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Sebastiaõ Salgado, le regard perdu dans de la forêt

Publie le mardi 26 octobre 2004 par Open-Publishing


A la chapelle de l’Humanité de Paris Sebastiaõ Salgado présente ses photographies
prises en Inde pour raconter les cultivateurs de café, partie du projet "Au commencement",
conçu avec Illy et qui aura comme prochaine étape l’Ethiopie pour se poursuivre
ensuite au Guatemala


de ARIANNA DI GENOVA

"Ce qui m’intéresse le plus est de montrer au monde que derrière une tasse de
café, il y a des millions de familles qui travaillent, jour après jour, heure
après heure". C’est Sebastiaõ Salgado qui parle, avec ses yeux très clairs et
des pauses de réflexion qui ralentissent la diction de son français parfait (il
vit à Paris depuis de nombreuses années). Le photographe brésilien qui a témoigné du
mouvement des Sem Terra, qui combat contre la déforestation de son pays et qui
a "illustré" pour la planète entière les conditions d’existence des citoyens
globalisés malgré eux (Workers) est presque blotti devant un mur où ressortent
ses photos, en noir et blanc.

Un "album" qui raconte l’histoire des cultivateurs de café, avec des lumières rasantes qui coupent en deux le cadrage ou qui remplissent les yeux, rendant évanescents les sujets marchant au pied d’une forêt. Pour porter témoignage de ces travailleurs particuliers, Salgado commence par parcourir le monde (Brésil, Inde, Ethiopie, Guatemala), capture des moments inconnus et des fragments de quotidienneté pour les insérer dans un projet plus grand - Au commencement - qu’il signe en tant qu’artiste tandis que le commanditaire en est Illy, en hommage aux pays producteurs à qui il doit sa matière première.

Nous sommes à Paris, à l’intérieur de la Chapelle de l’Humanité (siège du centre culturel franco-brésilien et cœur vibrant du Marais) [5, rue Payenne. 75003, du 20.10 au 14.11.2004, NdT] mais nous sommes aussi en Inde grâce à cette série de clichés, images à l’atmosphère raréfiée, "renfermées" dans un ordre parfait et presque géométrique qui recompose l’humanité et ses flux migratoires dans des cadres lyriques. Hors de la Chapelle, par contre, la ville se débat, bouleversée par un violent orage et l’on respire une température tropicale. Sebastiaõ Salgado a une présence magnétique, s’extasie en décrivant la lumière qu’il rencontre entre les cabanes de boue et tient à spécifier qu’il aime la photographie parce que c’est un langage universel, compréhensible par tout le monde aussi bien quand l’appareil (un Leika qui appartenait à sa femme) grimpe parmi les camps de réfugiés en Afrique que lorsqu’il court le long du Sertão brésilien.

Pour ceux qui connaissent l’étape brésilienne de "Au commencement" on remarque ici une grande différence : l’Inde vous a inspiré une nouvelle manière de composer l’image ?

La différence qui marque les photos n’est pas quelque chose que j’ai choisi, moi, mais tient à la réalité de ces deux pays. Au Brésil, les arbres sont au milieu des plaines, le paysage est ouvert. En Inde, on travaille à la sélection des grains à l’ombre. Nous sommes en présence d’un café qui grandit sous les arbres, très protégé. La lumière est renfermée, immobile. Il y a moins de nature sauvage et il y a plus de personnes, l’attention est toute portée sur le versant "humain" car, tandis qu’au Brésil le travail du nettoyage des grains est désormais mécanisé, en Inde on le fait encore à la main et à l’intérieur. C’est donc la réalité qui m’a guidé. En décembre, je partirai pour l’Ethiopie, je sais déjà que là je devrai m’habituer à un autre regard.

Vous avez témoigné des grandes migrations humaines dans "Workers". Pensez-vous que la sédentarité d’un individu soit un "état" qui appartient désormais au passé ?

