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Le virage centriste des promoteurs socialistes du "oui", par Arnaud Montebourg

Publie le lundi 22 novembre 2004 par Open-Publishing
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de Arnaud Montebourg

Il n’est pas une semaine où je ne repense à ceux qui ont pleuré de colère, ce triste soir du 21 avril 2002. Ces larmes ont été fondatrices, parce qu’elles ont conduit des centaines de milliers de militants, de citoyens, de dirigeants en France à changer d’attitude, et promettre de ne pas refaire les mêmes erreurs.

Nous avons vu ce soir-là le fleuve de l’adhésion populaire se détourner lentement des socialistes pour prendre la route de l’extrême droite, selon un scénario déjà à l’œuvre dans la plupart des pays européens. Sous les symptômes électoraux d’une crise civique et sociale qui attaque dans les têtes la croyance dans la démocratie, apparaissait la condamnation populaire de l’impuissance du politique, incapable de contenir la force destructrice et antisociale des marchés mondialisés.

L’impuissance politique, fléau destructeur de la gauche, s’est incarnée en 2002 dans les réponses désinvoltes aux ouvriers de Lu Danone, entreprise prospère qui délocalisa ses ateliers en Pologne. Elle a pris force de symbole dans les rapprochements des droites et des gauches européennes au sommet de Barcelone sur la gestion des retraites.

L’impuissance politique, c’est cette idée installée au cœur des grands partis de la gauche européenne que seule la politique d’accompagnement des exigences du marché est possible et que toute confrontation avec celles-ci serait trop périlleuse. C’est l’alignement par le bas des politiques économiques et sociales sous la pression du dumping fiscal et social qui sanctionne ces mauvais compétiteurs que sont les Etats-providence, tenus pour trop généreux avec les services publics, les prestations sociales, et trop gourmands dans leurs appels de cotisation au capital.

Nous tenons là les carburants du populisme européen, que la gauche européenne a pour mission historique d’assécher sous peine de disparaître elle-même.

Les socialistes français ont fait tous ensemble cette analyse au congrès de Dijon. La majorité du PS, conduite par François Hollande, défendait elle-même la nécessité de "réorienter la construction européenne". Cette exigence de réorientation n’était pas que la conclusion inévitable du 21 avril 2002. Cette critique de la construction européenne, faite au nom de l’Europe et pour les citoyens européens, reprenait en héritage les critiques récurrentes que les socialistes français ont constamment accumulées depuis le traité de Maastricht, dont ils avaient dû accepter à contrecœur le déséquilibre excessif en faveur des intérêts et des valeurs de nos adversaires. Ces critiques constantes, reprises à Dijon par François Hollande, sont au nombre de quatre.

1) Le fonctionnement de l’Union accorde sa toute-puissance au modèle de la concurrence, menaçant les services publics et interdisant l’émergence de groupes industriels européens de taille à affronter les champions mondiaux. Les socialistes ont défendu avec constance depuis Maastricht l’exigence de règles encadrant le modèle de la concurrence et protégeant juridiquement les services publics européens.

2) Au lieu d’organiser la coopération fiscale et sociale, les pays européens se livrent entre eux une compétition acharnée qui tire les statuts sociaux vers le bas, attaque la fiscalité sur le capital, réduit les marges de manœuvre financières des Etats. Voilà pourquoi les socialistes ont toujours demandé que l’harmonisation fiscale et sociale soit mise en œuvre au sein de l’UE à la majorité qualifiée des pays membres et non plus à l’unanimité, qui garantit un scandaleux droit de veto aux paradis fiscaux et aux Etats antisociaux pratiquant le dumping. Récemment, Dominique Strauss-Kahn et Bertrand Delanoë ne disaient-ils pas à juste titre que le maintien de l’unanimité en matière fiscale "faisait courir le risque de dumping, entraînant des délocalisations d’entreprises et affectant gravement la situation de l’emploi" ?

3) Depuis Maastricht, les socialistes ont critiqué avec la même constance l’indépendance de la Banque centrale européenne, dont les statuts ne contiennent pas d’autres priorités que la stabilité des prix, ignorant la promotion de la croissance et la lutte contre le chômage. Voilà pourquoi les socialistes, depuis plus de dix ans, exigent une révision des statuts de cet organe, comme le faisait une nouvelle fois apparaître le texte signé à Dijon par François Hollande : "Le plein emploi et la cohésion sociale sont des objectifs prioritaires, ce qui suppose un véritable gouvernement européen sur le plan économique. Les statuts de la BCE doivent être révisés dans cette perspective".

