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Quand la gomme arabique fait tanguer l’Amérique

par Guillaume Pitron

Publie le dimanche 13 mai 2012 par Guillaume Pitron - Open-Publishing
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New York. A l’angle de Hanover Square et de Pearl Street, au cœur de Manhattan, se dresse une ancienne maison de négoce convertie en club d’affaires : l’India House. Au premier étage, les salons autrefois destinés aux transactions de produits acheminés des Indes ont été réaménagés en un élégant restaurant. Mais l’esprit des marchands de denrées exotiques rôde toujours en ces lieux. Oublié des lumières tamisées et des conversations, s’y niche, tel un messager de ces antiques commerces, un cabinet de curiosités. La commode en bois précieux compte une trentaine de tiroirs gorgés de ces matières premières indispensables à l’économie américaine. Le onzième, préposé aux résines, renferme un amas de granulés qu’accompagne cette mention : « gomme arabique ».

Non loin de là, à l’angle de la 14e Rue, le 4 Union Square South est l’adresse d’un supermarché de la chaîne d’alimentation bio Whole Food. Sans le savoir, les chalands y lestent leurs cabas d’infimes quantités de cette résine d’acacia. En l’absence de cet émulsifiant également connu sous le code E 414, « le colorant noir du Coca-Cola remonterait à la surface de la bouteille », explique M. Frédéric Alland, directeur de l’entreprise d’importation et de transformation de gommes Alland & Robert. « Nous ne pourrions plus boire de boissons gazeuses. »Ni consommer de confiseries et de médicaments, dont la gomme fixe l’enrobage, ni manger de yaourts, dont elle épaissit la texture, ni boire de vin, dont elle réduit l’agressivité des tanins, ni imprimer de journaux, sur lesquels elle permet de fixer l’encre.

« La plupart des gens dans le monde consomment de la gomme arabique tous les jours », explique le professeur soudanais Hassan Addel Nour. Des secteurs aussi vastes que l’industrie pharmaceutique, la cosmétique, l’alimentaire, les boissons aromatiques, le textile, l’imprimerie et l’industrie de pointe dépendent de cette manne tombée du ciel qui, selon la Bible et le Coran, permit de nourrir les Hébreux errant dans le Sinaï, et dont les Egyptiens se servaient, il y a quatre mille cinq cents ans déjà, pour coller les bandelettes de leurs momies.

Sa source : la « ceinture de la gomme arabique », un collier d’acacias reliant le Sénégal à la Somalie, enchâssé entre le Sahara et la forêt équatoriale. De gros producteurs tels le Tchad et le Nigeria ont émergé sur les marchés internationaux, mais leur dynamisme n’égale pas celui du Soudan. Exportateur de la moitié de la production mondiale et surtout de la meilleure qualité, dite Hashab, le « Pays des Noirs » est une source d’approvisionnement indispensable pour l’Occident. A tel point que, malgré un embargo draconien imposé par Washington sur le Soudan depuis 1997, le commerce de l’exsudat stratégique se poursuit, à l’insu des consommateurs américains, entre les rives de la mer Rouge et la côte Est des Etats-Unis.

« Plus les Etats-Unis nous imposent de sanctions commerciales, plus nous leur exportons de la gomme arabique », commente l’homme d’affaires soudanais Isam Siddig. Et pour cause : la résine se révèle indispensable à la fabrication des sodas. « Nous avons une morale, mais ne nous privez pas de notre Coca-Cola ! », résume un spécialiste américain du Soudan. Ce talon d’Achille de la politique étrangère américaine au Soudan, le quotidien Washington Post le qualifie de soda pop diplomacy (« diplomatie du soda »), cependant que, conscient de cette ascendance, l’ancien condominium anglo-égyptien rêve de s’allier avec le Tchad et le Nigeria pour créer une OPEP de la gomme, en référence à l’Organisation des pays exportateurs de pétrole. En réponse aux condamnations américaines des massacres perpétrés au Darfour, l’ancien ambassadeur du Soudan à Washington, M. John Ukec Lueth, a même menacé en 2007, tout en agitant une bouteille de Coca-Cola devant un parterre de journalistes médusés, de couper le robinet des exportations de gomme. Une « guerre des sodas » potentiellement désastreuse pour l’industrie des boissons gazeuses, pilier de l’American way of life.

