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Deuxième partie : La grande braderie des titres grecs

par Eric Toussaint

Publie le mercredi 14 septembre 2011 par Eric Toussaint - Open-Publishing

Entre juillet et septembre 2011, les bourses ont été ébranlées une nouvelle fois au niveau international. La crise s’est approfondie dans l’Union européenne, en particulier en matière de dettes. Le CADTM a interviewé Eric Toussaint afin de décoder différents aspects de cette nouvelle phase de la crise.

CADTM : Tu disais |2| que depuis la crise s’est déclenchée en mai 2010, la Grèce n’emprunte plus sur les marchés pour une période de 10 ans. Alors que signifie le fait que les marchés exigent un rendement d’environ 15% ou + sur les titres à 10 ans de la Grèce |3| ?

Eric Toussaint : Cela influence le prix de vente des anciens titres de la dette grecque qui s’échangent sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré.

A cela, il faut ajouter une autre conséquence, beaucoup plus importante. Cela met la Grèce devant le choix entre deux options :

a) se résigner et continuer à se tourner vers la troïka (FMI, Banque centrale européenne, Commission européenne) afin d’obtenir des financements à long terme (10-15-30 ans) en passant sous les fourches caudines de celle-ci ;

b) refuser les diktats des marchés et de la troïka en suspendant le paiement et en entamant un audit afin de répudier la part illégitime de la dette.

CADTM : Avant d’aborder le choix entre ces deux options, continuons à déblayer le terrain : qu’est-ce que le marché secondaire ?

Eric Toussaint : Comme pour les voitures usagées, il existe un marché d’occasion pour les dettes.

Les zinzins et les fonds spéculatifs (hedge funds) achètent ou vendent les titres usagés sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré. Les zinzins sont de loin les principaux acteurs.

La dernière fois que la Grèce a émis des titres pour une durée de 10 ans, c’était le 11 mars 2010, avant le début des attaques spéculatives et l’intervention de la troïka. En mars 2010, pour obtenir 5 milliards d’euros, elle s’est engagée à verser un intérêt de 6,25% chaque année jusqu’en 2020. Cette année-là, elle devra rembourser le capital emprunté. Depuis lors, comme nous l’avons vu, elle n’emprunte plus à 10 ans sur les marchés car les taux ont explosé. Quand on nous annonce que le taux à 10 ans s’élève à 14,86% (c’était le cas le 8 août 2011 où le taux grec à 10 ans est repassé en-dessous de 15% suite à l’intervention de la BCE, après avoir atteint 18%), cela donne une indication sur le prix auquel s’échangent les titres à 10 ans sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré.

Les zinzins qui ont acheté ces titres en mars 2010 cherchent à s’en défaire sur le marché d’occasion de la dette car ces titres sont devenus à haut risque vu la possibilité que la Grèce se trouve dans l’incapacité de rembourser la valeur de ces titres à l’échéance prévue.

CADTM : Concrètement, dans le cas des titres à 10 ans émis par la Grèce, comment se fixe le prix d’occasion ?

Eric Toussaint : Le tableau suivant doit permettre de comprendre ce que signifie dans la pratique l’annonce que le taux grec à 10 ans s’élève à 14,86%. Prenons un exemple concret, admettons qu’une banque ait acheté des titres grecs en mars 2010 pour une valeur de 500 millions d’euros. Imaginons que chaque titre vaut 1000 euros. La banque recevra donc chaque année une rémunération de 62,5€ (càd 6,25% de 1000€) pour chaque titre de 1000€. On dira dans le jargon du marché des titres de la dette qu’un titre donne droit à un coupon de 62,5€. Nous sommes en 2011, aujourd’hui les titres émis à 10 ans par la Grèce en mars 2010 sont considérés comme à haut risque car il n’est pas sûr du tout que la Grèce saura rembourser l’entièreté du capital emprunté en 2020. Donc, des banques qui ont beaucoup de titres grecs comme BNP Paribas (qui en juillet 2011 en détenait encore pour 5 milliards d’€), Dexia (qui en détenait pour 3,5 milliards €), Commerzbank (3 milliards €), Generali (3 milliards €), la Société Générale (2,7 milliards €), Royal Bank of Scotland, Allianz ou des banques grecques revendent leurs titres sur le marché secondaire car elles ont trop d’actifs douteux, pourris (junk bonds) ou carrément toxiques dans leurs bilans. Pour tenter de rassurer à la fois leurs actionnaires (pour qu’ils ne vendent pas à la bourse leurs actions), leurs clients qui y ont déposé leur épargne (pour qu’ils ne la retirent pas) et les autorités européennes, elles doivent se défaire d’un maximum de titres grecs alors qu’elles s’en sont gavées jusqu’en mars 2010. A quel prix peuvent-elles trouver acquéreurs ? C’est là que le taux de 14,86% joue un rôle. Les fonds spéculatifs et autres fonds vautours qui sont prêts à racheter des titres grecs émis en mars 2010 veulent un rendement de 14,86%. S’ils achètent des titres qui rapportent 62,5€, il faut que cette somme corresponde à 14,86% de leur prix d’achat, soit 420,50€. Bref, ils seront prêts à acheter des titres grecs si leurs détenteurs sont prêts à se contenter de ce prix.

