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Les vérandas de l’utopie : retour sur la mort d’Étienne Roda-Gil

Publie le mardi 19 octobre 2004 par Open-Publishing
14 commentaires


« La fille de la véranda
Que je n’ai vue qu’une fois
La fille de la véranda
Que je n’ai vue qu’une fois
Comment peut-on être amoureux
D’une ombre blanche aux yeux bleus ? »

Étienne Roda-Gil
« La fille de la véranda », 1971.


de Philippe Corcuff

Étienne Roda-Gil (1941-juin 2004) s’en est allé il y a quelques mois. Étrange personnage ! Héritier chansonnant des surréalistes et auteur de « tubes », comme « Alexandrie Alexandra » ou « Jo le taxi ». Utopiste libertaire et figure du show-business. Un cas difficilement classable par les polices du manichéisme qui aiment à faire le tri entre « les traîtres » et « les purs ».

Un humain, avec ses fragilités et ses contradictions, qui savait faire la différence entre les inexorables compromis avec le monde et les lâches compromissions avec les Puissants.

Un magicien des mots, qui gardait une inquiétude politique aux tripes. Le 1er juin dernier la CNT anarcho-syndicaliste saluait « la mémoire d’un compagnon » :

« À l’ombre du parolier qui connut tous les succès, l’âme du libertaire et le cœur de l’anarchiste saignaient ».

Son père, Antonio Roda avait militait dans la CNT espagnole pendant la guerre civile. Le jeune Étienne participa au congrès de la CNT espagnole en exil, en 1961, à Limoges. Et, en 1968, il écrit un chant devenu très vite un classique anarchiste : la « Makhnovtchina », détournement de la musique du chant des partisans bolcheviks à la gloire de l’armée libertaire de Nestor Makhno. Celle qui affronta tout à la fois l’armée blanche tsariste et l’armée rouge bolchevique : « Makhnovtchina, Makhnovtchina/Armée noire de nos partisans/Qui combattait en Ukraine/Contre les rouges et les blancs ».

Le « grand public », comme on dit, connaît mal cette face de noire espérance du célèbre parolier qui débuta avec Julien Clerc. Mais il a été enchanté par les étrangetés d’un imaginaire singulier. « La fille de la véranda » ? Elle fait jaillir l’éclair de l’utopie amoureuse, en mesure de bouleverser nos vies, ma vie.

Un ailleurs si proche et pourtant déjà loin. Un bref instant et cependant quelque chose comme l’éternité. Rêve ou réalité ? « Je crois bien que je rêvais/Un rêve que jamais/Je ne caresserai ». Rêve et réalité. Un rêve fiché dans les tréfonds de la réalité, au plus profond de notre réalité. Fugace.

Quand l’étincelle du bonheur frôle le tourment : « Et si jamais je vous disais/Ce qui fait tous mes regrets/Mes regrets/Le désespoir de ma vie/De ma vie.../De ma pauvre vie... ». Et soudain l’inattendu : « Et j’abandonne les lévriers/À leur démarche lassée/Compassée... ». Un clin d’œil aux blasés et aux cyniques de tous poils, qui désertent la quête du tout autrement, avec toujours de si « bonnes raisons » ? Et même au blasé et au cynique en chacun de nous, qui se contente de déverser sa bile sur des boucs émissaires, noircis à souhait, au lieu de risquer de se perdre sur les chemins cahoteux de l’Aventure ?

D’autres images déconcertantes ont allumé le goût de l’insolite dans les premiers pas de mon adolescence, comme celle du « Patineur » (1972). « C’était un échassier bizarre/Il ne sort pas de ma mémoire/Sur une jambe et jusqu’au soir/Il glissait là sur son miroir... ». Longtemps, la silhouette au « drôle d’habit noir », « Qui avait dû faire les grands soirs/De l’Autriche et de la Hongrie/Quand elles étaient réunies », m’a hanté. « Il patinait, il patinait.../Sur une jambe, il patinait »...