A dix mille kilomètres de New York, aux confluents de l’Afrique noire et du monde arabe, Khartoum, avec ses six millions d’habitants, étend ses tentacules autour des méandres du Nil Bleu et du Nil Blanc. En ce mois de mars, le trafic de la capitale soudanaise est congestionné par les flots de rickshaws sans âge et de Hummer rutilants. Cabrées sous un soleil cloué au zénith, des forêts d’immeubles, de grues et de minarets bravent les alternances de brumes de sable et de chaleur. Reclus dans l’ombre de leurs échoppes, les marchands d’épices et de sésame résistent stoïquement aux humeurs de la saison sèche. La période coïncide avec la récolte de la gomme, quatrième produit agricole du pays et objet de fierté nationale. « Le Soudan sans la gomme, ce n’est même pas concevable ! », s’exclame un négociant. « C’est l’or du Soudan, ajoute, lyrique, son confrère Momen Salih. Nous y tenons bien plus qu’au pétrole ! »
« Nous n’acceptons que des espèces »

Pour se joindre aux six millions de fermiers qui travaillent dans les immensités piquetées d’acacias du Kordofan et du Darfour, il faut rouler huit cents kilomètres plein ouest sur une route rectiligne qui sectionne la savane en deux immensités jumelles. Les abords se peuplent de huttes sporadiques et la chaussée de cavaliers solitaires. Des camions multicolores chargés de vivres et d’hommes se mêlent aux chameaux égarés. La terre devient rouge. Des baobabs dressent leurs silhouettes au-dessus de l’horizon désertique. Au bout de l’asphalte, la bourgade d’Al-Nouhoud est la capitale soudanaise de la gomme arabique.

Fermiers et négociants y œuvrent à extraire et commercialiser la substantifique sève. « Ici, l’acacia, c’est la vie ! », confie M. Ajab Aldoor. Depuis quarante ans, ce père de cinq enfants, l’allure svelte et le regard humble, reproduit à l’aide d’une machette les gestes que l’on se transmet de père en fils. La fin de l’après-midi est le moment idéal pour saigner l’écorce des acacias. Quinze jours plus tard, des coulées de résine s’échappent des entailles et forment de petites boules visqueuses.

Comme des millions d’agriculteurs, M. Aldoor ignore tout de l’usage final de la sève. Vendue pour une poignée de livres soudanaises au négociant local, nettoyée de ses impuretés, séchée puis concassée, la gomme est ensuite convoyée dans des sacs de jute vers l’agglomération d’Al-Obeid pour y être vendue aux enchères. Il lui faut encore parcourir deux mille kilomètres à destination de Port-Soudan, sur les rives de la mer Rouge, où elle est chargée dans des conteneurs à destination d’usines de transformation occidentales. Atomisé et traité, le produit fini s’apparente à une fine poudre blanche que l’on réexpédie aux quatre coins du monde.

En 2011, les commerçants de gomme arabique sont optimistes : stimulée par la croissance des pays émergents, la demande mondiale a été multipliée par deux depuis 1985 ; elle progresse à un rythme annuel de 3 %. « La principale source de croissance se trouve dans les sodas, les boissons vitaminées et les compléments alimentaires », observe M. Paul Flowerman, président de la société de négoce PL Thomas. « Tout joue en faveur d’un retour à la gomme naturelle », analyse M. Thomas-Yves Couteaudier, auteur d’une étude de marché pour la Banque mondiale. « D’autant que l’Occident ne jure que par le bio », renchérit M. Salih. La sève d’acacia, rappelle-t-il, rapporte 40 millions de dollars par an à son pays. « En plus, nous produisons la meilleure gomme du monde ! » Ainsi va le monde merveilleux de la gomme arabique…

