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"Je vais en Tripolitaine". Jaurès contre la conquête de la Tripolitaine (Libye)

par lieb

Publie le lundi 12 septembre 2011 par lieb - Open-Publishing
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La conquête de la Tripolitaine (partie de la Libye actuelle) a représenté un moment majeur de la colonisation. Pour Jaurès, c’est un moment crucial de cet engrenage vers la "guerre générale", comme on disait alors, qu’il voit venir bien des années avant 14. Ainsi pour lui, tout commence avec la conquête du Maroc, qui autorise celle de la Tripolitaine et qui autorisera l’éclatement des Balkans..

"De la semence empoisonnée du Maroc est sorti un arbre immense et funeste dont l’ombre meurtrière a pesé sur la Tripolitaine, s’allonge sur les Balkans et couvrira peut-être demain toute l’Europe. Ce sera cet arbre maudit dont parle Dante, dont chaque rameau quand on le brise, laisse échapper des gouttes de sang."

Cette conquête, ces conquêtes sont le témoignage d’une logique fondée sur l’injustice.

"La politique actuelle consiste simplement à compenser l’iniquité des uns par l’iniquité des autres. C’est l’infini dans l’injustice et le désordre..."

Jaurès a publié des articles dans le journal "La Dépêche" tout au long de sa vie presque au jour le jour. Nous sommes allés à la recherche des indications concernant la Libye dans ses articles. Nous reproduisons ici les citations afin que l’on puisse réfléchir à la lumière du passé à cette nouvelle "colonisation" de la Libye par les pays occidentaux, à laquelle nous assistons aujourd’hui trop impuissants ? Aussi impuissants peut-être que Jaurès devant la conquête coloniale et la montée de l’impérialisme. Mais nous l’espérons aussi lucides.

Articles publiés dans la Dépêche sur la Tripolitaine
Les numéros font référence aux pages de l’ouvrage publié aux Editions Privat et qui rassemble les articles de Jaurès dans ce journal

22 novembre 1902. Lenteurs et intrigues

(Jaurès consacre en 1902 cet article aux menées antirépublicaines qu’il voit se développer. Il évoque déjà les projets colonialistes sur le Maroc et la Tripolitaine. P 359)

"Il y a les coloniaux qui, les uns par chauvinisme, les autres par appétit capitaliste, ont de grands desseins sur la Tripolitaine, sur le Maroc, sur le Siam, sur la Chine méridionale..."

6 novembre 1911. Conclusions générales

"L’Italie, encouragée par des traités secrets qui sont un monument obscur d’immoralité, et dont notre politique est responsable, s’est jetée sur la Tripolitaine par un acte de violence sans excuse, et dont on n’a même pas pris la peine de dissimuler l’odieux par des prétextes qui soutiennent une minute la discussion."

Le monde musulman, partout violenté ou menacé, semble resserrer de pays à pays, ses liens de solidarité, et il prépare à l’Europe, égarée par des convoitises sans frein, de redoutables entreprises ; les exécutions sommaires odieuses des Arabes de Tripoli par les troupes italiennes laissent dans les âmes musulmanes un profond ressentiment ...".

28 novembre 1911. Pour la paix.
(Ecrit à l’occasion du traité franco-allemand. P 807)

"Quelle douleur de penser que nos sombres convoitises marocaines, destinées d’ailleurs à une aussi cruelle déception, nous ont induits ou nous ont contraints, pour quêter partout des complicités et des complaisances, à favoriser d’un demi-sourire bienveillant l’expédition sauvage et scandaleuse de l’Italie en Tripolitaine ..."

24 avril 1912. Protectorat
(P 819)

"Mais comment pourrait-on maintenant songer à des contingents africains, arabes ou berbères. Le Maroc est agité et haineux. Par le voisinage de l’Italie en Tripolitaine, la Tunisie a cessé d’être sûre, et c’est encore un des effets détestables de la politique marocaine, qui a poussé l’Italie à Tripoli ..."