4) Forts de l’absence de démocratie européenne, les gouvernements nationaux conservent le pouvoir réel dans l’UE en dehors du moindre contrôle politique des citoyens. C’est la critique de l’intergouvernementalisme, que rappelle le texte majoritaire au congrès de Dijon : "La logique fédérale signifie que les décisions à la majorité deviendront la règle dans tous les domaines qui relèvent de la compétence de l’Union et qu’aucun Etat ne pourra plus, par le jeu de l’unanimité, bloquer le processus décisionnel." C’est l’appel à la naissance, même embryonnaire, du fédéralisme, qui se construit par la démocratie majoritaire et non pas unanimitaire.

Ces quatre exigences européennes constituent le cœur fondamental de l’identité des socialistes français. Sans leur réalisation, les politiques nationales inspirées par les gouvernements de gauche sont condamnées à subir les sanctions de plus en plus rudes des marchés. La vitesse de destruction des Etats-providence est en effet devenue fulgurante, pendant que la vitesse de construction des mécanismes protecteurs est au point mort.

En observant que le traité constitutionnel est le projet des droites européennes au pouvoir dans dix-neuf gouvernements sur vingt-cinq pays signataires, on comprend pourquoi aucune de nos quatre exigences n’a été exaucée : aucune protection constitutionnelle des services publics ; prohibition explicite de toute harmonisation fiscale et sociale ; absence de portée contraignante de la charte des droits fondamentaux ; constitutionnalisation de l’objectif unique de stabilité des prix dans les statuts de la Banque centrale européenne ; l’intergouvernementalisme maintenu comme mécanisme principal des décisions européennes.

Nous voici contraints d’engager un bras de fer avec ce projet de Constitution. Parce que les compromis d’après-guerre entre les sociaux-démocrates et les démocrates-chrétiens, qui ont bâti l’Europe dans laquelle les promoteurs du "oui" raisonnent encore, ont été remplacés par les coups de force des droites européennes, désormais libérales, souvent ultra.

Ne pas s’opposer à l’interdiction constitutionnelle de construire l’Europe politique, c’est abandonner nos textes, nos exigences, nos électeurs, nos engagements même, qui proclamaient il y a encore quatre mois : "Et maintenant l’Europe sociale !" Ce sont quinze années de combat pour une Europe où il sera encore permis d’être socialiste qu’on efface. Car si le projet de traité constitutionnalise les traités précédents, que nous toujours avons critiqués, il constitutionnalise aussi tous les problèmes considérables que nous posaient déjà ces traités.

Ces problèmes n’ont pas disparu dans la Constitution. Les refus exprimés par Pierre Mendès France au moment du traité de Rome, les réticences de Lionel Jospin au moment de Maastricht, les refus de vote exprimés par Jack Lang et Julien Dray au moment d’Amsterdam ont toujours été apaisés par la croyance que le traité suivant apporterait l’atténuation des inconvénients du précédent. Cet espoir fut donc un mensonge. Et voici qu’on propose une Constitution reprenant les mêmes termes inacceptables, mais cette fois conçue, selon les récentes prédictions de Valéry Giscard d’Estaing lui-même, "pour cinquante ans", irrévisable sauf à la double unanimité des vingt-cinq gouvernements et des vingt-cinq Parlements nationaux, soit cinquante décisions conformes !

Il y a ainsi dans le "oui de combat" de François Hollande un indiscutable virage centriste qui l’amène à tourner le dos à ses propres choix, c’est-à-dire à nos convictions, partagées depuis plus de dix ans. L’Europe actuelle a décidément la force magnétique d’un aimant qui attire sur sa droite les partis des sociaux-démocrates comme des têtes d’épingles. C’est Michel Rocard qui a le mieux théorisé ce virage. A la question "refuser une Europe trop libérale et pas assez sociale, ce n’est pourtant pas illégitime ?", il répondait : "C’est du baratin. Il n’y a pas de solution alternative. L’espoir de remplacer cette Europe-là par une autre est un espoir nul." Dominique Strauss-Kahn a ajouté sa propre pierre à cet aggiornamento qui semble se réaliser sous son impulsion, en déclarant que nous n’étions "pas un parti de résistance". Dernièrement, il annonçait ainsi que le "oui" permettrait de s’intéresser "à ce petit supplément d’électeurs centristes".

Jean-Marc Ayrault s’est engagé quant à lui dans l’apologie de nos partenaires sociaux-démocrates, dont il nous conseillait de "les connaître mieux que nous ne le faisons, ne pas les décourager en leur faisant la leçon, en nous présentant comme les dépositaires de la ligne pure quand tant d’autres se plairaient dans la compromission". Cette curieuse réhabilitation, dont à coup sûr il se serait bien gardé devant les 700 000 adhérents du SPD de Gerhard Schröder qui viennent de déchirer leur carte, ne signe pas une glissade involontaire, mais bien un changement de ligne théorisé, soutenu et préparé.