C’est oublier que le Soudan est un Etat mis au ban des nations, inscrit sur toutes les listes noires de la diplomatie mondiale. La paranoïa du régime militaire transpire des rues de Khartoum, inondées de pancartes à l’effigie du général Omar Al-Bachir. Policiers et militaires sont déployés aux abords des bâtiments et ponts stratégiques. Une photographie peut valoir à un journaliste étranger une arrestation en bonne et due forme. Sur fond de boom pétrolier, Khartoum s’ouvre sur l’extérieur : aux côtés de la China National Petroleum Corporation, des groupes malaisiens et indiens se partagent l’extraction quotidienne de cinq cent mille barils. Mais nulle trace de pétrolier occidental depuis que le canadien Talisman Energy s’est retiré en 2002. Dans les restaurants de la capitale où s’attablent Chinois et Libyens, Américains et Européens se font rares... A l’hôtel Coral, les serveurs opposent à tout paiement par carte bancaire cette invariable fin de non-recevoir : « Nous n’acceptons que des espèces, monsieur. Nous sommes soumis à un embargo américain. »

C’est à Washington qu’il faut chercher les explications à ce blocus commercial. En ce mois de décembre, les artères reliant les clochers de l’université de Georgetown au dôme du Congrès paraissent engourdies par les chutes de neige. Les flots du Potomac semblent figés sous une fine banquise qu’éclaire une lumière glacée. Mais pour les lobbyistes, diplomates, journalistes et politiciens qui scrutent l’imminent référendum sur l’indépendance du Sud-Soudan, l’ébullition est à son comble. La tenue pacifique du scrutin pourrait en effet signer la fin du long hiver diplomatique que connaissent les relations américano-soudanaises.

Nul doute que M. Ted Dagne, dans son bureau sans fenêtres du Capitole, suit la situation de près. Depuis vingt ans, ce spécialiste de la Corne de l’Afrique rattaché au service de recherches du Congrès est considéré comme l’un des cerveaux de la politique étrangère américaine envers Khartoum. Les relations entre les deux pays se sont dégradées à la suite du coup d’Etat de M. Al-Bachir en 1989, mais « c’est à partir de 1992 que l’exécutif américain a vraiment commencé à s’intéresser au Soudan », rappelle M. Dagne. Comment ? A cette époque, le pays était perçu comme promouvant l’islamisme radical, matant dans le sang la rébellion des Nuba et abritant sur son sol les terroristes Carlos et Oussama Ben Laden.

M. Dagne affirme avoir alors constitué, avec huit hauts fonctionnaires et politiciens alarmés par les agissements de Khartoum, un discret réseau, The Council (le Conseil). Dès le début des années 1990, ce lobby informel œuvrait en faveur d’un durcissement progressif de l’attitude américaine envers le Pays des Noirs. Les vœux de M. Dagne sont exaucés en 1993, lorsque l’implication de cinq citoyens soudanais dans le premier attentat contre le World Trade Center conduit l’administration Clinton à inscrire le Soudan sur la liste des Etats soutenant le terrorisme. Au même moment, les velléités irrédentistes des rebelles sudistes, relayées par M. Dagne, bénéficiaient de l’attention d’élus influents, matérialisée par une aide financière et logistique.

En 1997, les « faucons » Susan Rice et John Prendergast, respectivement assistante du secrétaire d’Etat pour les affaires africaines et spécialiste de l’Afrique de l’Est au sein du Conseil national de sécurité, prennent le parti de la confrontation avec le Soudan. Constatant « une menace inhabituelle et extraordinaire à la sécurité intérieure et à la politique étrangère des Etats-Unis », le président William Clinton signe le 3 novembre 1997 l’Executive Order 13067, entérinant de vastes sanctions commerciales.

Les relations entre les deux Etats se détériorent au cours de la décennie suivante : les trois cent mille morts et deux millions de réfugiés au Darfour conduisent M. George W. Bush à imposer de nouvelles sanctions, prorogées par M. Barack Obama. Gel des avoirs soudanais localisés sur le territoire américain, interdiction d’importer et d’exporter tout bien ou service depuis ou vers le Soudan, transactions financières prohibées… Etat paria associé au mal absolu, le Pays des Noirs survit depuis lors en marge de l’économie occidentale.