06 octobre .1912. Les nuées
(P833)

"La politique actuelle consiste simplement à compenser l’iniquité des uns par l’iniquité des autres. C’est l’infini dans l’injustice et le désordre. C’est un océan fangeux et qui n’a pas de rivage. Ah, vous êtes allés au Maroc ! Je vais en Tripolitaine ! Ah vous êtes allée en Tripolitaine, vous Italie ! Moi, Montenegro, moi Serbie, moi, Bulgarie, moi Grèce, je ne vise que la Turquie. A moi, la Macédoine ! Ah moi, l’Albanie ! A moi les îles de l’Archipel ! Où cela s’arrêtera-t-il ?..."

12 octobre 1912. Vers la guerre générale
(P833/834)

"Les événements se développent avec une logique implacable. C’est la chaîne aimantée dont parlait Platon ; mais l’aimant est sinistre. Le Maroc a déterminé la Tripolitaine, et celle-ci met en branle la guerre des Balkans, qui risque fort de produire la guerre générale. Je sais bien que quelques "esprits sages" se flattent de "localiser" le conflit qu’on n’a pu prévenir...

L’Italie avait un double intérêt à brouiller les cartes en Orient. Elle a subi en Tripolitaine de graves échecs. Les derniers engagements, présentés comme des victoires, ont été en réalité de sérieuses défaites.

De plus, l’expédition tripolitaine a été surtout un coup de diplomatie de la papauté. Pie X a vu dans l’opération dirigée contre l’Infidèle un moyen de faire rentrer le parti catholique dans la "grande politique" italienne, de concilier et de confondre les conspirations chauvines d’un peuple véhément et les intérêts de la propagande catholique ..."

16 octobre 1912. Le Salut
(P 834)

"C’est elle [l’Europe] qui est doublement responsable. C’est elle qui, par sa complaisance pour le sultant rouge Abdul-Hamid, et pour quêter les concessions fructueuses de ports et de chemins de fer, a négligé pendant toute une génération de demander pour les peuples balkaniques les garanties nécessaires. C’est elle ensuite, qui dans sa fièvre de conquête, a multiplié les attentats contre le monde de l’Islam, volant à la Turquie du nouveau régime la Bosnie-Herzégovine, désorganisant la Perse pour mieux l’absorber, violentant le Maroc, usurpant la Tripolitaine ..."

23 octobre 1912. Doux mystère.
(P 835)

"De la semence empoisonnée du Maroc est sorti un arbre immense et funeste dont l’ombre meurtrière a pesé sur la Tripolitaine, s’allonge sur les Balkans et couvrira peut-être demain toute l’Europe. Ce sera cet arbre maudit dont parle Dante, dont chaque rameau quand on le brise, laisse échapper des gouttes de sang."

06 novembre 1912. Confédération balkanique.
(P835)

"Mais mon correspondant oublie que le coup de la Bosnie-Herzégovine est de 1908 et que le traité par lequel la France encourageait l’Italie à saisir la Tripolitaine est de 1904. C’est pour se ménager des facilités au Maroc que la France de M. Delcassé a dit à l’Italie Prends la Tripolitaine ! Et c’est l’expédition de Tripolitaine qui a été la cause la plus immédiate de l’ébranlement des BalKans. Il n’est personne qui le conteste. Bien mieux, l’opération de Bosnie-Herzégovine elle même a été favorisée par là. Ni l’Italie, qui rêvait à Tripoli, ni la France engagée au Maroc ne pouvait tenter la moindre opposition morale à l’entreprise autrichienne. L’Autriche aurait été très embarrassée pour violer un traité international, si elle n’avait pas dit tout bas à l’Italie, moi aussi, je vous permets la Tripolitaine. Et si elle n’avait pas dit à la France, vous savez bien qu’à la Conférence d’Algésiras, j’ai été aimable pour vous et complaisante à vos ambitions marocaines. Payez-moi de retour. Et ainsi l’affaire marocaine, la première dans la série des causes, a été le noeud d’une commune entreprise européenne contre le monde musulman..."

