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Le nouveau visage des néonazis

Publie le samedi 9 octobre 2004 par Open-Publishing

de Georges Marion

En enlevant douze sièges au Parlement de Saxe (avec 9,2 % des suffrages) en septembre, le parti néonazi (NPD) a consterné toute l’Allemagne. Les ressorts d’un succès ambigu.

Peter Marx l’un de ses dirigeants, n’en fait pas mystère : le débarquement en Saxe des néonazis du Parti national-démocrate d’Allemagne (Nationaldemokratische Partei Deutschlands, NPD) était tout sauf improvisé. Il a été préparé comme une opération militaire avec définition de la cible, étude du terrain, plan à mettre en œuvre, mobilisation des moyens. Quelques années plus tard, le résultat est là : pour la première fois de son histoire, le NPD a investi le Parlement régional du Land de Saxe (Landtag), à Dresde. Le 19 septembre, 191 087 suffrages, soit 9,2 % des votes exprimés, y ont envoyé douze députés néonazis, provoquant consternation en Allemagne et émoi en Europe. Une seule fois, en 1969, dans le Bade-Wurtemberg, le NPD avait fait un score comparable. Il avait ensuite quasiment disparu de la scène politique officielle sur laquelle, après trente-cinq ans de scores médiocres, il vient de réapparaître.

Convaincus que l’Allemagne est dans une situation quasi prérévolutionnaire, les dirigeants du parti sont persuadés que, cette fois, l’avenir s’annonce radieux. Chef du NPD en Sarre, où son parti a fait 4 % des voix aux élections régionales du 5 septembre, Peter Marx, flanqué de son camarade Jürgen Gansel, reçoit les journalistes à Riesa, non loin de Dresde, dans les locaux du mensuel du parti, Deutsche Stimme(La voix allemande). Depuis quatre ans, l’organisation y a pris ses quartiers. A l’étage, une dizaine de collaborateurs s’affairent à rédiger et à monter un journal diffusé à quelque 10 000 exemplaires, essentiellement sur abonnement ; au rez-de-chaussée, une boutique vend aux sympathisants les accessoires de base : T-shirt aux logos édifiants, livres d’"histoire" à la gloire des unités de la Wehrmacht et des Waffen SS qui se sont distinguées durant la seconde guerre mondiale, insignes et CD divers. Toute propagande en faveur du régime nazi étant interdite en Allemagne, l’exercice consiste à respecter la lettre de la loi tout en en tournant le fond. Le NPD y est passé maître.

Originaire de Hesse, à l’ouest du pays, âgé d’à peine 30 ans, Jürgen Gãnsel, chaussé de lourds brodequins et vêtu d’un jean et d’un T-shirt noirs, est membre de la direction nationale du NPD et, désormais, député au Landtag de Saxe. Il a derrière lui une déjà longue carrière de militant d’extrême droite, commencée dès le lycée et ponctuée de quelques ennuis judiciaires pour, entre autres, s’être parfois laissé aller, bras tendu, à publiquement crier : "Heil Hitler !"

De huit ans son aîné, Peter Marx est un homme plus discret qui, contrairement à son compagnon, porte costume et cravate. Il vient d’être nommé secrétaire général du groupe parlementaire NPD au Landtag de Saxe, poste de confiance qui récompense ses talents d’organisateur. Juriste et conseiller en marketing, il est entré au NPD à l’âge de 16 ans, en Sarre, dont il est originaire. C’est un homme qui a des idées. Non sans humour, ses partisans présents dans les "manifestations du lundi" organisées contre les impopulaires mesures du gouvernement Schröder (nommées "réformes Hartz IV", du nom de leur inspirateur) ont défilé dans sa région derrière un calicot portant, blanc sur rouge, l’inscription "Marx plutôt que Hartz". Un clin d’œil aux électeurs communistes présents dans le même cortège et auquel le NPD a emprunté nombre de ses slogans anticapitalistes.

