l’espace public et la redécouverte de la temporalité propre au corps. Toutes choses fortes de conséquences sociales et politiques. « Marcher, marcher, écrit-il, ç’aura été la grande révélation de ce mouvement. Beaucoup plus que les manifestations traditionnelles. Car le point crucial de la fracture sociale, c’est justement la circulation. La seule circulation dans cette société, c’est celle des élites et des réseaux, celle de l’argent et de l’information en temps réel. C’est contre cela que les gens marchent. Ils marchent dans le temps différé de l’espace, contre le temps réel des réseaux dans le temps physique des parcours, contre la circulation effrénée des flux. C’est une contestation originale et directe de la norme même de cette société. » (Libération, 18.12.95)

    9 Je ne résiste pas ici au plaisir de rappeler combien ces observations sont redevables aux travaux de Paul Virilio et combien certaines de ses analyses sont pertinentes non seulement pour ce qui concerne les événements de l’automne 95 mais aussi pour notre rapport quotidien au mouvement, au corps. Souvenons nous des déclarations et injonctions du pouvoir par l’intermédiaire du Premier Ministre Alain Juppé. Avant toute discussion avec les grévistes il exigeait que l’on « rétablisse la circulation ». Car l’enjeu est bien là. Pour le pouvoir, la circulation c’est l’ordre ; l’embouteillage (Cf. les récentes actions des chauffeurs de camions), le débrayage, la grève, surtout les rassemblements sont menaçants. A la rigueur le pouvoir préfère un défilé de manifestants qu’avoir affaire à une occupation. Le mot du pouvoir est d’abord « circulez ! ». Hier, cet ordre s’était appliqué aux squatters en tout genre, aux Maliens (sans abri) qui campèrent à Vincennes, aux « sans papiers » de l’église Saint-Denis à Paris ; aujourd’hui aux chômeurs qui occupent les ASSEDIC, ANPE ou d’autres administrations, services ou institutions de l’Etat ; de tout temps, note Virilio, la police a toujours obligé les marginaux, les mendiants à déambuler. Dans cette analyse du rapport à l’espace et au corps en mouvement le pouvoir apparaît moins une séquestration, un enfermement qu’une « dictature du mouvement *8.

    * 8 Sur la circulation instaurée en tant qu’ordre (...)

    10 On comprend mieux la redécouverte d’autrui, les multiples solidarités, le vécu du rythme singulier du corps pendant la grève. Car habituellement, la ville n’est pas un lieu d’habitation et d’échanges sociaux et culturels ; l’espace urbain est surtout un entrecroisement de voies de communication, un espace de circulation de plus en plus rapide ; les transports en commun ou prives ne sont rien qu’un moyen de déplacements en masse de corps-objets, d’individus atomisés.

    11 La grève de l’automne 95 nous aura appris les conséquences négatives d’une vie sociale réduite à de la circulation. Il n’est pas inutile, par ailleurs, de mentionner que la tactique du pouvoir se traduit par l’obligation au mouvement. C’est une manière d’affronter l’un des impensés d’une éducation par le mouvement.

    12 Pendant le temps social de la contestation, pendant cette période de l’entredeux où tout est possible, à la Faculté des Sciences du Sport de Montpellier il se passait beaucoup de choses. Seulement cela se passait à l’intérieur des murs de l’organisation. Ici, point de mouvement social mais un mouvement brownien qui agite les fantasmes et les membres de l’institution. Refermée sur elle-même, celle-ci fonctionnait (et fonctionne encore) sur le mode schizophrénique. La compréhension de cette situation locale relève moins d’une approche dans les termes d’une sociologie des organisations que d’une interprétation clinique des comportements déviants encouragés par l’isolement de l’institution.

    [...]

    On considère l’espace social du pouvoir élargi aux réseaux de la défense et de leurs alliances, dans une société post démocratique telle qu’en France, aux traditions régionales d’indépendance y compris individuelle décadrées par l’union européenne puis par l’orientation militaire du dispositif de police citoyenne, avec d’une part la suppression du droit d’insoumission individuel devant l’infamie, et d’autre part l’OTAN comme concept de sécurité supra européen applicable aux citoyennetés européennes, globalisé sous l’influence du Pentagone.

    On tire la leçon du passé (1995) tel celui de la faculté des sciences du sport de Montpellier, après la déception consécutive à la fin du mouvement, qui causa une psycho-pathologie relationnelle, analysée dans la suite du texte (suscité), et on l’applique non à la société mais au dispositif de sécurité intérieur, post-démocratique.

    Dans le cas des inculpés de Tarnac le pouvoir de toutes façons a déjà perdu la guerre de l’information sur le sujet ; ferait-il taire la Presse ou maintiendrait-il en prison les inculpés dont l’accusation a été entièrement fabriquée, en pensant par là ne pas perdre la face : l’information s’est donné libre court autrement et ailleurs, c’est déjà fait, cela a lieu — aura eu lieu.

    Plus le pouvoir insistera dans son erreur, plus il donnera lieu au traumatisme de son propre talon d’Achille, la répétition schizophrénique ; sinon, ce serait notre espace qui l’accomplirait (notre cas ordinaire) ; l’erreur du pouvoir qui fabrique et ne sait pas s’avouer perdant, le mauvais joueur, qui ne sait pas gracier — ou gracie ici pour ne pas gracier là — piètre maître face aux esclaves qui le dévoilent, n’est plus un pouvoir symboliquement actif. Il n’est plus que répressif.