08 janvier 1913. Noble spectacle
(P 840)

"C’est cette même Europe qui a, pendant trente années, courtisé le régime d’Abdul-Hamid. Elle lui a permis qu’il étranglât la Constitution libérale de Midhal Pacha ... L’Europe a permis qu’Abdul-Hamid régnât par le meurtre, l’égorgement ... Quand après trente années, les Jeunes Turcs ont tenté un effort pour débarrasser la Turquie de ce régime ignominieux, quand ils ont tenté de régénérer un pays où tout était corruption et crime, quand ils ont assumé cette tâche surhumaine, l’Europe ne leur a pas fait six mois de crédit. Bosnie-Herzégovine, Tripolitaine, complot balkanique fomenté par les agents russes, manoeuvres des banques pour subordonner la Turquie, exploitation implacable dans toute la presse européenne des difficultés innombrables qui assaillaient le nouveau régime et des fautes à peu près inévitables qu’il commettait. Ce fut le spectacle le plus vilain et l’intrigue la plus sordide.

C’est dans un univers bestial que nous sommes condamnés à vivre jusqu’au jour où les hommes se décideront à devenir des hommes ..."

28 février 1913. La voix du salut
(P844)

Elle [l’Italie] s’émeut à cette heure des ambitionsde la Grèce, de ses prétentions sur l’Archipel et sur les Iles de la côte de l’Asie Mineure. Elle s’émeut aussi des desseins présumés de la France et de l’Angleterre sur la Palestine et sur la Syrie, et elle croit utile de s’appuyer sur l’Autriche-Hongrie, qu’elle jalouse d’ailleurs en Albanie, et sur la Turquie qu’elle vient de dépouiller de la Tripolitaine, pour écarter de la Méditerranée orientale des ambitions actives qui la contrarient ..."

05 juillet 1914. L’Europe énervée
(P 880)


"Le roi d’Italie a vu avec surprise douloureuse surgir la révolte républicaine de Romagne, réponse du peuple souffrant à cette expédition de Tripolitaine qui a apporté au peuple d’Italie, non pas le paradis aux fruits d’or mais un désert de sable, un déficit de deux milliards, l’accroissement d’impôts déjà lourds, l’arrêt des industries, le chômage et la misère.

30 juillet 1914. Oscillation au bord de l’abîme
(Et la Tripolitaine est encotre présente dans le dernier article de Jaurès pour la Dépêche, à la veille de son assassinat. P 882) .
Lire l’ensemble de l’article sur le blog : "Et on se demande un moment s’il vaut la peine de vivre". Dernier article de Jaurès dans la Dépêche. En contre-point à R. Luxemburg

"Aurons-nous la guerre universelle ? Aurons-nous la paix ? La démarche de l’Autriche-Hongrie a été si brutale, si odieuse .. L’Europe a oublié les dix ans de compétitions d’intrigues, d’abus de la force, de mauvaise foi internationale qui ont grossi l’abcès. Elle a oublié le Maroc, la Tripolitaine, les horreurs balkaniques, les imprudences de la Serbie...

C’est dans cet article qui se termine par l’espoir en le socialisme que l’on trouve ce cri de désespoir :

"Quelle misère pour la race humaine ! Quelle honte pour la civilisation ! Devant la formidable menace qui plane sur l’Europe, j’éprouve deux impressions contraires. C’est d’abord une certaine stupeur et une révolte voisine du désespoir. Quoi ! C’est à cela qu’aboutit le mouvement humain ! c’est à cette barbarie que se retournent dix-huit siècles de christianisme, le magnifique idéalisme du droit révolutionnaire, cent années de démocratie ! Les peuples se sentent soudain dans une atmosphère de foudre, et il semble qu’il suffit de la maladresse d’un diplomate, du caprice d’un souverain, de la folie d’orgueil d’une caste militaire et cléricale au bord du Danube pour que des millions et des millions d’hommes soient appelés à se détruire. Et on se demande un moment s’il vaut la peine de vivre, et si l’homme n’est pas un être prédestiné à la souffrance, étant aussi incapable de se résigner à sa nature animale que de s’en affranchir."

Jaurès. L’Intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans la Dépêche
Editions Privat, 2009

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