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Année du Mexique en France : sous les flonflons, les canons

Publie le dimanche 30 janvier 2011 par Open-Publishing
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C’est
dans l’annuaire de la ville de Toulouse : 2011 sera « l’année
du Mexique en France ». Certes, les organisateurs du festival
Río Loco n’ont pas trop le sens de l’orientation, puisqu’ils
situent le pays d’Emiliano Zapata et Amparo Ochoa... en Amérique du
Sud. Mais gageons que les multiples et coûteuses « rencontres
culturelles », à Toulouse et un peu partout en France,
sauront leur ouvrir un peu les yeux sur la géographie. Et sur
quelques autres réalités. Ils auront notamment tout loisir de
découvrir les généreux mécènes de cette belle aventure. Pour la
France, il s’agit du groupe militaro-industriel (pardon, de
« sécurité-défense ») Safran. Pour le Mexique, aux
côtés de l’organisation para-gouvernementale « Pro México »,
ils feront connaissance avec Miguel Alemán Velasco. Un inquiétant
personnage, sur lequel nous reviendrons. Il leur faudra auparavant
tenter de comprendre dans quel contexte les deux grands hommes qui
président aux destinées de nos pays ont décidé de renforcer ainsi
les « relations bilatérales » franco-mexicaines.
S’agit-il de relancer une vieille amitié, celle qui puise toute sa
force dans la célèbre lettre de Victor Hugo aux habitants de
Puebla1 ?

Que se passe-t-il au
Mexique ?

Le dernier supplément de La
Jornada
sur les peuples
indigènes, Ojarasca2,
publie un article écrit en 1914 par le grand reporter nord-américain
John Reed, et intitulé « Que se passe-t-il au Mexique ».
L’auteur y proposait à ses compatriotes une fine analyse des causes
et de l’ampleur réelle de la révolution qui était en train de se
dérouler dans le pays, ignoré et stupidement méprisé par une
majorité de « gringos ».

Les nouvelles qui
aujourd’hui parviennent de temps à autre à percer l’épaisse
complicité des grands médias sont des plus alarmantes. Plus de 15
000 morts en 2010, tombés sous les coups de ce que l’on essaie de
faire passer pour une « guerre contre le crime organisé ».
Corps décapités ou calcinés, fosses communes, affrontements à
l’arme lourde, enlèvements, rien ne manque au tableau...

La question posée par Reed
est plus que jamais d’actualité.

Car, au-delà du
sensationnel, de l’insupportable répétition des tragédies et des
discours officiels sur la « guerre contre le narcotrafic »,
ce sont bel et bien les classes populaires qui paient le prix fort. A
côté des jeunes chômeurs, marginaux ou militaires embauchés par
les gros bonnets de la drogue pour escorter les chargements illicites
et disputer le terrain aux gangs concurrents, les principales
victimes de cette sale guerre sont ces ouvrières des maquiladoras3,
violées et mutilées à Ciudad Juarez4

(Chihuahua). Ces paysans abattus au bord d’un chemin au Guerrero. Ces
villageois indigènes encerclés par des groupes paramilitaires,
comme à San Juan Copala (Oaxaca). Ces responsables des biens
communaux enlevés et assassinés à Santa María Ostula (Michoacan).
Ces milliers de migrants mexicains ou centre-américains, cibles eux
aussi de la violence dans leurs pays et régions d’origine,
persécutés, rançonnés, massacrés, tant par les membres de la
police mexicaine que par les gangsters des cartels... Sans oublier,
enfin, l’implacable et multiforme guerre de basse intensité menée
contre les communautés zapatistes en résistance, dans les montagnes
et les forêts du Chiapas.

L’objectif de ce
« nettoyage ethnico-social »
est purement et
simplement de terroriser les secteurs de la population faisant encore
obstacle aux changements programmés de l’usage des sols, d’obtenir
l’expulsion massive de ce qui reste de paysans pratiquant
l’agriculture d’auto-subsistance. Ceux-ci doivent céder la place aux
exploitations agro-industrielles, consacrées aux monocultures
d’exportation ou à l’alimentation à bas coût5
de populations de plus en plus urbanisées et dépendantes. Ou bien,
il s’agit de développer les méga-projets énergétiques (barrages6,
gigantesques « fermes » éoliennes, mines à ciel
ouvert), les immenses complexes touristiques, la prospection et
l’exploitation des ressources de la biodiversité naturelle, etc. En
un mot, faciliter le passage du rouleau compresseur industriel et
financier, de la « barbarie du progrès ».

