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Un cirque passe*

par Négatif

Publie le mercredi 16 novembre 2011 par Négatif - Open-Publishing

Négatif 15, bulletin irrégulier de critique sociale (automne 2011)
Articles sur les Indignés,
le "printemps arabe",
sur ce que Fukushima nous dit de l’air du temps,
la poésie comme révolte

Si George Orwell est tellement important pour la compréhension de la société spectaculaire dans laquelle nous vivons, c’est qu’il a mis en évidence, dans le fonctionnement du monde totalitaire de son roman 1984, le rôle joué par la présence d’une fausse opposition fabriquée de toutes pièces par le pouvoir personnifié par « Big Brother ». Ce dernier, grâce à cette ligne de fracture imaginaire entre vrai pouvoir et fausse opposition, peut ainsi contrôler, repérer et conduire dans une impasse les opposants en les incitant à s’engager dans un mouvement unique, par ailleurs tout aussi inquiétant qu’il peut l’être lui-même.

Dans le système officiellement « démocratique » dans lequel nous survivons, la configuration est semblable. Elle joue grosso modo le même rôle, sauf que la supposée ligne de fracture entre le pouvoir et l’opposition, qui échangent d’ailleurs périodiquement leur place – partis et médias sont d’accord pour parler alors du fonctionnement sain de la démocratie – permet la tenue de faux débats, faux parce que les deux parties sont d’accord sur l’essentiel et doivent faire preuve d’ingéniosité pour inventer des différences ne concernant que des aspects purement marginaux. Ces débats factices n’ont d’autre but que d’imposer certains thèmes comme s’il s’agissait de données « incontournables », d’éléments de la « Réalité » du monde dans lequel nous sommes incarcérés comme des passagers dans la tôle de leur véhicule accidenté.
Le jeu, bien entendu, peut aussi se jouer à trois, ou plus, mais le nombre croissant de joueurs rend l’exercice un peu plus délicat. Mais, dans tous les cas, c’est toujours la même voix qui nous parle :
« Parler, c’est avant tout détenir le pouvoir de parler. Ou bien encore, l’exercice du pouvoir assure la domination de la parole : seuls les maîtres peuvent parler. Quant aux sujets : commis au silence du respect, de la vénération ou de la terreur. Parole et pouvoir entretiennent des rapports tels que le désir de l’un se réalise dans la conquête de l’autre. Prince, despote ou chef d’État, l’homme de pouvoir est toujours non seulement l’homme qui parle, mais la seule source de parole légitime : parole appauvrie, parole pauvre certes, mais riche d’efficience, car elle a nom commandement et ne veut que l’obéissance de l’exécutant. Extrêmes inertes chacun pour soi, paroles et pouvoir ne subsistent que l’un dans l’autre, chacun d’eux est substance de l’autre et la permanence de leur couple, si elle paraît transcender l’histoire, en nourrit néanmoins le mouvement : il y a un événement historique lorsque, aboli ce qui les sépare et donc les voue à l’inexistence, pouvoir et parole s’établissent dans l’acte même de leur rencontre. Toute prise de pouvoir est aussi un gain de parole. » (1)

En se qualifiant eux-mêmes de « média », les différents organes dominants qui se reconnaissent sous cette appellation ont pour une fois dit la vérité : ce sont eux qui « médiatisent », qui servent d’intermédiaires, un peu comme le sont les commerçants entre les producteurs et les « consommateurs », c’est-à-dire qui privilégient la parole d’ « en haut » et la distribuent vers le « bas », faisant parfois mine de la discuter, voire de la contester. Mais encore une fois ce n’est pas tant la position qu’ils choisissent autour de la pseudo-ligne de fracture entre vrai pouvoir et fausse opposition qui est importante que le fait qu’ils servent de chambre d’écho aux thèmes choisis par la domination. Seuls ces derniers deviennent dignes de figurer à l’ordre du jour des « débats » binaires, dans les conditions que l’on sait. Et ils le font presque « naturellement », tant l’information est une marchandise comme les autres, et qui plus est, un spectacle, un produit, et qu’elle maintient les « spectateurs » dans l’idée que ce dont elle est faite constitue la « Réalité », donc toute la réalité. Par exemple, lorsque les journalistes commentent le jeu de la politique séparée, lorsqu’ils en invitent chaque matin et chaque soir les principaux acteurs, s’agit-il de parler d’autre chose que de la manière dont ces gens-là envisagent de faire tourner un système qu’on nous présente comme un cadre indépassable ? S’agit-il jamais d’autre chose dans les médias dominants ?

