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Compenser des victimes avec le bien d’un tiers, perversion triangulaire.

par Karim Jbeili

Publie le dimanche 29 avril 2012 par Karim Jbeili - Open-Publishing

Commerce triangulaire
Pas d’effet miroir, pas de conscience de la responsabilité.

La question de la compensation des victimes de traumas est vraiment problématique. C’est un impensé de l’Occident. Le concept de victime a été géré dans un premier temps par le talion, puis la notion de pardon chrétienne est venue s’y substituer. Aujourd’hui nous vivons une sorte de superposition étonnante des deux formules sous l’égide d’un maître de cérémonie occidental.
• La victime doit pardonner comme dans le christianisme
• La victime doit être compensée comme dans le talion mais pas par le « bourreau »
• La compensation vient d’une instance supérieure qui gère le dossier victimaire comme l’ONU ou l’état, par exemple.

Il arrive presque toujours que la compensation, au lieu de susciter le contentement escompté, ne fait que susciter une nouvelle demande. La compensation fonctionne comme la jouissance, elle n’aboutit jamais à un contentement total. Il doit demeurer une part de jouissance inaccessible que Lacan a nommé le plus-de-jouir, sur le modèle de la plus-value de Marx et dont seul dispose l’ennemi (maternel).

Le danger est ici d’être contenté. Le traumatisé va sans cesse susciter des obstacles pour démontrer l’impossibilité de le contenter totalement. Il peut même s’enliser totalement dans cette démarche. Lorsque le contentement est une pilule analgésique, le refus du contentement peut être la douleur chronique.

Une sorte de cercle vicieux revendicatif s’instaure. Les revendications n’ont plus aucun rapport avec le trauma. Elles visent seulement à contrer le désir du compensateur d’effacer la trace du trauma par le contentement.

Cette analyse s’applique particulièrement bien à la situation pathologique qui règne en Palestine. Situation extrêmement problématique qui donne lieu à des symptômes extrêmement inquiétants.
• On compense les victimes avec des biens qui n’ont aucun rapport avec ceux du bourreau. On donne la Palestine aux Juifs alors que ce sont les Allemands qui ont commis le génocide.
• Les « victimes » ont tendance à exagérer leur souffrance pour pouvoir continuer à bénéficier de la manne victimaire comme font les Israéliens actuellement.
• En revanche d’autres « victimes » se sentent lésées de n’avoir pas été justement compensées comme les islamistes et entreprennent des campagnes où ils apparaissent comme victimes d’eux-mêmes dans des sortes d’auto mutilations médiatiques.

Ça n’a rien couté à l’Europe de compenser les Juifs. Pourtant c’est l’Europe qui a commis le crime génocidaire. Il y a donc eu un marché de dupes dans lequel les Européens ont « reconnu » leur responsabilité dans le crime sans que ça leur coute rien. Cette reconnaissance est purement formelle.

Un minimum eut été de comprendre pourquoi ces crimes ont été commis. Mais l’Occident n’a pas compris, et ne veut pas comprendre, pourquoi on a voulu, en Europe, exterminer les Juifs avec une telle frénésie. Il préfère considérer que Hitler était un être foncièrement méchant ou diabolique et que, par conséquent, cette extermination n’a aucun rapport avec des motivations qui seraient propres à l’Occident.

S’il y avait de véritables motifs d’exterminer les Juifs, il n’y aurait pas de raison de penser que ces motifs aient cessé d’exister. On suppose donc que celui qui les évoque, souhaite voir l’extermination se poursuivre.

Sans compter que le projet d’extermination a été réalisé. Il ne reste plus beaucoup de Juifs en Europe et le peu qui restent sont encouragés fortement à se réfugier en Israël. On pourrait donc supposer que l’Europe était intéressée à voir partir les Juifs et qu’elle a profité et continue de profiter de leur « départ ». Qui va poser clairement ce problème ?