Avec « Utile » (1992), le « grand public » et les militants, l’utopie amoureuse et l’utopie politique se trouvaient de nouveau associés : comme en mai 1968 ! « À quoi sert une chanson/Si elle est désarmée/Me disaient des Chiliens/Bras ouverts, poings serrés ». L’utilité dont il s’agit n’a rien à voir avec la rentabilité dont on nous rabat les oreilles. « Je veux être utile/À vivre et à rêver ».

Une utilité de l’amour, de l’amitié, de la solidarité, du combat, bref une utilité de l’inutile selon les critères marchands qui enserrent nos vies. On a plus que jamais besoin de la mélancolie frondeuse d’un Roda-Gil dans la morosité politique ambiante.


Paris, le 1er juin 2004
communiqué :
Mort d’Etienne Roda-Gil :
La CNT salue la mémoire d’un compagnon.

Etienne Roda-Gil, auteur-compositeur, s’en est allé aujourd’hui et avec
lui, c’est un peu de notre histoire que nous perdons.
Ses parents, Leonor Gil et Antonio Roda, connaissent les luttes
ouvrières de Badalona, dans la banlieue industrielle de Barcelone.
Militant de la CNT, Antonio Roda fut, pendant la guerre civile,
commissaire général des armées de l’Est, avant de devoir fuir le
fascisme de Franco. Réfugié en France en 1939, le couple connaît les
persécutions et les privations ; Leonor donne naissance à leur fils
Etienne à Montauban, en 1941. Le père d’Etienne sera, en France, peintre
dans un garage et mourra d’un cancer du poumon, dû aux vapeurs toxiques.
Etienne ne quittera plus sa famille idéologique : libertaire, familier
de cette "mémoire des vaincus", et de la répression franquiste qui a
poussé ses parents à l’exil, il participe au congrès de la CNT espagnole
en exil, en 1961, à Limoges. C’est à cette occasion qu’il dépose à
Oradour-sur-Glane, en compagnie de notre compagnon Joaquin Delgado, une
gerbe en souvenir des victimes du nazisme. Il ne savait pas encore que
Joaquin serait garrotté dans la prison de Carabanchel à Madrid, deux ans
plus tard, victime innocente d’un franquisme meurtrier et aveugle...

Etienne Roda-Gil fréquentera aussi les situationnistes. Sous les
bannières rouge et noir de la CNT, il fut de ce Premier Mai 2004 comme
de ceux qui l’ont précédé, ravivant cette mémoire ouvrière qui, unie,
fit vaciller tant de dictatures... A l’ombre du parolier qui connut tous
les succès, l’âme du libertaire et le coeur de l’anarchiste saignaient.
Sa chanson à la mémoire des Makhnovistes, libertaires ukrainiens écrasés
par les "rouges" dans les années 1920, nous revient plus forte
encore...Ce soir, "nos drapeaux sont noirs dans le vent, ils sont noirs
de notre peine, ils sont rouges de notre sang..."
Ensemble, nous referons des barricades. Et la même utopie nous portera.

Messages

  • Suffit-il donc de se dire anar pour donner meilleure goût à la guimauve et justifier sa fortune ?

  • Hé Corcuff, tes articles sont dignes de Jo le tacos... Ca doit être cela ton coté "révolutionnaire".

    Lisons plutôt PLPL !

    • Pourquoi opposer deux grands chanteurs-poètes libertaires (Béranger et Roda-Gil), parce que l’un est réputé "pur" et l’autre "impur" ?

      Y en a marre de tous les curés, et donc de la Cléricature gauchiste, qui, comme les prêtres à l’ancienne, trace le ligne entre le pur et l’impur, en s’efforçant de nous imposer ses stéréotypes !

      D’abord la poésie !

      Nine Bakou

    • Comparer Roda-Gil, la poésie libertaire, l’utopique "fille de la véranda" avec PLPL : c’est comparer la poésie de Béranger avec les certitudes plombantes d’Ardisson !