En Saxe, où Peter Marx est inconnu et le jeu de mots impossible, c’est un autre symbole venu du communisme que le NPD a sciemment choisi : un poing qui, comme celui du Front rouge des années 1930, barre la voie, non plus au fascisme, mais, cette fois, aux réformes contestées. Plusieurs jours après l’élection, chose impensable à l’Ouest du pays, des milliers de ces affiches étaient encore visibles le long des routes de Saxe, vierges de tout graffiti et de toute lacération. "C’est comme cela dans notre région, déplore Wolkmar Wölke, militant néocommuniste du PDS qui suit de près les activités du NPD. Puisqu’il n’est pas interdit, le NPD est légal, et puisqu’il est légal il a le droit de s’exprimer. Même certains de nos membres sont de cet avis. C’est l’héritage de la RDA, où tous les partis, sauf un seul, étaient interdits."

Il y a quatre ans, après une quasi-étude de marché, une équipe du NPD venue de l’Ouest a débarqué à Riesa. "Nous avons beaucoup appris du Front national français, dont les militants sont plusieurs fois venus nous aider en Sarre", se rengorge aujourd’hui Peter Marx en exhibant une édition de Deutsche Stimme célébrant, en 2002, le succès de Jean-Marie Le Pen lors du premier tour de l’élection présidentielle française. "Nous avons compris qu’il fallait personnaliser le débat, présenter des hommes avec une surface sociale et des compétences, des candidats capables de tenir un discours sur la justice sociale. Nous avons aussi repris plusieurs des arguments d’Oskar Lafontaine [l’ancien président du SPD aujourd’hui en délicatesse avec son parti], notamment quand il dit que l’Allemagne n’est pas gouvernée, que Schröder est un menteur qui a fait des promesses qu’il n’a pas tenues."

Le NPD s’est immédiatement mis à labourer le terrain, abandonnant le style braillard agressif et choisissant de s’implanter patiemment dans de petites communes. Il y a gagné des militants et, mieux encore, des notables déboussolés arrachés aux partis traditionnels. Ses premiers élus ont bientôt rejoint les conseils municipaux, apportant au parti un peu de cette respectabilité qui rend une formation politique fréquentable. Les résultats électoraux des dernières élections régionales ne laissent d’ailleurs aucun doute sur l’émergence de ce modeste extrémisme de commune. Alors que dans toutes les grandes villes, le score du NPD s’établit significativement sous sa moyenne régionale, c’est l’inverse qui prévaut dans presque toutes les petites villes avec, parfois, des pointes étonnantes qui avoisinnent les 20 %. Dans deux circonscriptions, en Suisse saxonne et à Annaberg, le NPD a atteint 15,1 % et 14 % des voix.

Un pied bien campé dans les couches conservatrices, un autre en direction d’une jeunesse sans perspectives locales : des militants chevronnés se sont mis à écumer les sorties de collèges, s’impliquant dans l’animation et dans la gestion des rares centres de jeunes rescapés de la débâcle de l’ancienne RDA. Là où ils n’existaient plus, ils ont su aller au-devant des jeunes qui, les soirs de week-end, au son d’un rock violent, boivent de la bière sur les parkings des stations-service. Finis les défilés de gros bras à mine patibulaire, terminés les affrontements physiques ; voici venu le temps des discussions où le militant expérimenté sait fouailler les angoisses de jeunes sans autre avenir professionnel que celui de devoir s’exiler à l’Ouest pour y chercher du travail. Les plus combatifs l’ont fait ; beaucoup de ceux qui sont restés au pays sont tombés dans les filets du NPD, qui a su exploiter leur révolte ou leurs ressentiments en pointant du doigt l’étranger. Que l’immigration soit, en Saxe, bien plus faible que partout ailleurs dans l’ouest de l’Allemagne, que dans une région où le travail est de toute façon rare, la main-d’œuvre immigrée ne puisse être présentée comme une concurrente de la main-d’œuvre locale, ne semble pas avoir gêné les stratèges du parti. Ni ceux à qui ils s’adressaient.

