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Sur les PC et le colonialisme - "Une honte", Robert LOUZON 1922-1930

par Paris

Publie le lundi 23 janvier 2012 par Paris - Open-Publishing

Né en 1882, Louzon devint ingénieur au gaz.[6] Il adhéra au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire en 1900, mais fut très vite attiré par les idées des syndicats. En 1906, il prêta une somme d’argent à la CGT pour l’achat de son immeuble de la rue de la Grange aux Belles. Par conséquent, il fut révoqué de la Société du Gaz de Paris où il était ingénieur. Il participa dès le début aux réunions du noyau de la Vie ouvrière, aux côtés de Pierre Monatte et d’Alfred Rosmer.

En 1913, il partit en Tunisie, où il s’occupait d’une exploitation agricole. Il fit la guerre de 1914-18 comme capitaine de zouaves, puis revint en Tunisie. En 1919, il adhéra à la section de Tunis du Parti socialiste, laquelle vota, après le congrès de Tours, l’adhésion à l’Internationale communiste. Louzon devint secrétaire de la Fédération communiste tunisienne.


Une honte

"Le Bulletin Communiste a publié dans un de ses récents numéros un rapport sur la question coloniale présenté dans un Congrès interfédéral de l’Afrique du Nord, et approuvé, paraît-il par l’unanimité des délégués à ce Congrès.

Ce rapport est une honte pour le prétendu communiste qui l’a rédigé, et pour ceux qui, sans l’avoir attentivement lu, je l’espère, l’ont voté.

Si le Parti Communiste n’élevait contre ce rapport une vigoureuse protestation, il se rangerait, selon l’exacte expression du Congrès de l’Internationale, parmi les esclavagistes.

Le point capital du rapport, c’est la volonté affirmée de maintenir les peuples colonisés sous le joug des nations colonisatrices.

Dès les premières lignes on énonce : « II y a des peuples opprimés qui sont dès maintenant accessibles à la souveraineté, et d’autres qui ne le sont pas », « il y a des peuples en tutelle qui sont dès maintenant capables de se gouverner, et d’autres qui ne le sont pas encore ». Et comme la suite du rapport montre, à l’évidence, que pour son auteur, les indigènes d’Algérie rentrent dans la seconde catégorie, celles des peuples qui ne sont pas « accessibles à la souveraineté », qui doivent être maintenus « en tutelle », la conclusion pratique en est que la bourgeoisie capitaliste française doit continuer à régner sur les masses indigènes de l’Afrique du Nord, et à leur imposer sa « tutelle » — au besoin par les mitrailleuses — si elles tentaient de se révolter.

C’est la légitimation la plus éhontée de l’état de fait actuellement existant, c’est la condamnation la plus caractérisée des efforts faits par les indigènes de tous les pays colonisés, en Algérie aussi bien qu’ailleurs, pour s’émanciper du joug que le capitalisme occidental fait peser sur eux, c’est la proclamation du droit, pour la bourgeoisie des nations industrielles, de réaliser de « l’accumulation primitive » par expropriation des peuples agricoles non encore soumis au régime capitaliste.

Tout ceci d’ailleurs caché sous la même phraséologie hypocrite que celle dont la bourgeoisie couvre toujours les intérêts matériels qui la guident. C’est « pour servir aux peuples colonisés de précepteurs humains et désintéressés » qu’on s’impose à eux. Cela se lit dans tous les discours officiels… et dans ce rapport d’un Congrès communiste !

Le droit à la domination posé, il faut tenter de le justifier. Le rapporteur d’Alger s’y emploie en transcrivant les lamentables lieux communs qui constituent la thèse habituelle des conversations de café entre les éléments les plus arriérés de la bourgeoisie européenne d’Algérie. Il le fait sans s’apercevoir que ce qu’il dit de l’indigène s’applique tout autant au Français.

La masse indigène, dit-il, est ignorante. Pour certaines régions, la Kabylie, par exemple, cela est faux. Dans d’autres, c’est exact.

Mais la masse française est-elle savante ? Combien de Français savaient lire lorsque fut institué le suffrage universel ? En 89 ou même en 48, il n’y avait guère plus de Français qui savaient lire qu’il n’y a aujourd’hui d’Arabes qui le savent ; l’auteur du rapport estime-t-il, en conséquence, que le peuple français n’était point mûr alors pour la « souveraineté » et qu’il aurait dû rester soumis à « la tutelle » d’un monarque ou d’un peuple étranger ?

Aujourd’hui même, d’après un sénateur, M. Roustan, « sur 437 000 conscrits français, 150 000 n’ont-ils pas compris, dès lors, [qu’ils ont reçu] une instruction totalement insuffisante ». L’auteur du rapport va-t-il conseiller la mise en « tutelle » du peuple français par le peuple allemand, dont l’instruction est de beaucoup supérieure ?

