Accueil > Penser l’exode de la société du travail et de la marchandise

Penser l’exode de la société du travail et de la marchandise

Publie le lundi 14 mars 2011 par Open-Publishing
1 commentaire

C’est dans un long article paru, entre autre, dans « Mouvements » le 25 septembre 2007 que le philosophe André Gorz revient sur la dynamique du capitalisme financier et sur les raisons qui permettent de voir dans le revenu social garanti une occasion de sortir du capitalisme.

Ce revenu social (je préfère dotation), souvent mal compris, parfois même porté à dérision lorsque certains voient dans l’Etat ou autres formes sociétales une résurrection de Mère Thérèsa devient sous la plume de Gorz plus compréhensible. Ce volet sur le RSG ouvre la porte à une suite de volets de l’article que j’ai dû fractionner. Suivrons, la taxe Tobin, l’industrie financière, etc.

Par André Gorz

L’allocation universelle d’un revenu social garanti (RSG) est-elle compatible avec le capitalisme ? Si oui, son but est-il de consolider la société capitaliste, voire de la sauver ? Sinon, peut-il miner les bases de cette société ou aplanir la transition d’un système économique fondé sur la valeur d’échange vers un système fondamentalement différent ? Je n’ai cessé de rencontrer ces questions depuis la fin des années 1970. J’étais convaincu dès le départ que le système mondial fondé sur la production de marchandises ne pourrait se perpétuer indéfiniment. Depuis la fin du fordisme et le début de la révolution informationnelle, il travaille avec une efficacité croissante à la destruction des bases de sa survie. Les Chemins du Paradis – paradis dans lequel, selon la prédiction de Léontieff, les hommes allaient mourir de faim parce que la production de marchandises n’emploiera plus guère de salariés et ne distribuera plus guère de moyens de paiement – avait déjà pour sous-titre « l’agonie du capital » [1].

Mon point de départ, en effet, était le fait que la révolution microélectronique permet de produire des quantités croissantes de marchandises avec un volume décroissant de travail, de sorte que tôt ou tard le système doit se heurter à ses limites internes [2]. Ce capitalisme qui s’automatise à mort devra chercher à se survivre par une distribution de pouvoir d’achat qui ne correspond pas à la valeur d’un travail. Le pouvoir d’achat inconditionnellement distribué ne pourra toutefois avoir la forme normale de l’argent. Il ne pourra être un revenu de transfert, prélevé par l’impôt sur la consommation et les revenus primaires. Il est impossible, en effet, de faire croître les prélèvements fiscaux sur la consommation et les revenus quand la production, même croissante en volume, distribue de moins en moins d’argent à de moins en moins de gens. Le RSG devra donc avoir la forme d’une monnaie différente, d’une « monnaie de consommation » comme l’appelait Jacques Duboin. Celui-ci proposait que toute production marchande s’accompagne automatiquement de l’émission de son « équivalent monétaire » c’est-à-dire de la quantité de monnaie de consommation permettant l’achat des marchandises produites. La monnaie ainsi émise ne pourra servir qu’une seule fois : elle sera annulée à l’instant de tout achat.

On voit aussitôt le problème : comment fait-on pour établir l’équivalent monétaire d’un produit au moment de sa production, surtout quand cette production informatisée, automatisée ne demande que très peu de travail ? Sa valeur d’échange, son prix ne peuvent être déterminés par le marché, puisque l’émission de monnaie de consommation doit avoir lieu avant ou à l’instant de la mise sur marché. Pour que la quantité de monnaie émise corresponde au prix de vente, il faut que les prix soient fixés ex ante, par un « contrat citoyen » entre consommateurs, entrepreneurs et pouvoirs publics [3]. Il faut, autrement dit, que les prix soient des prix politiques, que le système des prix soit le reflet d’un choix politique, d’un choix de société concernant le modèle de consommation et les priorités que la société entend se donner.
Le capitalisme mort-vivant

Je ne m’étendrai pas sur les difficultés que ce modèle présente dans une économie post-fordiste où les grandes unités de production sont éclatées, externalisées en des centaines d’entreprises sous-traitantes de première, deuxième… voire cinquième rang, faisant appel aux micro-entreprises de centaines de « self-entrepreneurs » individuels travaillant souvent en réseaux. Le modèle distributiste a sans doute le grand mérite de rompre avec le marché, de mettre en évidence le caractère anachronique de la forme valeur, c’est-à-dire de la forme argent, de la forme marchandises, donc du capitalisme ; mais il en conserve les apparences et, surtout, le fondement principal : la division capitaliste du travail, la division entre consommateurs et producteurs, les rapports sociaux marchands d’achat et de vente. Il s’agit là d’une forme de « capitalisme mort-vivant » dont la valorisation du capital ne peut plus être le but mais qui, en préservant formellement la forme marchandise des richesses produites et le besoin d’argent pour y accéder, préserve un aspect essentiel des rapports de domination capitalistes.

Ceux-ci subsistent dans la mesure où l’allocation d’un revenu individuel fait obstacle au développement de réseaux coopératifs d’autoproduction, à l’appropriation par des collectifs auto-organisés de moyens de production soustraits à la division capitaliste du travail et utilisables pour satisfaire une part croissante des besoins et désirs de tous. L’idée que, après son extinction, le capital doit pouvoir conserver son système de domination en conservant aux biens la forme marchandise et à leur mise à disposition la forme de la vente, cette idée chemine souterrainement depuis des décennies. Elle considère la consommation de marchandises comme un travail qui mérite d’être rémunéré en tant qu’il maintient l’« ordre marchand », l’ordre dans lequel les individus se produisent eux-mêmes tels que les puissances dominantes désirent qu’ils soient. « Les marchandises y achètent leurs consommateurs afin que ceux-ci se fassent, par l’activité de consommer, ce que la société a besoin qu’ils soient [4]. »

Les moyens sur lesquels le capitalisme avait fondé sa domination – l’argent, le marché, le rapport salarial, la division sociale du travail – lui survivent comme des formes vides. Ce n’est plus la mise en valeur de la valeur, c’est le pouvoir de dominer qui devient le but de la production.


MAJ : suite :
 http://bellaciao.org/fr/spip.php?article115401