Valeur nominale du titre à 10 ans émis par la Grèce le 11 mars 2010 Taux d’intérêt le 11 mars 2010 Valeur du coupon versé chaque année au détenteur d’un titre de 1000€ Prix du titre sur le marché secondaire le 8 août 2011 Rémunération effective à la date du 8 août 2011 (Yield) si l’acheteur a acheté un titre de 1000€ pour le prix de 420,50€
Exemple 1000,00€ 6,25% 62,5€ 420,50€ 14,86%

En résumé : l’acheteur n’acceptera de payer que 420,50€ pour un titre de 1000€ s’il veut obtenir un taux d’intérêt réel de 14,86%. A ce prix-là, les banquiers cités plus haut ne sont pas facilement disposés à vendre.

CADTM : Tu dis que les zinzins revendent les titres grecs. As-tu une idée de l’ampleur des volumes dont ils se sont défaits ?

Eric Toussaint : Cherchant à réduire les risques pris, les banques françaises ont diminué en 2010 leur exposition en Grèce, qui a fondu de 44 %, passant de 27 à 15 milliards de dollars. Les banques allemandes ont opéré un mouvement similaire : leur exposition directe a baissé de 60% entre mai 2010 et février 2011, passant de 16 à 10 milliards d’euros. En 2011, ce mouvement de retraite s’est encore amplifié.

CADTM : Que fait la Banque centrale européenne à ce propos ?

Eric Toussaint : La BCE se met totalement au service des intérêts des banquiers.

CADTM : Comment ?

Eric Toussaint : En rachetant elle-même des titres grecs sur le marché secondaire. La BCE achète aux banques privées qui veulent s’en défaire des titres de la dette grecque avec une décote qui tourne autour de 20%. Elle paie autour de 800€ pour acquérir un titre qui valait 1000€ au moment de l’émission. Or, comme le montre le tableau précédent, ces titres valent beaucoup moins que cela sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré. Vous pouvez imaginer pourquoi les banques apprécient vivement que la BCE leur offre 800€ au lieu du prix du marché. Ceci dit, c’est un nouvel exemple du fossé énorme qui sépare les pratiques des banquiers privés ainsi que des dirigeants européens de leur rhétorique sur la nécessité de laisser opérer librement les forces du marché pour fixer un prix.

Fin de la deuxième partie


Notes

|1| Nous publions à nouveau cet entretien, paru dans son intégralité le 26 août 2011, sous forme d’une série en sept parties.

|2| Voir la première partie

|3| Le 25 août 2011, le taux grec à 10 ans atteignait 18,55%, la veille ils atteignaient 17,9%. Le taux à 2 ans atteignait 45,9% !!! http://www.lemonde.fr/europe/articl... (consulté le 26 août 2011)

Éric Toussaint, docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, président du CADTM Belgique, membre de la Commission présidentielle d’audit intégral de la dette (CAIC) de l’Équateur et du Conseil scientifique d’ATTAC France. A dirigé avec Damien Millet le livre collectif La Dette ou la Vie, Aden-CADTM, 2011. A participé au livre d’ATTAC : “Le piège de la dette publique. Comment s’en sortir”, édition Les liens qui libèrent, Paris, 2011.

http://www.cadtm.org/La-grande-braderie-des-titres