L’ennui, pour les dirigeants
mexicains qui se succèdent, à la tête du gouvernement fédéral
comme dans chacun des 32 états du pays, bien disposés à continuer
de vendre au plus offrant les richesses naturelles et humaines à
une économie mondiale se ruant sur ce qui reste à ronger de l’os
planétaire, c’est qu’une partie encore significative de la
population traîne les pieds. Ou pis encore, elle refuse obstinément
de quitter la terre et la vie qui va avec : une large autonomie, une
solidarité concrète entre les individus, le partage d’une culture
riche et vivante, l’organisation régulière de fêtes et la
manifestation réitérée de l’envie de demeurer ensemble malgré la
pauvreté. Ce refus s’appuie sur des pratiques anciennes
d’organisation communautaire, indépendante des partis politiques, de
leurs manœuvres -souvent criminelles- de division et de domination.
C’est bien là que se trouve la principale explication à cette
guerre sans fin. Celle qui ensanglante un pays dont les régions à
majorité indigène subissent depuis plusieurs décennies une
véritable occupation militaire. Les villes, dont les quartiers
populaires se sont eux aussi organisés -et même soulevés contre
le pouvoir régional, comme à Oaxaca7
en 2006-, sont elles aussi la cible de cette militarisation et d’une
omniprésence policière, facteurs de violence et d’insécurité. Des
villages et des ejidos8
comme ceux de San Salvador Atenco, dans la grande banlieue de Mexico,
qui ont refusé catégoriquement l’expropriation et la transformation
de leurs champs en pistes d’aéroport, ont également payé le prix
fort en terme d’agressions policières, d’arrestations massives, de
tortures et de viols. Mais la résistance de tout un peuple est là,
multiforme, quoique savamment ignorée et dissimulée par une presse
aux ordres9.

2011, année de tous les
dangers.

2010
s’est achevée pour les Mexicains, au milieu des cortèges sinistres
de meurtres en tous genres10,
par la curieuse et rocambolesque « libération » de
Diego Fernandez de Ceballos, millionnaire et dirigeant du PAN,
propriétaire de vastes haciendas dans l’État du Querétaro.
Celui-ci aurait été enlevé et détenu pendant plus de 7 mois par
un groupe mystérieux, dont les communiqués singeaient mal une
phraséologie de guérilléros. Et c’est finalement l’EZLN qui sera
mise en cause par les déclarations d’un pseudo « repenti ».
L’agence de presse EFE fera faire le tour du monde à cette grossière
manipulation, sans publier par la suite aucun des démentis et
protestations de la part des nombreux individus et associations qui
savent que les zapatistes n’ont jamais eu recours à de telles
méthodes.

« L’ année du
Mexique en France »

C’est
donc dans ce contexte quelque peu sinistre que débute la vaste
opération publicitaire, comprenant selon les organisateurs, plus de
200 manifestations, allant du Salon du Bourget au Festival de
Cannes11,
de l’année du Mexique en France. Avex la culture comme cerise sur un
gâteau peu reluisant, quoique juteux...

Comme
il est écrit plus haut, le « Président » de l’« année
du Mexique en France » est, pour le Mexique, Miguel Alemán
Velasco . Fils du président de la république fédérale Miguel
Alemán Valdés, ex-gouverneur de l’État de Veracruz , ce monsieur a
fait l’objet de nombreuses accusations de corruption et de
détournement des biens publics, ainsi que pour les liens qu’il
aurait entretenus avec les organisations criminelles du narco-trafic12

(le Cartel del Golfo et les Zetas, tueurs encadrés par
d’ex-militaires des forces spéciales mexicaines, se sont
considérablement renforcés sous son mandat).

Pour le
Gouvernement mexicain, cette série de manifestations vise de toute
évidence à tenter de gommer l’image désastreuse laissée par tant
de violence, à masquer la recrudescence actuelle des opérations
militaires et paramilitaires.