Il est plus facile de diaboliser Hitler, de compenser massivement les Juifs avec la terre des Arabes et de fermer ce dossier douloureux plutôt que de se poser des problèmes autrement plus fondamentaux que la reconnaissance et la compensation.

Habituellement lorsqu’un cercle vicieux de ce type s’instaure, celui qui doit compenser s’exaspère rapidement devant des revendications répétées et de plus en plus infondées. Il finit par y mettre fin d’une façon ou d’une autre. Il se trouve que justement, dans le cas de la Palestine, celui qui compense n’est pas celui qui paye. Il fait payer d’autres que lui. Il n’a donc aucune raison de mettre un terme à ce jeu. il est prêt à tout donner, de ce qui ne lui appartient pas, pourvu qu’on ne vienne pas lui parler de sa véritable responsabilité dans l’extermination des Juifs.

Quant aux Juifs, on leur a inoculé une maladie iatrogénique : Israël. Pour eux, Israël est une opportunité historique tellement exceptionnelle qu’ils ne vont pas chipoter et réclamer une « véritable » reconnaissance. C’est un peu comme si on les avait drogués à l’héroïne. Ils sont tellement occupés à conserver ce bien illicite qu’ils se moquent éperdument de la Shoah et se contentent d’en faire fructifier le commerce comme les marchands du temple.

Sans compter qu’ils ont conçu Israël sur le mode nationaliste. Par conséquent, devenus eux-mêmes nationalistes, ils sont désormais bien mal placés pour reprocher aux Européens de l’avoir été à leur encontre. En deux mots, s’il y a des gens qui ne sont absolument pas intéressés à comprendre ce qui s’est passé durant la Shoah, et qui, du reste, sont structurellement incapables de le comprendre, ce sont les Européens et … les Israéliens. Ils ont autant intérêt les uns que les autres, au contraire, à en faire commerce indéfiniment sans traiter le fond du problème.

Dès que quelqu’un pose le problème en dehors des poncifs du genre, les anathèmes pleuvent, provenant des intellectuels les plus respectables. C’est la preuve qu’en Occident, l’immense majorité a convenu qu’il fallait faire durer le problème aussi longtemps que possible sans y toucher.

Pour les Juifs c’est évidemment une aubaine inespérée. Il leur suffit de lever un peu le ton et on les couvre de cadeaux. Qui pourrait résister à de telles tentations ? Sans compter qu’elles sont agrémentées de satisfactions narcissiques démesurées.
Je dois reconnaitre, cependant, qu’un certain nombre d’entre eux a réussi à se soustraire à cette mascarade en la dénonçant ou plus simplement en n’y prenant pas part. L’immense majorité des autres est tombé tête première dans le piège.

Paradoxalement les seuls qui auraient véritablement intérêt à comprendre la
Shoah ce sont les Arabes. Malheureusement ils n’y comprennent rien parce qu’ils ne l’ont pas vécu et trouveraient absurde de compatir avec des gens au nom desquels on est en train de les piller.

On insinue continuellement que, s’ils refusent leur terre aux Juifs, ce n’est pas parce que cette terre leur appartient, mais parce qu’ils sont des persécuteurs comparables aux Nazis. On les accuse d’un crime dont ils n’ont pas la moindre idée. On leur fait porter la responsabilité historique de toute l’histoire occidentale dont ils ne connaissent rien et ils sont d’autant moins capables de se défendre qu’ils sont innocents.

Ce problème dure depuis plus de 60 ans. Il sème l’irritation sur une part de plus en plus grande de la planète, du Pakistan aux Amériques. On a besoin d’intellectuels courageux pour poser convenablement ce problème que si peu de gens ont envie de poser.

Je voudrais seulement tracer les lignes générales d’une réflexion à ce sujet. Les sociétés, en particulier européennes, ont entrepris, durant le XX° siècle, de mettre fin à leur structuration traditionnelle (impériale, royale, républicaine à coloration religieuse) pour adopter une structure nationaliste uniforme dont la dimension religieuse est exclue.