« Patron, patron, je vous l’avais bien dit, il y a de l’or partout, tout est en or »
Blaise Cendrars
(2)

La « crise de la dette » est précisément devenue le thème qui s’impose comme le nouvel axe autour duquel tourne la planète, comme un manège qui accélèrerait sans cesse. Et nous, nous serions assis sur les balançoires, emportés à l’horizontale par la force centrifuge et seulement retenus par des cordelettes, des ficelles, qui ont déjà beaucoup servi. En cette période de grand-peur, la transmutation en « Règle d’or » de la misère qui touche un nombre croissant d’individus, suite au pillage dont ils sont victimes (cas notamment du peuple grec, en attendant les autres) est le tour de passe-passe que permet un usage quasi monopolistique de la parole, de cette parole qui s’adresse aux masses et a pour objectif de faire d’elles un docile instrument. Cette « Règle d’or », vers laquelle nous devrions tendre (et peu importe que son application soit décalée de quelques mois et qu’on la désigne alors sous un autre nom, l’idée est là, les mots aussi), à laquelle nous devrions tous aspirer, est censée nous ouvrir les portes d’un royaume auprès duquel tous les eldorados rêvés jusqu’ici feront bien pâle figure : celui de l’équilibre budgétaire. Et si ce royaume-ci ne relève pas du rêve et de l’utopie, il est tout de même le fantasme symbolisé par l’or d’une pureté et d’une stabilité qu’il s’agirait de retrouver face aux errements conjoints de la mauvaise « gouvernance » et de la spéculation financière qui « ne respecterait pas toujours les règles ». Mais la « Règle d’or », c’est aussi et avant tout La Règle, la Loi de l’or, symbole de la « valeur », cristallisée en un métal rare. C’est la loi de l’argent, c’est l’ordre que les pouvoirs font régner en son nom, c’est la domination qu’ils assoient. C’est l’idée que les choses, les êtres et leurs besoins ne présentent d’intérêt que s’ils peuvent être quantifiés, rationalisés et « valorisés » en termes monétaires. Aussi n’est-ce pas un hasard que « l’évaluation » soit devenue un maître-mot du langage de la domination ainsi qu’une réalité quotidienne dans tous les secteurs d’activité, jusque dans celui de l’éducation (il semble que cela doive concerner désormais les enfants dès l’âge de cinq ans). Ne nous y trompons pas, il s’agit bien de mesurer la « valeur économique » de chacun, son degré d’« utilité » dans le processus de production capitaliste, il s’agit bien de trier et de mettre au rebut les « sans valeur ».

Ainsi la vie se réduit-elle à cette course à l’argent comme si celui-ci était tout à la fois l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, les aliments dont nous nous nourrissons. Les considérations budgétaires priment dans un monde régi par une abstraction qui se donne pour aussi vitale que le sang qui coule dans nos veines.

Et nous devrions nous tordre de peur lorsque la croissance devient « négative » (!!), avoir des sueurs froides lorsque des contradictions de plus en plus insurmontables de ce système mettent en péril un si bel édifice, comme si c’était notre nature même qui nous abandonnait. Car on nous l’a dit, on nous le répète : nous sommes tous embarqués, nous devons nous serrer les coudes face à la crise, et surtout, la ceinture !

La parole des maîtres, malgré son incontestable et redoutable efficience, n’a cependant jamais réussi à s’imposer totalement. S’est toujours fait entendre, de par le monde, une parole d’opposition réelle qui a remis en cause la domination et créé des univers de substitution. Le monde de la violence, de la contrainte, du fanatisme et du cynisme marchand s’est régulièrement lézardé pour laisser passer une parole poétique, expression d’une humanité profonde laissée en jachère, que les tenailles de l’asservissement, du travail et de l’abrutissement n’avaient pas entamée, ou pas trop ; une parole qui suggère une société d’où serait banni l’argent, où l’activité humaine créatrice et l’entraide répondraient aux besoins et désirs d’hommes libres. Il est clair que cette parole n’a jamais bénéficié des mêmes circuits que la parole dominante, qu’elle a dû et doit, aujourd’hui comme avant, se frayer un chemin. C’est une parole publique, c’est une parole sans relais, c’est une parole qui a toujours trouvé dans la rue sa meilleure piste d’essai, c’est celle qui s’est esquissée dans certains moments privilégiés comme au mois de mai 1968 :
« Celui qui fait de la politique en dehors de sa section de parti ou en dehors de l’isoloir, mais à son lieu d’habitation, dans la rue ou encore à l’entrée de la gare, peut facilement être soupçonné d’être un fauteur de trouble. Le même type de remarque s’applique au calme qui doit régner à l’intérieur des entreprises. Lorsque les règles sont respectées, le contrôle fonctionne et l’horizon est dégagé ; lorsqu’on les met en question, cela est toujours interprété comme une attaque contre le système de domination établi. » (3)