Or, dans la foulée du décret présidentiel, « le laboratoire American Home Products, qui fabrique notamment le médicament Advil, réalisa que les gens mourraient si l’on ne pouvait pas se procurer cette gomme », se rappelle la lobbyiste Janet McElligott. Un problème similaire se posa avec les boissons gazeuses, pour lesquelles « la meilleure émulsion est permise par la gomme soudanaise de qualité Hashab. C’est un élément clé de la recette », ajoute M. Dennis Seisun, président du cabinet d’études de marché IMR International. A propos de la précieuse sève, l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright avait déclaré : « C’est le problème, avec les sanctions : on ne voit pas toujours qui pénalise vraiment qui (1). »

En l’absence de substituts de qualité comparable, assurer coûte que coûte la continuité des approvisionnements de gomme soudanaise devenait un impératif vital. Fin 1997, le négociant Flowerman contrôle à lui seul l’entrée de l’E 414 sur le territoire américain. Etablies à Morristown, dans le New Jersey, ses affaires risquent d’être sérieusement affectées par le blocus. Mme McElligott, qui conseillait à cette époque l’ambassadeur soudanais à Washington, M. Mahdi Ibrahim Mohamed, raconte comment M. Flowerman se rendit plusieurs fois à dîner dans la résidence privée du diplomate, située 2800 Woodland Drive, en bordure de la forêt de Rock Creek Park, accompagné de clients aussi divers que American Home Products, Coca-Cola, Fanta...

En bon tacticien, M. Mohamed voit alors dans une possible exemption de la gomme la clé qui ouvrirait la voie à d’autres aménagements de l’embargo. Il est convenu de faire monter les industriels américains en première ligne, tandis que le diplomate soudanais leur fournit des informations à l’appui d’un argumentaire bien rodé : des emplois menacés et, surtout, le risque que l’industrie agroalimentaire américaine ne se retrouve à la merci des négociants français de gomme, très actifs au Soudan.
Le lobby du soda au secours du Soudan

Etablis pour la plupart dans l’Etat du New Jersey, les importateurs américains se tournent naturellement vers le parlementaire de leur Etat, le démocrate Robert Menendez, lequel approche à son tour « la Maison Blanche, le conseil de sécurité du président Clinton et le département d’Etat », relate M. Dagne. Mme Albright, qui reçut un appel de M. Menendez, se rappelle lui avoir demandé : « “Comment pouvez-vous demander une exemption sur le Soudan alors que vous vous opposez de manière si véhémente à toute exception à nos sanctions sur Cuba ? [M. Menendez est fils d’immigrés cubains].” Il répondit : “Les emplois.” »

Mise au défi de sa cohérence, passant outre les objections de Mme Albright, l’administration Clinton finit par trancher : en juillet 1998, les Sudanese Sanctions Regulations précisent que l’embargo s’applique à tout… sauf à la gomme arabique. Et, pour figer ce décret dans le marbre de la loi, M. Menendez glisse deux ans plus tard cette exception dans une réglementation fourre-tout relative au commerce international. Coïncidence ? Les comptes de campagne de l’élu démocrate indiquent qu’il perçut la même année des donations de M. Chris Berliner, vice-président de l’entreprise de négoce de gomme Import Service Corporation, d’associations représentatives de l’industrie des sodas ainsi que du groupe Coca-Cola. Selon Steven Glazer, journaliste à l’hebdomadaire Urban Time News, qui éplucha ses comptes, M. Menendez reçut, rien qu’entre 1997 et 2002, 55 669 dollars de dons d’entreprises du secteur des sodas, de l’agroalimentaire et de l’industrie pharmaceutique.

M. Menendez, qui n’a pas répondu à nos demandes répétées d’entretien, a justifié en 2000 sa démarche dans une lettre ouverte au Washington Post : « Personne ne devrait entrer en relation d’affaires avec des voyous. Mais si ces voyous contrôlent un produit dont nous ne pouvons nous passer, le marché trouvera un moyen de l’acheminer jusque dans nos rayons » (28 septembre 2000). Or, cette année-là, au nombre des bandits en question on comptait M. Ben Laden... Quatre ans plus tôt, un mémo du département d’Etat américain, se fondant sur des sources de la Central Intelligence Agency (CIA), avait en effet affirmé que le terroriste saoudien s’était assuré « un quasi-monopole sur la majorité des exportations de gomme » soudanaise (2). « Il est encore possible que, chaque fois que nous achetons une boisson gazeuse de marque américaine, nous aidions à remplir les caisses de Ben Laden », s’insurgea devant le Congrès le sénateur républicain Frank Wolf, un an avant les attaques du 11-Septembre.