L’Occident, depuis lors, se nourrit de la dévoration des différences. C’est le bois duquel il se chauffe. Chaque fois qu’il en rencontre une, il se jette dessus pour la faire disparaitre, et s’en vante !, Puis, après l’avoir dévorée, passe à la suivante.

Je ne dis pas qu’il se nourrit de l’extermination des autres. Son « mal vient de plus loin » (comme disait Phèdre). Il hait les différences. Il jouit alors de faire disparaitre chaque différence soit en forçant l’autre à lui ressembler, soit en exterminant ce même autre. Le but suprême étant d’atteindre l’homogénéité.

Les Européens ont tiré avantage, et continuent de tirer avantage de l’extermination des Juifs, de la même façon que l’espèce humaine tire avantage de l’extermination des autres espèces animales (il faudra les sauver après les avoir détruites), ou que Monsanto tire avantage de la disparition des autres variétés de graines que les siennes (on met dans les musées les variétés sauvées).

Les femmes ont été « libérées » du joug de la différence sexuelle pour devenir les « égales » des hommes. Mais en quoi une femme est-elle une femme si ce n’est par la différence sexuelle ? Est-il possible d’aborder une femme, et ce depuis plusieurs décennies, sans penser qu’elle est une victime, à compenser, du machisme ?

L’homme, lui-même, est en passe de disparaître pour n’être plus que le serviteur de la machine avec la cyborguisation galopante. La médecine investi son corps de plus en plus avec des mécaniques non organiques. La terre a l’impudence de vouloir rester « naturelle ». On la soumet aux exactions de la pollution massive puis on la compense en créant des espaces « protégés ».

La question des Juifs, à l’origine, n’est guère différente de celle des femmes, des animaux, des hommes ou, finalement, de la terre. Excepté que leur extermination a pris un tour beaucoup plus spectaculaire que celle des autres.

Mais de tous ces massacres planétaires qui s’étalent quotidiennement dans nos medias l’Occident ne veut et ne peut rien savoir. Il n’a pas encore critiqué son nationalisme uniformisant, si bien qu’à toutes les alarmes qu’on lui fait sonner, il répond toujours par un seul mot d’ordre : « qu’on pense à Sion, compensation », tout en mettant en réserve ceux qu’il est en train d’exterminer. Il lui faut détruire l’étranger inconnu pour le transformer en « compensé » connu.

Autrefois le commerce triangulaire de l’esclavage détruisait le tissu social de l’Afrique tout en exploitant ses ressources humaines et matérielles. Le profit de l’esclavage était alors matériel. Dans la perversion triangulaire qui gouverne les rapports entre l’Europe, l’Amérique et le Moyen-Orient, la destruction du tissu social oriental est tout aussi féroce mais le profit est avant tout symbolique.

L’Europe se disculpe de ses crimes en les attribuant à un « monstre », tout en continuant sereinement à expédier ses Juifs « s’homogénéiser » en Palestine. L’Amérique rejoue indéfiniment le geste par lequel elle a libéré les Juifs des camps et assure ainsi la pérennité de sa victoire. Enfin le Moyen-Orient vit une dislocation continue de ses liens communautaires et sociaux et se consume en querelles religieuses sans fin et sans contenu.

Avantage suprême du triangle c’est qu’il empêche l’émergence de la conscience du crime. La faute est toujours renvoyée à l’autre sommet du triangle. Il n’y a pas d’effet miroir. L’Occident détruit sans la responsabilité de détruire ; et pille sans la culpabilité de piller.

L’ironie de l’histoire et des migrations a voulu cependant que la perte d’altérité (le gain en homogénéité) provoquée par le départ des Juifs d’Europe soit, aujourd’hui, compensée par l’arrivée massive de Musulmans. L’histoire serait-elle cyclique ?