Le récent mouvement des « Indignés » (4), si l’on fait abstraction de nombre de contradictions et inconséquences, fruits sans doute de plusieurs décennies de dépolitisation, a le mérite d’avoir discuté publiquement, dans la rue, la version officielle de la démocratie, la démocratie parlementaire, en lui opposant une « démocratie réelle ». Il est certain que le mot de « démocratie » est devenu pratiquement imprononçable tant il est lié à un système politique et économique et à un ersatz de société où s’agitent ou se traînent, toujours isolées, les ombres des hommes. La remise en cause du système représentatif et l’aspiration à une démocratie à la base n’est certes en soi pas nouvelle. On pourrait remonter aux premiers conseils ouvriers du début du XXe siècle, ou pourquoi pas jusqu’à la Révolution française en passant par la Commune. Beaucoup plus proches de nous, lors de récents mouvements en France, des assemblées ont tenté d’agir sur des bases auto-organisationnelles. Rejetant la mainmise des syndicats, elles sont restées minoritaires et se sont révélées, notamment pour cette raison, impuissantes. Cette aspiration à redonner un sens au mot galvaudé de « démocratie » s’est en tout cas manifestée à travers le mouvement des « Indignés », en Espagne mais aussi en Grèce, pays touchés de plein fouet, depuis 2008, par les crises successives. En Espagne notamment, se sont développés des espaces oppositionnels sur les places de nombreuses villes, ces lieux abusivement appelés publics en « temps normal », et qui ne le sont réellement devenus qu’à travers ces gestes d’appropriation spatiale et temporelle.

Cependant, ce qui était vrai des mouvements « anti » puis « altermondialistes » nés il y a plus d’une décennie l’est également aujourd’hui des « Indignés ». On a le sentiment que les uns et les autres, qui peuvent d’ailleurs se déclarer anti-capitalistes, ne parviennent pas à dépasser le cadre des revendications qui pourraient être satisfaites, du moins certains le supposent-ils ou l’espèrent-ils, dans les limites du monde existant. Ne serait-ce pas parce que bon nombre de ceux qui se reconnaissent dans ces mouvements refusent de regarder en arrière et faire le tri entre les aspirations qui ont parfois conduit à des révolutions et ceux qui les ont trahies et régulièrement anéanties ? L’impasse politique que nous connaissons ne trouve-t-elle pas son origine dans la fausse ligne de fracture qui séparait le capitalisme libéral et le capitalisme d’État (bloc des pays de l’Est), dont la chute a fait le plus grand mal à l’idée communiste ainsi confisquée, dénaturée ? Mais cette dernière, quel que soit le nom qu’on choisirait de lui donner dans l’avenir, c’est-à-dire celle d’un monde choisi par tous les êtres humains pour tous les êtres humains (une démocratie réelle) et non la perpétuation du modèle de la domination, un monde délivré du travail salarié et de l’outil de la domination (l’État), s’impose comme un nouvel horizon de pensée. C’est entre cette idée, qui doit être redécouverte et redéveloppée à la base, et le monde libéral-capitaliste que passe la véritable ligne de fracture, non pas entre telle ou telle conception, plus ou moins « démocratique », plus ou moins participative, plus ou moins sociale, plus ou moins « durable » du libéral-capitalisme, tant c’est un non-sens de penser que l’on peut limiter la voracité d’un système dont la survie dépend de sa capacité à transformer en proie à peu près tout ce qui existe.
C’est également entre cette idée et toutes les formes d’organisation hiérarchisées politiques ou syndicales que passe la ligne de fracture. Les militants de tout poil de ces organisations n’ont jamais eu du communisme que la triste conception d’une société du labeur pour tous (« qu’on les envoie aux champs ou dans les ateliers »), où les producteurs de la ruche prolétarienne, plutôt que de se nier en tant que prolétaires, paient chèrement leur liberté d’une égalité de pure façade en faisant le deuil de leurs rêves de vie autre. Et leur haleine exhale l’odeur pestilentielle des mots morts ; les concepts et les catégories qu’ils mettent en avant sont ceux de l’économie politique, les pratiques sont celles éternelles, de la domination. Trop souvent, encore aujourd’hui, l’idée communiste est confondue avec l’étatisation, c’est-à-dire la propriété étatique des moyens de production, sans que soit remis en cause le contenu de cette production, sans que soient critiqués le travail et les rapports hiérarchiques, sans que soient réenvisagés de fond en comble l’organisation et l’emploi de la vie quotidienne. Le communisme tel qu’il doit être repensé ne sera que la politique mise au service de la poésie et de la création dans tous les domaines de l’existence, l’expression la plus haute de ce que peuvent devenir les relations humaines, de ce qu’elles sont déjà parfois. La vie sociale doit cesser d’être une punition pour devenir une libération. C’est l’émancipation de tous qui assure celle de chacun, ce que Bakounine exprimait ainsi : « Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tous s’étend à l’infini ».