Les hommes et les femmes n’émigrent pas par plaisir mais parce qu’ils sont obligés de s’en aller. Le portait des travailleurs du monde global est très simple : ce sont des groupes de personnes obligées de vivre en total assujettissement aux valeurs de la productivité et de l’industrie, ils vivent pour permettre l’élimination de produits ou pour en créer de nouveaux. Ils émigrent en vertu des équilibres mais surtout des déséquilibres provoqués par ce processus social. On pense souvent que les conflits naissent pour des raisons raciales ou ethniques mais ce n’est pas comme ça : la base de toute guerre est toujours économique, il suffit de regarder des cas comme le Rwanda ou le Burundi...Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la divergence entre la population riche et celle qui est exclue d’une telle prospérité. Il y a quelque chose de plus, c’est dans la modalité de la production : d’une part, il y a une population forte, avec un produit qui a toujours le même prix tandis que de l’autre, il y a ceux qui partagent le gâteau en morceaux en fonction des besoins des premiers. Tout ceci crée de l’instabilité sociale. Alors les problèmes explosent et le "diable" ethnique pointe son nez mais l’origine du drame est ailleurs. Ce que nous voyons n’est qu’une conséquence. Même la guerre en Yougoslavie a répondu aux mêmes logiques, de même que l’Irak aujourd’hui. Nous ne sommes face à aucun choc de civilisation. Les raisons sont économiques ou financières mais les populations ne les connaissent pas. Et vivent de toute façon les conflits dans leur propre chair. Ils travaillent, ils produisent et puis ils voient leur maison détruite, les instruments de travail réduits à néant et il ne leur reste plus que la rue.

Votre série de photographies "Les enfants" représente un hommage aux enfants de tout le monde. Pourquoi les avez-vous choisis ?

Les enfants et les vieux m’ont toujours touché. Ils ont quelque chose en commun et c’est de ne pas avoir connaissance de ce qui est en train de se passer, de ne pas pouvoir réagir. D’un côté, il y a les vieux qui ont déjà passé toute leur vie et qui attendent le moment de se reposer ou de mourir en paix. Parfois, ils ont mené une existence désespérée, bouleversée par la guerre. D’un autre côté, il y a au contraire les enfants qui ne participent en aucune façon au déséquilibre de leur famille et encore moins aux perversions du système. Ceux qui se trouvent au milieu sont en général en mesure de comprendre les processus qui les conduisent à vivre un certain type d’existence. Les vieux et les enfants sont des marginalisés, ils sont hors jeu bien qu’ils représentent pratiquement la moitié de la population mondiale.

Qu’est-ce qui vous a poussé à laisser votre carrière d’économiste pour vous consacrer à la photographie ?

C’est comme si j’avais découvert quelque chose qui m’a tellement pris qu’à la fin, c’est devenu une véritable invasion de ma vie. Je n’avais rien contre ma profession. J’ai commencé à photographier et cela a radicalement changé ma façon de vivre.

Croyez-vous qu’il soit nécessaire de maintenir une distance par rapport au sujet ?

Je n’ai jamais cru, pendant que je photographiais, qu’il fallait se tenir à distance du sujet. Il faut plutôt maintenir intactes ses propres émotions et ne jamais s’éloigner de ses propres sentiments. Il ne faut pas exagérer avec l’émotivité parce que l’on risque de faire un travail inutile mais, au contraire, si l’on est trop rationnel on risque de n’être que conceptuel. Il faut trouver le juste équilibre entre la tête, la raison, l’instant et le cœur. Une photo est un fait subjectif. On photographie avec l’idéologie, avec ce que l’on sent, ce que l’on aime, ce que l’on pense.

Comment va votre projet de reboisement dans le Mata Atlantique ?

Très bien. Nous n’en avons pas encore planté un million comme c’est projeté mais nous sommes à 60 000, nous arriverons au but d’ici deux ou trois ans. On a déjà construit une école environnementale où l’on travaille avec la communauté. On ne peut pas seulement planter des arbres, il faut aider les gens à améliorer leurs conditions de vie, à changer les modalités de production, à protéger la culture. Nous avons réussi à inaugurer un petit théâtre et un cinéma, grâce aussi aux investissements d’administrations comme celle de Parme et de Valence. On peut ainsi transmettre la mémoire, développer des débats, éduquer au meilleur sens du terme.

http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/23-Ottobre-2004/art87.html

Traduit de l’italien par Karl et Rosa - Bellaciao