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Impossible d’exister dans une nation sans exister politiquement

par Christian de Montlibert

Publie le vendredi 6 janvier 2012 par Christian de Montlibert - Open-Publishing

Quand lira-t-on enfin l’œuvre d’un sociologue aussi compétent et conséquent que l’était Abdelmalek Sayad  ? Il suffit de reprendre son article de 1985 « Exister, c’est exister politiquement » pour se rendre compte non seulement de l’ignorance et de l’insuffisance argumentative de ceux qui, il y a quelques jours, s’opposaient au vote des étrangers non communautaires – bel euphémisme juridique pour ne pas nommer les immigrés – mais encore de leur conception étriquée de la nationalité et de la citoyenneté.

Leurs arguments vérifient une fois de plus et on ne peut mieux l’analyse que développait Sayad il y a vingt-six ans. En affirmant que seuls les nationaux peuvent voter, le premier ministre et le ministre de l’Intérieur confirment que l’exclusion est nécessaire pour l’affirmation de la nationalité et que l’immigré «  le non-national de la nation dont il est membre de fait (mais de fait seulement, et non de droit), comme l’écrivait Sayad, semble être la variante moderne, c’est-à-dire atténuée, de ce que furent, en d’autres temps et d’autres lieux, les assujettis aliénés de toutes espèces  ». Tout montre en effet que les esclaves (à Athènes), les hilotes (à Sparte), les «  barbares  » (à Rome), les paysans (des villes de la Renaissance), les colonisés (des empires coloniaux), les juifs (des régimes nazis et de l’État français de Pétain), les étrangers non communautaires (en France aujourd’hui) ont tous en commun d’être exclus du politique en raison de leur appartenance et/ou de leur naissance.

Sortir de cette logique d’exclusion permet d’exister, c’est-à-dire, comme le disent les dictionnaires, d’être debout, d’avoir une place, de vivre en somme. Il faut entendre l’interpellation de Sayad «  comment exister dans un ordre sociopolitique qui s’appelle la nation sans exister politiquement  ? sans savoir une identité civile, de jure  ?  ». Que les immigrés se voient assigner une existence «  mineure, accidentelle, inessentielle  » ne rend pas moins nécessaire de leur accorder le droit de voter et d’être élu puisque la démocratie ne peut se complaire de l’inégalité politique  ; le fait que leur existence soit «  chétive, étriquée, mutilée  » – et c’est encore pire pour les sans-papiers – ne rend que plus urgent d’instituer le droit d’exister politiquement.

En effet, voter et être éligible est pacificateur. D’abord pour être en paix avec soi-même. Comme l’écrivait Sayad, exister politiquement, c’est avoir le droit «  d’être un sujet de droit  », c’est «  donner sens et raison à son action, à ses paroles, bref à son existence  ; (c’est avoir) le droit d’avoir une histoire, un passé et un avenir  ; le droit de s’approprier la possibilité de maîtriser son présent et son avenir  ». Pacificateur vis-à-vis de la jeunesse issue de l’immigration ensuite. Car, à maintenir une partie de la population hors de la sphère politique, on désespère les enfants de cette population en leur rappelant ainsi qu’ils ne sont que des enfants d’immigrés renvoyés à la précarité et à la révocabilité de l’immigration. S’ils acquièrent pour eux la citoyenneté, comment pourraient-ils accepter qu’on la refuse à leurs parents  ? Il y a là de quoi susciter tantôt la défiance vis-à-vis du politique et des hommes politiques, tantôt la violence lorsqu’il apparaît que la participation au conflit réglé, qui est le fondement même de l’ordre politique, est impossible. Pacificateur, aussi, au sein de familles souvent fragilisées par les effets de l’immigration en évitant de créer des dissensions supplémentaires entre ceux qui peuvent voter et ceux qui en sont exclus. Pacificateur, enfin, au sein de l’espace national en établissant les conditions d’une égalité citoyenne entre les nationaux qui se considèrent comme «  naturellement  » citoyens et les autres, les immigrés.

Sayad plaidait d’ailleurs pour un droit de citoyenneté des immigrés qui soit entier, au niveau national comme au niveau local, pour toutes les fonctions éligibles, et non pas un droit partiel comme l’ont voulu les sénateurs favorables au droit de vote aux élections locales. Car, comme il le rappelait, «  que vaut la distinction opérée entre intérêts locaux et intérêts nationaux, entre intérêts mineurs et intérêts majeurs, entre intérêts subalternes et intérêts suprêmes  ?  » si ce n’est de faire revivre les formes politiques qu’autorisait la colonisation en instituant un collège des citoyens de première classe et un collège des citoyens de deuxième classe. Tout laisse penser que l’étranger non communautaire, le plus souvent un immigré qui vit et travaille en France depuis des années, est, dans ces conditions, comme un colonisé nouvelle manière, «  un colonisé d’au-delà de la colonisation  ».

Qu’on se rassure, les étrangers non communautaires n’auront pas maintenant, en dépit du vote du Sénat, le droit d’exister politiquement même s’il était restreint aux élections municipales. L’ordre politique actuel sera sauvegardé, la croyance dans sa légitimité et sa nécessité confirmée. Ainsi, en prônant la valorisation et l’attachement à une nationalité définie de la manière la plus étroite, les substitutions qui sont en train d’être opérées et qui visent à subordonner la politique aux exigences économiques des banques et des grands groupes industriels et commerciaux qui ne se soucient guère des nations ou, pour le dire autrement, les manœuvres, qui cherchent à donner une forme politique légale aux réalités économiques et sociales engendrées par plus de trente-cinq ans de capitalisme néolibéral, peuvent espérer passer presque inaperçues. Tout l’art de l’illusionniste est là  : montrer ostensiblement l’ordre national pour détourner l’attention d’un capitalisme mondialisé. Mais, encore une fois, ce sont les immigrés qui en font les frais.

Par Christian de Montlibert, président de l’association des amis d’Abdelmalek Sayad.

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