Chargé d’enquêter sur les liens entre la gomme et la nébuleuse Al-Qaida, le gouvernement américain enjoint notamment à M. Flowerman de lui communiquer les noms des responsables des entreprises soudanaises de gomme arabique et de leurs actionnaires. Des informations qui, selon l’homme d’affaires, seront directement transmises à Mme Albright et à ses successeurs.

Preuve de l’importance vitale de la résine, les exportations ne furent pas interrompues le temps que le département d’Etat invalide ces rumeurs. Qu’importent les rappels d’ambassadeurs, les hasardeuses frappes américaines sur l’usine pharmaceutique Al-Shifa en août 1998, les accusations de génocide au Darfour et la somme d’animosités réciproques… « L’Amérique et le Soudan se détestent, mais ils ont besoin l’un de l’autre », observe un négociant. Bien que jugulé par l’imposition de quotas, le commerce de l’exsudat a toujours résisté aux soubresauts de la géopolitique et étonne par son insolente régularité.

Pourtant, le double jeu américain envenime périodiquement la vie politique des Etats-Unis. D’un côté, le Black Caucus (le groupe des parlementaires noirs au Congrès) entend toujours supprimer ce dernier lien commercial avec un régime honni, comme a tenté en vain de le faire l’élue démocrate Maxine Waters en 2007 avec la proposition de loi HR 3464. De l’autre, le lobby de la gomme arabique, personnifié par M. Menendez, aujourd’hui sénateur, s’emploie à maintenir des relations commerciales avec le Soudan, aux fins de préserver les habitudes de consommation américaines. Surtout, les contorsions de la première puissance mondiale nuisent à sa crédibilité sur le dossier soudanais. « Si l’Amérique abandonne les sanctions sur la gomme arabique, sa diplomatie vertueuse sera vidée de son autorité », avait averti le Washington Post (10 septembre 2000). A Khartoum, où l’exemption est connue de tous, les réactions oscillent entre moquerie et fierté de se savoir si indispensable.

Mais, loin des menaces de ses diplomates, le Soudan se sait trop dépendant de son client américain pour lui imposer des mesures de rétorsion commerciale. Ainsi, le bureau du département américain du Trésor chargé de l’application des embargos (OFAC) indique que vingt-cinq licences ont été délivrées à ce jour. Toujours selon l’OFAC, huit mille huit cents tonnes de gomme ont été importées en 2009 et dix mille quatre cent cinquante en 2010. Des chiffres que réfute M. Flowerman, qui évoque cinq licences pour un total de quatre mille tonnes. La pérennité de ce commerce bénéficie du mutisme des commerçants de gomme qui prévaut dès que le Soudan s’invite dans une conversation. Mais pour réduire les risques de mauvaise publicité auprès des Américains abreuvés d’images de George Clooney et Angelina Jolie arpentant les camps de réfugiés du Darfour, les négociants travaillent désormais avec l’Agence américaine pour le développement international (Usaid) à diversifier leurs sources d’approvisionnement.

C’est une autre facette de la « diplomatie du soda » : les Etats-Unis mettent à profit de puissants relais d’influence impliqués dans l’aide au développement pour subvenir aux besoins stratégiques de leur industrie agroalimentaire. D’importants volumes de gomme s’exportent du Sénégal, du Tchad ou du Nigeria, au point que le Soudan ne représente plus que 50 % des exportations mondiales, contre 90 % il y a vingt ans. « Les industriels se sont aussi tournés vers le Kenya et l’Ouganda », ajoute M. Seisun. Des acacias en France ? « Ce ne serait pas rentable, réplique M. Alland. Il ne fait pas assez chaud et les plantations prendraient trop d’espace. »
Pomme de discorde ou vecteur de paix ?