      Les "révolutionnaires" sans poésie m’emmerdent.

      Nine Bakou

    • Et les poètes sans poésie, t’en penses quoi ?

    • Il faut lire Le Figaro, Le Nouvel Observateur, Le Monde Diplomatique, PLPL, écouter Alexandre Adler, Marc-Olivier Fogiel...bref tous les discours de la Certitude pour commencer à avoir une réponse : les poètes sans poésie sont ceux qui refusent que "D’autres mondes imaginaires sont possibles" au nom de la Purification uniforme de la Pensée Unique et de l’Anti-Pensée Unique Unique...

      Les cheminements libertaires sont, eux, multiples.

      Nine Bakou

    • Et si on revenait au point de départ : la citation qui ouvre l’article ci-dessus. Révolutionnaire ou pas, elle est où la poésie ?

    • LA poésie n’existe peut-être pas : il y a DES poésies susceptibles d’allumer (ou pas) nos imaginaires, avec un mot, une image, un vers...

      N’est-ce pas ce qui est pointé par le texte de départ (je crains que le nom de son auteur détourne a priori certains lecteurs de la lecture même du texte) :

      "« La fille de la véranda » ? Elle fait jaillir l’éclair de l’utopie amoureuse, en mesure de bouleverser nos vies, ma vie.

      Un ailleurs si proche et pourtant déjà loin. Un bref instant et cependant quelque chose comme l’éternité. Rêve ou réalité ? « Je crois bien que je rêvais/Un rêve que jamais/Je ne caresserai ». Rêve et réalité. Un rêve fiché dans les tréfonds de la réalité, au plus profond de notre réalité. Fugace.

      Quand l’étincelle du bonheur frôle le tourment : « Et si jamais je vous disais/Ce qui fait tous mes regrets/Mes regrets/Le désespoir de ma vie/De ma vie.../De ma pauvre vie... ». Et soudain l’inattendu : « Et j’abandonne les lévriers/À leur démarche lassée/Compassée... »."

      Il y a même quelque chose d’utopique dans les images créées par Roda-Gil, et donc peut-être de "révolutionnaire" : non au sens politicien de la gauche et de l’extrême-gauche traditionnelles, mais du surgissement de la possibilité du radicalement autre, au coeur même de notre intimité, dans l’impalpable d’un regard déjà évanoui, mais fiché de manière intemporelle dans les tréfonds de notre mémoire...

      Mais comme il y a des poésies : toute sensibilité singulière n’est pas sensible aux mêmes mots, aux mêmes images, aux mêmes vers...

      Dans le cas de Roda-Gil, le fait que certaines de ses chansons aient marché dans le circuit commercial n’invalide pas la tonalité poétique et libertaire de certaines de ses paroles...comme le croient les Purificateurs de l’anti-Pensée Unique Unique (qui niquent nos imaginaires au nom de la Politique toute-puissante et sa Ligne Unique)... Le fait que "La société de spectacle" de Guy Debord soit un best-seller est-ce que cela invalide pour autant ses analyses ? Y’en a marre de la Cléricature gauchiste qui remplace les curés d’antan en passant leur temps à tracer La Ligne entre le Pur et l’Impur !

      Il y a de multiples mondes imaginaires possibles contre les univers capitalistes et étatistes de l’Uniformité ! Je veux continuer à tremper mon cul dans les impuretés d’une monde (heureusement) biscornu, pluriel, ambigu, inachevé...ceux qui se branlent avec PLPL ont une vision mécanique de la jouissance.

      Nine Bakou

    • Grâce à cette magistrale leçon, avant d’en déguster le contenu, je peux maintenant savourer les étiquettes des camemberts, en attendant de m’attaquer aux divers modes d’emploi, puis aux feuilles publicitaires. "Faites comme la fille aux zyeux bleus, offrez-vous une véranda de rêve..."