Il
s’agit en même temps, probablement, de relancer la promotion
touristique. Cette activité, accompagnée de méthodes d’expulsion
violente des habitants « primitifs » des lieux convoités
et du blanchiment de l’argent favorisé par les opérations
immobilières de grande ampleur, est un des secteurs d’ « avenir »
pour les satrapes qui contrôlent le pays. Mais il y a plus grave...

Du côté
français, en effet, la présidence de l’ « année du Mexique »
a été confiée au Président du Groupe Safran, J. Paul Herteman. Et
le « choix » de cette entreprise, spécialisée dans la
« défense » et la « sécurité », le
matériel militaire de haute technologie (« armement du futur »
pour fantassin, moteurs et équipements d’avions et hélicoptères
de combat, matériels de détection, d’identification et de contrôle
biométrique13...)
n’est pas anodin. Safran est présent au Mexique depuis 20 ans, et a
semble-t-il équipé des unités de la police et de l’armée du pays
en matériels sophistiqués. Lorsque Madame Alliot Marie, ministre du
président Sarkozy, déclare par exemple à l’Assemblée Nationale
que le gouvernement français projette l’envoi de policiers pour
aider le dictateur Ben Ali à mater les manifestations de la
population tunisienne, elle ne parle pas en l’air, et s’appuie sur de
solides précédents : des hommes du RAID se trouvaient déjà dans
le sud-est mexicain, au Chiapas, en 1999...Leur mission ? former des
policiers mexicains aux opérations commandos... Depuis des années,
de nombreuses « formations » ont été effectuées dans
le cadre de tels accords de coopération14.
C’est que, comme l’a déclaré au journal El Universal l’attaché
« sécurité » de l’ambassade de France à Mexico, notre
pays a vécu des « événements terroristes comparables à ce
que le narcoterrorisme fait subir au Mexique »15.

Le
groupe Safran a inauguré construit deux usines à Querétaro (le
fief de Fernández de Ceballos, le politicien « enlevé »
et « libéré » en décembre dernier). Les conditions de
ces nouvelles installations ont été royales : terrains cédés,
etc...

Enfin,
le fils de Miguel Alemán dirige une compagnie d’aviation low
cost
, Interjet. Cette entreprise a acheté une quinzaine
d’Airbus, et participe, avec EADS et ...Safran, à l’expérimentation
d’un nouveau « bio kérosène », fabriqué notamment à
partir de salicorne. Voilà qui est bon pour l’image d’une aviation
dont les émissions de gaz à effet de serre croissent de 5% par an.
Mais les pêcheurs et les populations indigènes de l’État du
Sonora, où l’on projette de cultiver massivement ces plantes, ne
seraient peut-être pas tout à fait de cet avis, s’ils étaient
consultés.

L’année
du Mexique en France est donc, avant tout, une entreprise de
manipulation. Elle vise à camoufler la situation dans ce pays, à
justifier la participation aux violences exercées contre sa
population, et à légitimer le pillage de ses ressources. En outre,
le choix et la banalisation de tels sponsors témoignent d’une
militarisation croissante de nos deux sociétés.

Une
autre année du Mexique ?
.

Il est
extrêmement attristant de voir qu’en même temps que certaines
municipalités, des associations engagées dans l’organisation de
manifestations culturelles, et naguère plus « militantes »,
se déclarent ravies de participer à cette funèbre mascarade...
Ignorance totale de ce que recèlent ces montages onéreux, opérés,
comme le rappelait un ami Mexicain, sur le dos de nos deux
populations ? Complaisance liée à des subventions et autres
avantages ?

Il est
en tout cas encore temps, pour beaucoup, de réagir et sortir de ces
compromissions. Les individus, groupes et associations désireux de
découvrir la culture, les résistances et les réalisations de
l’Autre Mexique, celui d’en bas à gauche, des quartiers populaires
et des communautés indigènes et paysannes, savent qu’il est
possible de construire, non pas seulement au cours de cette année,
de véritables rencontres et échanges avec le pays de Frida Kahlo et Juan Rulfo.