    Dans les consciences, le mensonge dévoilé de celui dont la seule crédibilité politique et même post politique est liée au fait que de toutes façons il dise la vérité même insupportable à entendre, n’existe plus. A ses actes mêmes...

    Il ne s’agit pas de ce que pourrait influencer par direction notre volonté, mais au contraire ce que les intentions de toutes provenances qu’elles soient endogènes ou exogènes des nôtres en inspirent d’autre qu’elles-mêmes et que les nôtres.

    Que cela rende ce qui nous paraît positivement important, dont la capacité de se rassembler sans discuter de la ligne politique, dans une même famille de la solidarité, mais outrepassant par le pragmatisme de l’aide l’impossibilité théorique dans laquelle se trouvent les anciens dispositifs d’analyse, rend justement cette affaire hétéronome. En quoi réside le potentiel de subversion commun, non agressif, dans la capacité d’union hétérogène — et à son grand dam.

    Cible d’union non unitaire ni identitaire : contre l’interpellation de la minsitre de l’intérieur qui par son usage du mot "autonomie" ne s’en tient qu’à la question du lien ou du non lien avec des partis, ici, tout au contraire, ce sont les individus eux-mêmes qui s’émeuvent, tandis que les partis se confondent, et s’agissant à distance de l’autonomie, de l’hétéronomie influente et active comme réalité vivante.

    Structure d’un mouvement synchrone mais divers et tant qu’il durera : irrécupérable par la désinformation puisqu’il la déconstruit en temps réel de la solidarité des diversités. En cela, de plus, il n’y a pas de donneurs d’ordre, ou tant nombreux qu’ils s’annulent. C’est délibérément chacun, respectivement, qui décide de délibérer, de faire un bout de chemin avec les autres, ensemble.

    En fait, pour conclure : si nos respectables amis — soutenus, ceux là mêmes que je ne pensais jamais avoir un jour à rallier quellque qu’en fut la raison éventuelle — victimes de la répression monstruseuse de la bêtise, n’avaient pas été les boucs émissaires des problèmes du pouvoir exécutif à plusieurs têtes, et bien qu’ils soient probablement remarquables à un titre ou à l’autre, et/ou collectivement ensemble, n’y changerait rien : je persisterais à les trouver sinon dogmatiques ou sectaires — pas dans le sens de secte mais dans le sens de l’autoritarisme de la pensée singulière se donnant comme vérité universelle, exclusivement la bonne — du mons autocentrés. Alors que les faits qui leur échappent (leur arrestation comme démonstration de force médiatisée) les portent déclencheurs de questions et d’idées adaptées, en temps réel des solidarités de leur défense, et réfléchissantes indépendamment d’eux. Et surtout, qu’ils s’en émerveillent au lieu de vouloir l’animer ou de s’en resaisir centralement, parce que ça ne marcherait pas : leur pensée communautaire restant particulière, même avec d’autres, amies, au lieu de nous réjouir de voir le pouvoir en situation pyscho pathologique, nous nous retrouverions nous mêmes dans l’espace bloqué de l’école des sports...

    Une cause politique parmi les autres mais qui les met toutes en mouvement.

    Je n’aimais pas la revue Tiqqun, post situationniste gothique, comme je disais à l’époque où je considérais même qu’ils pensaient selon un révisionnisme des avant gardes... au moment où cela déjà ne pouvait plus être une avant garde de classe des masses... révolutionnaires, et le situatinnisme historique ayant fait long feu (s’étant d’ailleurs et en toute cohérence auto-dissous). Ma foi, si je prends "Maintenant l’insurrection..." comme un texte manifeste il m’est autant insupportable. Seulement si je le prends pour une anticipation du temps réel et voix sutructurée d’une révolte exprimée poétiquement, réalisée par les mots comme puissance en soi, alors le comité invisible prend une place conceptuelle et non d’un pouvoir secret manipulateur ou arrogant dans un moment où personne ne veut réinstrumenter un parti ou un groupe quand on en sort, et là, cette étrangeté, ça va tout à fait bien, c’est exactement cela, la séduction, productrice d’énergie non utilitaire, en quoi réside une réversibilité révolutionnaire de fait, l’arrangement des situations d’elles-mêmes, peut-être... et en tous cas par hasard.

    A ceci prêt que cet ouvrage ne serait pas si remarquable à la vue si ce n’était la mise en scène de la police cherchant à représenter ce livre comme une preuve — de ce qui n’existe pas en fait, sinon l’invention par la police et la justice d’une réalité du livre, l’indice, qui ne représente que leur propre vide symbolique.

    Seulement voilà, parce qu’il y a avait en amont une stratégie de l’édition respectable en France qui les a publiés, contrairement au pouvoir qui ne sait pas ce qu’il fait mais s’y autorise, le fait qu’ils se soient repliés pour se donner une pratique communale selon leurs idées, mais ne s’autorisant rien d’autre (pas même de saboter les caténaires) leur procure la certitude de leur topologie cohérente, et la nôtre pensante à leur marge ; Ce qui conforte la validité de leur existence collective, autant que la révélation indéniable du désemparement du sens du côté du pouvoir, une fois la démocratie disparue, alors qu’il se présente en force comme celui qui en détiendrait les clés initiées, et en réalité pour cacher qu’il les a perdues.