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La disparue de San Juan Philippe Broussard

par Estelle Leroy-Debiasi

Publie le vendredi 13 janvier 2012 par Estelle Leroy-Debiasi - Open-Publishing

Un nom. Deux dates. Un destin. Une disparition. Marie-Anne Erize est née le 28 mars 1952 à Espartillar, province de Buenos Aires. Enlevée le 15 octobre 1976, à San Juan, à 24 ans devant un magasin de cycles, jetée- comme beaucoup d’autres à cette époque en pleine dictature argentine- dans une Ford Falcon par des hommes en civil vers une destination qui restera inconnue de tous, à commencer par les témoins de cette scène Domingo Palacio, réparateur de vélo et son épouse Magdalena.

Le livre de Philippe Broussard, journaliste à l’Express, est le fruit d’une enquête de plusieurs années, à la suite d’un reportage fait il y a dix ans. Marie-Anne Erize est une des victimes -quelque 30 000- de la dictature argentine entre 76 et 83. C’est bien plus qu’une enquête sur la ou les personnalités de la « disparue de San Juan » et son parcours étonnant qu’il nous propose.

Marie-Anne, franco-argentine – une française qui a grandi en Argentine- issue d’une famille nombreuse catholique, de pionniers français, ouverts. Elle poussera dans les espaces de liberté de l’Argentine profonde, en pleine nature. Née dans la pampa a Espartillar dans le fief familial des Erize, son père va trouver un job à Puerto Esperanza dans la province de Misiones au nord de l’Argentine, une autre argentine à la terre humide et fiévreuse. Une famille cimentée, par la foi, un mélange d’esprit d’aventure et d’ endurance auquel viendra s’ajouter pour Marie-Anne un métissage « plus indien », héritage de sa vie à Misiones, plus téméraire, et libre.

La famille rejoint Buenos Aires pour des raisons scolaires principalement, et l’on retrouve Marie-Anne inscrite à la section locale des scouts de France…L’occasion plus tard de rencontrer le père Jean Loison, héritier du concile de Vatican 2, prêtre moderne et ouvert à la jeunesse, sans doute proche de la théologie de la libération, des prêtes des humbles qui défendent une église solidaire et de gauche. Celle dont le surnom est « lézard débrouillard », est déjà décrite comme pleine de vie, enthousiaste, généreuse, rayonnante, mais loin de tout combat politique, alors que l’Argentine depuis le départ de Peron vit au rythme des putschs militaires. Mais la foi et le goût de la liberté vont sûrement être déterminants dans la suite de son histoire. Rebelle, révoltée ? qui rêve d’aider les pauvres, elle mettra en action quelques années plus tard ses rêves.

Fin des études, séjour en France rue de Longchamp chez la grand-mère maternelle, à 18 ans la voilà plongée dans la vie tropézienne et les mondanités parisiennes. Le livre transcrit ce puzzle étonnant, amassant documents, témoignages, permettant de cerner les multiples facettes de Marie-Anne, avec des allers-retours entre Paris et Buenos Aires. Comme beaucoup de jeunes, elle rêve d’une société plus équitable, devient sensible au combat idéologique de l’époque. Elle va dans les bidonvilles s’occuper des plus démunis, d’abord dans la « Villa » de Belgrano bajo, non loin de la maison familiale, alors qu’elle est assistante maternelle à l’école française. Le hasard des rencontres fait qu’elle devient mannequin, sollicitée par les plus réputés des créateurs de mode à Buenos Aires, l’Espagne, Paris où elle a fréquenté des artistes connus (Moustaki, Paco de Lucia …), fait les « covers » de plusieurs magazines, à 20 ans, défile sur les podium des couturiers. Marie-Anne, passe d’un monde à l’autre avec intelligence. Elle finira par tourner le dos à une vie facile, un milieu qu’elle trouvait sans doute superficiel, motivée par une vraie « conscience sociale. Là elle se rapprochera des Montoneros, ce mouvement péroniste de gauche…Puis au fil des mois, l’étau se resserre, bien que Marie-Anne n’ait rien à se reprocher dans une vie apparemment lisse d’hôtesse de l’air. Les menaces se font de plus en plus pressantes : sa vie devient clandestine, après l’arrestation de son compagnon, changeant de domicile ou de prénom …jusqu’à sa disparition. Jamais Marie-Anne n’a voulu échappé à son destin, fuir l’Argentine comme ses proches lui ont demandé à maintes reprises. Et le témoignage bouleversant de sa petite sœur, qui avait 14 ans quand elle a disparu, recueilli par l’auteur résume tout : pas question de l’idéaliser, pas besoin, car elle était honnête avec elle-même.

La structure même du livre porte à l’émotion : ce récit chronologique du parcours de Marie- Anne est ponctué des lettres que l’auteur écrit à sa mère, âgée de 84 ans, afin de l’informer de ses recherches et de lui dévoiler la part d’ombre de sa fille. D’en finir aussi avec les peurs de la famille avec une version en quelque sorte « convenue » et peut être simpliste de l’histoire de Marie-Anne.

Après une première rencontre lors d’une enquête en novembre 2000, Philippe Broussard a repris une correspondance avec la mère de Marie-Anne en novembre 2008, une correspondance à sens unique qui jalonne cet ouvrage. Une mère qui préfère ne pas s‘exprimer sur le sujet, peut être aussi parce que la chape de plomb qui s’est abattue dans les mois et les années qui suivirent la disparition de Marie-Anne, a étouffé de peur cette mère qui tremblait pour ses six autres enfants. Une famille, qui à la surprise de beaucoup, semblait réticente dans les années 78-80 face aux actions organisées à Paris sur la cause des disparus fanco-argentins.

Des investigations qui l’aideront, peut être à mieux la comprendre et aussi qui montrent bien que Marie-Anne comme tant d’autres victimes de la dictature n’avait que ses idéaux à se reprocher. Que la machine infernale de la dictature, la croisade –car contre cette jeunesse était lancée une croisade- avait une volonté de destruction organisée et systématique, ce que l’on comprendra après.

Le livre de Philippe Broussard ne fait non plus l’impasse, loin de là, sur le rôle de l’église catholique intégriste aux cotés du pouvoir de l’époque, une église pétrie de haine ; sur la relative faiblesse et l’embarras du pouvoir français de l’époque face à la disparition de certains de ses ressortissants et l’attitude molle des ambassadeurs ; sur la difficulté de poursuivre- la traque- que ce soit en Argentine, en France, en Italie, celui qui est responsable de la disparition de Marie-Anne, malgré l’énergie déployée par les avocats de la famille, notamment en France avec maître Sophie Thonon. Philippe Broussard mène l’enquête sur Olivera, ses croyances exaltées, son parcours, sa reconversion d’ex officier devenu avocat, sa vie, ses réseaux, ses soutiens. Enfin arrêté en Italie en août 2000, la justice le relâche après un curieux procès. Qu’en disent les juges qui l’ont jugés à l’époque ? Malaise.

Jorge Olivera est aujourd’hui incarcéré. Deux procédures judiciaires sont en cours, en France et en Argentine. L’auteur confie au fil de sa correspondance ses doutes, ses espoirs, face à ce drame familial qui traduit bien un drame national, et qui attend encore un ultime chapitre, actuellement dans les mains de la justice argentine. Un chapitre qui s’écrit dans l’Argentine d’aujourd’hui chaque jour au fil des procès, pour ne jamais oublier.

http://www.elcorreo.eu.org/?La-disparue-de-San-Juan-Philippe-Broussard

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