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"Karl Marx mon oeil... c’était le Père Noël"

Publie le mercredi 12 janvier 2005 par Open-Publishing


Dialogue avec un grand-père que je n’ai pas connu. Vérone, l’après-guerre,
la misère. Puis le bateau vers l’infini, le Brésil : seulement un nom


de Darwin Pastorin

Brésil, à nouveau. Enfin. L’air de la maison. Des parents et des amis. Les fleurs à amener à mes
petits frères enterrés ici, à Sao Paulo. "Estado" à lire, au stade pour voir
le Palmeiras, de longues promenades au centre ville : il me suffit d’entendre
le son du portugais pour être heureux. Mes parents arrivèrent en terre brésilienne
en 1951. Mon père d’abord, puis ma mère et mon frère Lamberto, qui n’avait qu’un
an et demi. Ils quittèrent Vérone, l’après-guerre, la misère, la poussière.

Papa prit le bateau à Gènes, vingt jours vers l’infini et le Brésil qui n’était
qu’un nom, une idée, un espoir. Moi,je suis né en 1958, le même jour, le même
mois et le même an où, au Maracanà de Rio de Janeiro, débutait avec le maillot
de la Seleçao Mané Garrincha, l’aile droite surnommée "alegria do povo", le bonheur
des gens. Mais cela c’est une histoire que j’ai racontée trop de fois. Et Carlos
Drummons de Andrade, Edilberto Coutinho, Vinicius de Moraes l’ont racontée mieux que moi.

1958 est aussi l’année de la première Coupe Rimet du Brésil, avec un cireur de chaussures mineiro qui n’avait même pas dix-huit ans, Pelé, destiné à étonner le monde. Il y eut une grande fête dans notre quartier aussi, le Cambuci. Et le gardien de but Gilmar tomba amoureux d’une cousine à moi.

Je pense à ces choses quand, dans une ruelle déserte, je rencontre un homme âgé, au visage pâle, les cheveux noirs, un pardessus gris, sans prétentions, mais élégant à sa façon.

"Tu ne me reconnais pas ?".

"Non, monsieur. Mais vous parlez italien ? Votre accent est véronais".

"Nous ne nous sommes jamais connus, parce que je suis mort avant ta naissance. Je suis arrivé à voir ton frère Lamberto. Puis, je suis parti. Je suis ton grand-père maternel, Giovanni".

"Toi, grand-père ?! Mais comment est-ce possible...". Je regarde autour de moi. Nous sommes seuls, moi et mon grand-père. Je le regarde, je repense à certaines photos, la ressemblance est remarquable. Je n’ai pas peur, intrigué plutôt. Et puis, le Brésil m’a habitué à tout. Au mystère, à la magie, à la beauté.

"Mon cher petit-fils, j’ai suivi ta vie. Le travail, tes vicissitudes sentimentales, le bien que tu veux à ma fille qui est ta mère, la naissance de ton fils Santiago. Figure toi que c’est la première fois que je vois le Brésil. Ce n’est pas mal. De belles filles...".

"Grand-père...".

"Qu’est ce que tu veux, à mon époque, il y avait peu à penser aux filles. Quand j’étais un jeune homme, je suis tombé amoureux de ta grand-mère Rosina, deux filles, le travail aux chemins de fer, à déblayer du charbon de la Russie en Italie...".

"Tu as été mon orgueil. Un grand-père communiste pendant le fascisme !".

"Cela n’a pas été facile. Ils te menaçaient, tu pouvais rester sans travail. Pour ne pas parler de la galère...".

"Mais toi, rien : tu rêvais de liberté, d’égalité, d’une société non plus divisée en classes".

"Je ne lisais pas beaucoup, mais je comprenais les paroles du cœur, des autres. Les voix de la souffrance. Mais c’était une Italie possédée, perdue, les gens avaient perdu la tête pour l’homme qui gueulait du balcon. Je disais : il va bien arriver le Moustachu...".
"Grand-père, il est certain que Staline...".

"Laissons tomber Staline, d’accord. Mais le communisme (l’idée, le dogme, les perspectives) est encore valable, tu ne le crois pas ?".

"Grand-père, je vote Refondation Communiste. J’ai rêvé de la Révolution, au lycée. Une révolution sans armes. Et, maintenant encore, je suis un rêveur. Je suis pour la paix, pour la tolérance, pour un monde en paix, sans frontières, sans faim".

"Je suis ici pour cela, mon enfant : ne cède jamais. Ne te laisse pas tromper par les sirènes, par les dons, par l’argent".

"Grand-père, raconte moi cette fois où tu es tombé dans le ruisseau...".

"Ah oui, quelle figure ! J’avais fini de travailler, charbon sur charbon ; avant de rentrer, je décide de m’arrêter au bistrot. Un verre de trop, cela peut arriver... Je me souviens du noir, moi j’étais à vélo, on était à quelques jours de Noël. Tout à coup, je vois devant moi un type avec la barbe blanche, habillé en rouge. J’écarquille les yeux. Je crie : "Karl Marx, enfin !". Je dérape et je glisse dans le ruisseau. Karl Marx mon œil ! C’était un "con" habillé en Père Noël ! Tu aurais dû entendre ta grand-mère Rosina quand je suis rentré à la maison tout mouillé".

"Que c’est beau de te connaître, grand-père. Tu ne sais pas combien de choses j’ai appris de toi. Tu as été mon héros, exactement comme le Che Guevara".

"Mon enfant, maintenant je dois partir. Karl Marx, ensuite, je l’ai connu pour de vrai. Dans mon temps sans temps. Il m’a expliqué le Capital et moi, je lui ai appris à jouer à la belote".

"Grand-père, attends...".

Trop tard. Mon grand-père Giovanni n’était plus là. Je sors de la ruelle et me retrouve sur l’Avenida Paulista. Trop de voitures, trop de monde. Je ris tout seul, en repensant au "con" habillé en Père Noël.

Traduit de l’italien par Karl & Rosa de Bellaciao

http://www.liberazione.it/giornale/050109/archdef.asp