Est-il alors permis de dire qu’on ne change pas la ligne fixée depuis quinze ans par notre parti à la faveur d’un référendum provoqué par l’actuel résident de l’Elysée et que cette volte-face, si elle doit avoir lieu, ne peut s’organiser que sous le contrôle des adhérents, en en mesurant avec soin les conséquences ?

La triste vérité de ce virage est que l’orgueil provoqué par plusieurs victoires électorales a malheureusement ressurgi. Le 21 avril 2002 l’avait enseveli sous l’humilité et la panique de n’avoir pas su voir la réalité sociale et civile de notre pays comme celle des autres pays européens.

Mais qui a vu qu’aux élections régionales, où nous avons enregistré une victoire éclatante, le parti de Jean-Marie Le Pen a obtenu 292 000 suffrages de plus ? Les 21 avril sont malheureusement devant nous et menacent encore dans toute l’Europe, même dans un pays comme l’Allemagne, où un parti qui se présente devant les électeurs comme le renouveau du nazisme obtient près de 10 % dans certains Lãnder de l’ex-RDA.

Le "non" que nous défendons est celui de la re-négociation de la Constitution.

Lorsque Margaret Thatcher a crié à la face des pays de l’UE "I want my money back", elle a obtenu ce qu’elle voulait. Lorsque le général de Gaulle a proclamé son désaccord en 1966, il a arraché le compromis de Luxembourg. Ces crises de nerfs étaient dictées à l’époque par des exigences nationales. Mais aujourd’hui ce ne sont plus les Etats mais les citoyens européens qui ont la chance historique d’imposer grâce à l’arme référendaire l’amélioration de cette Constitution que les droites entendent faire passer dans un magistral coup de force. Qui croira qu’on rediscutera de la Constitution après l’avoir naïvement ointe de suffrage universel et avoir proclamé fièrement notre accord à la face de dix-neuf gouvernements de droite sur vingt-cinq qui sauront se servir de cette faiblesse ? Cette Constitution n’a aucune espèce de chance de voir le jour, faute de trouver une base politique majoritaire parmi les 452 millions de citoyens européens. Car sur la dizaine de référendums programmés, plusieurs ont toutes les chances d’échouer.

C’est donc à nous qu’il revient de livrer l’interprétation du "non" pour éviter de la laisser aux "non" anti-européens et souverainistes. En cas d’échec de la ratification, ce "non" des socialistes français rassemblera l’essentiel des forces sociales-démocrates européennes, car si elles ont aujourd’hui signé cette Constitution, elles n’ont aucune raison de ne pas soutenir demain la rediscussion d’un projet plus favorable à nos intérêts communs.

L’échec programmé de cette Constitution, c’est la chronique pressentie de l’échec de ce centrisme européen de gauche qui aligne les politiques nationales des Européens sur un poids moyen libéral en économie, et sociétal plutôt que social.

Ce centrisme prétend discrètement que les plus démunis ont quitté les urnes et qu’il faudrait reporter nos efforts de conviction sur les classes moyennes éduquées, politisées et mondialisées, abandonnant à d’autres le porte-parolat des damnés et des victimes en nombre de l’économie libérale.

Ce centrisme européen de gauche est un cul-de-sac stratégique, parce qu’il laisse durablement à la droite la captation électorale des couches populaires sur d’autres valeurs que le projet social.

Il est une programmation du désespoir puisqu’il organise la disparition progressive de tout choix politique.

Il est surtout un champ d’explosifs dans lequel viendra s’autodétruire doucement l’UE sous les coups des extrémismes qu’on aura laissé triompher. Voilà pourquoi le devoir historique de dire "non" nous tend la main. Espérons que ce ne sera pas la dernière fois.

Arnaud Montebourg est député (ps) de saône-et-loire, cofondateur de nouveau parti socialiste.

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-387736,0.html

Messages

  • Pourquoi les promoteurs socialistes du "non" ne quitteraient-ils pas le PS, comme des dizaines de milliers de syndiqués l’ont fait avec le "partenaire social" chapeauté par Chérèque ?

    Ce serait une cinglante réponse aux bobos restants, et cela affaiblirait considérablement le camp du oui.

    Le jeu en vaudrait la chandelle.

    Mais il faudrait du courage pour faire cela, et une conception de la politique fondée sur les idées et non les carrières...