Une objection qui n’explique pas pourquoi les négociants français de gomme vendent la sève transformée accompagnée de la mention « made in France ». Interrogé sous le sceau de l’anonymat, cet industriel français explique se fournir en gomme dans quatorze pays d’Afrique avant de la transformer : « Nous lui appliquons nos recettes. Entre la gomme brute et la marchandise qui sort de nos usines, c’est méconnaissable » ; et de fait, conclut-il, la gomme « perd son origine » avant d’être réexportée, entre autres, à destination... des Etats-Unis. Or, si les Américains s’approvisionnent auprès des Français et des Italiens, « à la fin, cela reste de la gomme du Soudan ! », s’exclame M. Siddig.

« Tout le processus est biaisé ! », ajoute l’ancien président du conseil d’administration de la Gum Arabic Company, M. Mansour Khalid, cependant que des rumeurs invérifiables affirment que la gomme transiterait également par le Sud-Soudan, l’Erythrée et l’Ethiopie, non soumis aux sanctions américaines, pour être ensuite réexportée vers l’Occident. Dès lors, si l’on additionne la gomme acheminée via la plaque tournante européenne, ce sont des quantités très supérieures de sève (des estimations évoquent cinq mille tonnes supplémentaires) qui rejoignent la côte Est des Etats-Unis par l’entremise d’industriels européens qui garantissent à leurs clients un écran de fumée.

Alors que le Sud-Soudan a voté en janvier 2011 pour son indépendance, les diplomates soudanais espèrent que la partition pacifique du pays s’accompagnera de la levée des sanctions américaines — et d’un accroissement mathématique des exportations de résine. Avec la suppression du Soudan de la liste des Etats soutenant le terrorisme, cette promesse est l’une des nombreuses cartes que M. Scott Gration, l’envoyé spécial du département d’Etat au Soudan, tient dans sa manche pour faire plier le Pays des Noirs dans la direction souhaitée par les Etats-Unis. De leur côté, les négociants américains guettent la situation au Darfour, dont la stabilité retrouvée relancerait la culture de l’acacia et permettrait de sécuriser les approvisionnements d’E 414. « L’acacia est un arbre fertile, explique M. Jack Van Holst Pellekaan ; le planter est une action écologique » qui permet de reverdir le Sahel gagné par la sécheresse. Selon ce consultant à la Banque mondiale chargé d’un programme de reboisement au Sud-Soudan, le partenariat entre pays producteurs de gomme et leurs clients occidentaux est « gagnant-gagnant ». Dans un subtil jeu de mots à l’adresse de ses confrères soudanais, M. Flowerman parle même de la précieuse sève comme d’un « unifiant », un aliment déjà propice à une émulsion des intérêts commerciaux américano-soudanais…

A l’évocation du produit miracle dissimulé dans le onzième tiroir du cabinet de curiosités de l’India House, le regard de M. Van Holst Pellekaan s’illumine. L’homme en est convaincu : la gomme arabique est « une matière première qui peut produire la paix ».

Guillaume Pitron
Journaliste.

http://www.monde-diplomatique.fr/2011/04/PITRON/20361

Messages

  • bonjour
    je viens de lire tardivement votre article sur la gomme arabique for bien défendu vis a vis de l’attitude des USA ; mon seul regret et que mes amis Frederic alland , P Flowermann, et nos soudanais laissent un peu planer le doute : la gomme dite Hashab semble être la seule et unique a faire une émulsion pour les sodas !!!!
    En faite la gomme arabique fait vivre dans le sahel (de Dakar à Djibouti= la gum belt) plusieurs millions de paysans sahéliens qui n’ont d’autres ressources que la collecte de cette gomme en période de soudure (de novembre à mai) ; la gomme arabique a commencée à être exploitée à partir de 1600 sur les cotes de l’actuelle Mauritanie.
    Quand au consultant de la banque mondiale il devrait tourner 7 fois sa langue dans sa bouche avant de parler car il participe au développement de faux espoirs car les plantations d’Acacias senegal sont faite SANS aucune garantie de résultats en terme de production car aucune recherche génétique sérieuse n’ont été réalisée à ce jour c’est à la limite de l’escroquerie du Jatropha !!!!
    cordialement

    Gilles merlin biologiste Végétal