Les néonazis du NPD sont habiles à déplacer les repères, à jouer sur toutes les palettes. Comme d’autres militants à l’opposé du spectre politique, ils se présentent comme des ennemis de la globalisation et de la déconstruction sociale qu’elle génère, des adversaires virulents des Américains et de leur allié israélien, des partisans convaincus d’une Europe où, ultime rempart des déferlements venus d’Asie, une Russie autoritaire devrait pouvoir prendre toute sa place. Lors de sa campagne électorale, le NPD distribuait gratuitement à la porte des lycées un CD où, à côté de Frank Rennicke, le barde de l’extrême droite qui chante "le pays de nos pères", le groupe Abattoir célébrait "l’heure des patriotes" tandis que Noie Werte, moins distingué, hurlait : "Fuck the USA".

L’antiaméricanisme virulent qui stigmatise d’un même élan la guerre au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, permet également de faire l’analogie avec les bombardements alliés sur Hambourg et Berlin, en 1943 et 1945, de chanter le martyre du peuple allemand victime des vainqueurs, de lier les misères d’aujourd’hui aux tragédies imposées d’hier. La démarche donne le tournis, mais elle paie : en août dernier, ils étaient 7 000 à se rassembler à la fête d’été du NPD, à Mücka, petite localité entre Bautzen et Görlitz, non loin de la frontière polonaise.

En Saxe, les troupes les plus nombreuses de l’électorat du NPD ont été levées parmi les hommes de moins de 30 ans, chômeurs qui, souvent, votaient pour la première fois. Ce sont des électeurs frustrés : d’après une récente étude, 54 % des partisans du NPD estiment posséder moins que ce que leurs mérites justifieraient ; dans toute l’Allemagne, ils ne sont que 37 % à penser de même...

"Le pouvoir politique se définit par son efficacité et sa légitimité issue de l’élection, résume Klaus-Peter Sick, historien et chercheur au Centre Marc-Bloch, à Berlin. Pendant près de soixante ans, entre 1933 et 1990, l’Est du pays a été privé d’élections démocratiques. L’enracinement de la démocratie parlementaire et libérale y est fragile. Ce qui compte ici, beaucoup plus qu’ailleurs en Allemagne, c’est la cohésion de la communauté et ce que redistribue le pouvoir. La préservation de la démocratie vient après. Une réunification mal maîtrisée a poussé des milliers de jeunes à quitter la région pour chercher du travail. Ceux qui sont restés sont les perdants du système, aigris, prêts à se jeter dans les bras du NPD, également parce que leur révolte contredit l’antifascisme rituel qui était celui de leurs parents en RDA."

Avec un discours à la carte où chacun peut reconnaître ses peurs et cultiver ses fantasmes - l’Amérique, les flux migratoires, la perte des valeurs et de l’autorité, le chômage -, le NPD paraît avoir trouvé la pierre philosophale qui, à l’Est, permet de transformer les problèmes en élus. Le gouvernement fédéral, qui n’est pas parvenu, l’année dernière, à faire interdire un parti dont les responsables ne cachent pas qu’ils veulent la peau de la République, en paraît encore tout déconcerté. Quant au futur gouvernement du Land de Saxe, il sera demain dirigé par une coalition "noire-rouge" faite de chrétiens-démocrates et de sociaux-démocrates. En Allemagne, c’est ce qu’on appelle une "grande coalition". Une alliance de ce type gouvernait le pays dans les années 1960, lorsque le NPD est né. L’absence d’une alternative au pouvoir en place avait alors fortement favorisé son envol.

Difficile de dire si, en glissant dans l’urne le bulletin du NPD, ces électeurs de Saxe en désarroi ont également été sensibles au sous-texte : à ce graphisme et à ces couleurs noir-rouge-blanc des affiches qui évoquent irrésistiblement le drapeau à croix gammée, à ces défilés de militants qui en rappellent d’autres, à ces mots rares, surgis au détour d’une phrase, qui faisaient autrefois l’ordinaire des discours de Joseph Goebbels, le ministre de la propagande d’Adolf Hitler. Dans un sondage publié au lendemain du vote, une majorité d’électeurs du NPD affirmaient qu’ils n’avaient choisi ce parti que pour exprimer leur mécontentement, et rien d’autre. Il n’empêche. Le NPD, lui, n’a manqué aucune occasion de jouer sur les réminiscences à effet subliminal. Il arrive que les bouteilles lancées à la mer arrivent à bon port.

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