Janvier
2011 - Jean-Pierre Petit-Gras

1« Habitants
de Puebla (...) vous avez raison de croire que je suis avec vous. Ce
n’est pas la France qui vous fait la guerre, c’est l’empire... ».
Ainsi s’exprimait Victor Hugo dans sa lettre aux défenseurs de la
ville de Puebla, attaquée par les troupes de Napoléon III. Le 5
mai 1862, les soldats mexicains, en grande partie indiens des
montagnes voisines, mirent en déroute les représentants de la
« meilleure armée du monde ».

2Numéro
de janvier 2011 -
http://www.jornada.unam.mx/2011/01/15/ojaportada.html

3Usines
de montage de produits textiles, électroniques ou informatiques,
dont les employés surexploités, presque toujours des femmes, n’ont
quasiment aucun droit.

4http://www.courrierinternational.com/article/2009/05/06/filles-en-danger-a-ciudad-juarez
. Pour 2010, la journaliste Gloria Muñoz parle de plus de 300
femmes assassinées dans cette ville-frontière.

5Avec
notamment l’introduction de cultures transgéniques de maïs, un
véritable crime dans le pays berceau de cette culture, et auto
suffisant au plan alimentaire, voici à peine 40 ans.

6Plus
de 300 sont actuellement en projet au Mexique. Le plus gros, celui
de La Parota, dans le Guerrero, menace directement plus de
25000 paysans. Lesquels font preuve d’une opposition massive et
résolue.

7Lire
La Commune d’Oaxaca, de Georges Lapierre ; ou encore Duro,
compañeros
, de Pauline Rosen. Cros.

8Terres
communes, divisées en parcelles individuelles et gérées, en
partie, de façon collective.

9Les
journalistes des feuilles locales qui enquêtent et écrivent sur
les abus, la corruption et les connivences des puissants sont
assassinés. Le Mexique détient depuis des années de bien tristes
records en la matière.

10Celui
de Marisela Escobedo, qui se battait pour faire juger l’assassin de
sa fille, à Ciudad Juarez, a été filmé en direct par les caméras
de surveillance de la Mairie devant laquelle elle manifestait.

11Voir
sur le site de Cultures France (le futur « Institut
Français ») :
http://www.culturesfrance.com/evenement/ev966_UHImZWFjdXRlO3NlbnRhdGlvbg==.html

 

12Le
site est malheureusement en espagnol...
http://my.opera.com/PRIminalidad/blog/show.dml/3122241

L’auteur
de l’article, Diego Toto Jiménez, est un universitaire (il
travaille aujourd’hui dans l’état d’Oaxaca) qui a beaucoup écrit
sur la corruption des administrations des gouverneurs successifs de
Veracruz. Miguel Alemán a également été un des dirigeants de la
chaîne Televisa. Son successeur, Fidel Herrera Beltrán, se
poserait en rival pour être le prochain candidat du PRI à la
présidentielle de 2012 de l’actuel gouverneur de l’Etat de Mexico
Enrique Peña Nieto. La haine de Felipe Calderón à l’égard de
Peña Nieto expliquerait en partie le choix de Miguel Alemán
Velasco pour représenter le pays lors de cette « année du
Mexique... »

13« Big
Brother » est un tout petit enfant, à côté de ce que des
entreprises de cet acabit sont en train de mettre en place. Avec la
participation enthousiaste des chercheurs et l’organisation de l’
« engagement citoyen » des jeunes de banlieue dans les
rangs de l’armée. Lire, entre autres, sur
http://safran-group.com/site-safran/presse-et-medias/espace-medias/article/citoyennete-les-jeunes-repondent?10492

14Les
méthodes policières françaises d’intervention et de répression,
sous couvert d’assistance et de sécurité, sont l’un des savoir
faire que les États de la planète « nous » envient le
plus. Il suffit de taper sur un moteur de recherche les termes
« policías franceses capacitación » pour saisir, à
travers la presse mexicaine et latino-américaine en général,
l’importance d’une activité dont, apparemment, l’excellent film
documentaire de Marie-Monique Robin, Les Escadrons de la mort,
n’a pas calmé les ardeurs. Depuis Pétain, avec les Papon,
Marcellin et aujourd’hui Alliot-Marie ou Hortefeux, « nous »
restons les champions...

15Quotidien
El Universal, 08/03/2010.

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