Mais le mouvement des « Indignés » (et de manière plus générale la forme assemblée populaire) a ceci de véritablement intéressant qu’il préfigure ce que pourrait être le fonctionnement de la démocratie directe dans une société où le pouvoir politique appartiendrait à tous. Il est le symptôme qu’un saut qualitatif pourrait être franchi, et surtout généralisé, dans l’action politique (lorsque les « Indignés » prétendent, comme c’est souvent le cas, rejeter la politique, cela signifie le monde politique séparé, car que font-ils d’autre que de prendre place au cœur des cités et de contribuer à refonder la politique ?). Il est le signe que la recherche est lancée sur d’autres bases organisationnelles que celles du parti ou du syndicat calquées, elles, sur le modèle hiérarchique dominant dont ils font partie intégrante et qu’ils contribuent à reproduire. Il représente la volonté de substituer à la parole du pouvoir, héritière de la vérité révélée, une autre, créatrice, capable d’ouvrir de nouvelles routes. À ce titre, il est potentiellement plus qu’il n’a conscience d’être, et ne peut trouver de véritable efficacité – et éviter d’être vite récupéré (5) – qu’en allant jusqu’au bout de sa logique de « démocratie réelle », à savoir que celle-ci ne pourra voir le jour que dans le cadre d’une société radicalement différente dont auront disparu toutes les structures hiérarchiques et infantilisantes, de l’État à l’entreprise capitaliste. L’essentiel n’est donc pas tant aujourd’hui de réclamer aux pouvoirs en place telle et telle avancée démocratique ou sociale, qui auront fort peu de chance d’être acceptées – et quand bien même le seraient-elles ! – que d’agir collectivement vers un horizon commun, l’abolition de la société marchande et son remplacement par une société qu’il s’agit d’inventer. Mais nous ne sommes pas démunis. Penser que nous partons de rien serait tomber dans le piège de la pensée dominante, qui tente de nous priver de notre passé dans le but d’obscurcir notre futur (Ah !, Orwell). L’idée de l’émancipation humaine n’est pas nouvelle, même pas récente, elle ne demande qu’à ressurgir, enrichie des expériences du passé. Mais elle réclame des stratégies nouvelles, et le mouvement des « Indignés » tel qu’il se développe actuellement, s’inscrit heureusement dans cette nécessité. L’action collective ne peut être le fruit que d’un débat collectif, qui doit s’intensifier, et dont la qualité sera grandissante.

La construction d’un monde nouveau a déjà commencé. Elle est passionnante en tant que telle. C’est aujourd’hui la seule aventure possible.

Extrait de Négatif, bulletin irrégulier de critique sociale, automne 2011

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Notes

*Titre emprunté à un roman de Patrick Modiano, Gallimard, 1992.

(1) Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 133.

(2) L’Or, Paris, Gallimard (Folio), 1994, p 166.

(3) Oscar Negt, L’Espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007, p. 199.

(4) Appellation sans doute mal choisie, puisqu’issue d’un opuscule de Stéphane Hessel, qui s’est désolidarisé de ce mouvement et s’inscrit parfaitement dans le jeu politique traditionnel contesté par ces mêmes « Indignés ».

(5) N’a-t-on pas vu, au moment du forum altermondialiste de Porto Allegre, un « dialogue » s’établir entre certains de ses participants et des participants au forum de Davos !