Le rapport signale ensuite « l’emprise des marabouts et des confréries religieuses » sur l’esprit des indigènes. Ignorerait-on en Algérie l’emprise des prêtres et des moines sur l’esprit de la plupart des Français ? Ignorerait-on que c’est par centaines de mille que se comptent chaque année les pèlerins à Lourdes et autres lieux ? Ne se serait-on point aperçu que durant la guerre, les soldats français qui ne portaient point sur eux quelques gris-gris et refusaient, blessés, les exercices d’exorcismes des aumôniers, étaient fort rares ?

L’égalité de l’homme et de la femme n’existe pas chez l’indigène. C’est exact. Mais existe-t-elle en France ? Pas plus pour les droits civils que pour les droits politiques, il n’y a égalité entre le Français et la Française.

Enfin ! argument suprême ! d’après le rapporteur, la meilleure preuve que les indigènes algériens ont besoin d’une « tutelle », c’est que les ouvriers agricoles indigènes ne sont pas syndiqués ! Mais, connaissez-vous beaucoup de syndiqués parmi les ouvriers agricoles européens en Algérie, monsieur le rapporteur, et même en France, croyez-vous que la Fédération des ouvriers de la terre compte de bien nombreux effectifs ?

Mais surtout, comment les congressistes d’Alger ne se sont-ils pas souvenus qu’il y a près d’un siècle que la France est en Algérie ? Et comment n’ont-ils pas compris dès lors que si après un siècle de « tutelle » les indigènes sont encore dans l’état arriéré où ils les dépeignent, c’est que la « tutelle » est un moyen de domination, mais n’est pas un instrument de progrès. Une prolongation de tutelle ne fera que prolonger l’état d’ignorance et de fanatisme que l’on décrit. Pour se développer, un peuple a besoin de ne pas être sujet. La condition non suffisante mais nécessaire pour qu’un peuple progresse, c’est l’indépendance. Tenir les indigènes dans la servitude est le moyen certain de leur conserver une âme d’esclave.

Quant à l’accusation de nationalisme que porte le rapport contre ceux des indigènes qui luttent pour l’émancipation politique de leur race, elle repose sur un sophisme éhonté. C’est un sophisme que de mettre sur le même pied tous les nationalismes. Il n’y a pas d’équivalence entre le nationalisme d’un peuple oppresseur dont le nationalisme consiste à opprimer un autre peuple, et le nationalisme d’un peuple opprimé dont le nationalisme ne tend qu’à se débarrasser du peuple oppresseur. Il n’y a pas d’équivalence entre le nationalisme de l’Anglais qui veut continuer à gouverner l’Irlande, et le nationalisme de l’Irlandais qui veut se gouverner lui-même. Dans le premier cas, nationalisme signifie impérialisme, dans le second il signifie indépendance.

Celui qui, pour légitimer l’impérialisme de son peuple, dénonce comme nationaliste la volonté d’indépendance du peuple qu’il opprime, commet une hypocrisie répugnante.

Parlons net !

Un communiste doit avoir une mentalité communiste, non une « mentalité algérienne ». Il ne doit pas se croire supérieur à l’indigène parce qu’il porte un chapeau au lieu d’un fez, ou qu’il invoque le nom de Jésus au lieu d’Allah, il doit se rendre compte que vis-à-vis de l’indigène il est un « privilégié » dont le privilège ne repose en dernière analyse que sur la force des baïonnettes, que sa situation de citoyen français le met par rapport à l’indigène dans la même position « d’exploiteur » que celle où se trouve son patron par rapport à lui, et cela doit l’inciter à beaucoup de modestie. Cela devrait surtout l’empêcher d’employer pour combattre les efforts d’émancipation politique des indigènes les mêmes arguments « d’ignorance », « d’incapacité… » que ceux qui sont journellement employés par la bourgeoisie pour combattre ses propres efforts d’émancipation sociale.

Le communisme, c’est la lutte pour l’émancipation des travailleurs, de tous les travailleurs, non pour la mise en « tutelle » d’une partie d’entre eux sous la domination d’un prolétariat ou d’un capitalisme étranger. N’aurait rien de commun avec le communisme la politique qui ne tendrait qu’à obtenir des augmentations de traitements et de privilèges pour des fonctionnaires français de l’Afrique du Nord, tout fiers de porter faux col et d’avoir été à l’école."

Robert Louzon

Bulletin communiste : organe du Comité de la Troisième Internationale, Paris, 1920-1933, Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l’homme, 4 LC2 6655.

http://www.contretemps.eu/lectures/gauche-fran%C3%A7aise-colonialisme-%C2%AB-honte-%C2%BB-robert-louzon