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Commentaires sur "La faim du monde" de Hugues Stoeckel.

par René HAMM

Publie le mardi 12 juin 2012 par René HAMM - Open-Publishing

La lecture indispensable du premier ouvrage de Hugues Stoeckel (1), d’une exceptionnelle densité informative (479 renvois de bas de page invitant à enrichir notre savoir), nécessite une concentration maximale et la mobilisation de l’ensemble des dendrites qui garnissent nos neurones. On en sort d’autant moins indemne que le professeur de mathématiques retraité réfute résolument le « devoir d’optimisme », cette « forme d’aveuglement » que beaucoup « d’écologistes » ( ?!?) instillent, par commodité, inconscience ou négation des réalités, dans leurs écrits.

Son propos se rapproche indéniablement davantage des thèses de Bertrand Méheust (2), de Jean-Christophe Mathias (3) ou de Jean Gadrey (4) que des « Apartés » de Cécile Duflot (5). Le Cassandre éclairé jette à bas « la certitude qu’une conduite collective vertueuse suffirait à nous assurer un bel avenir ». Pour lui, les fariboles de la « croissance verte » et du « développement durable » (6), des « solutions dérisoires » uniquement destinées à « proroger la survie du système », « ne ralentissent même pas d’un iota la course vers l’abîme ».

Briser le quasi-tabou de la surpopulation

Du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2005, le monde a utilisé un volume d’énergie (80% par les pays industrialisés, « riches », qui ne représentent que 20% de la population !) supérieur à celui des cinq premières décennies du siècle précédent. Alors que les réserves en brent (35% de la consommation globale), gaz, charbon, uranium… s’épuisent, les économistes orthodoxes, « nouveaux chiens de garde » (7) omniprésents sur les plateaux des télévisions et des stations radiophoniques, professent invariablement la fuite en avant, considérant que la disponibilité en capitaux, la « loi du marché », fixe les bornes du faisable. Or, selon l’auteur, les « grands » projets ne devraient plus être évalués en euros, dollars, yuans, mais quantifiés en millions de tonnes équivalent pétrole ou en « empreinte carbone ».

Contrairement aux leaders de son parti, qui n’affichent qu’une hostilité de façade au nucléaire (8), le membre, si atypique des Verts, dépeint « l’impasse » de cette filière aussi onéreuse que dangereuse, en particulier « le pari fou sur la stabilité de notre société » qui sous-tend la gestion des déchets hautement radioactifs « imposée à nos descendants sur des centaines de générations ». Il fustige en outre « l’aberration » du chauffage électrique, que nos gouvernants et EDF ont surtout favorisé à partir de juin 1981, afin d’écouler les surplus de courant et de légitimer le recours massif à la fission, au moment où un contexte moins plombé qu’aujourd’hui eût facilité l’engagement vers la si cruciale transition énergétique. Je rappelle qu’à l’époque, celui-ci figurait en toutes lettres dans les fameuses « 110 propositions pour la France » et que la part de l’électricité d’origine atomique n’était que de 38% ! Comme moi, Hugues Stoeckel s’insurge des sommes colossales englouties dans la construction des réacteurs.

Si elles avaient été dévolues à celle des éoliennes et aux économies d’énergie, nos approvisionnements reposeraient largement sur des ressources régénératives et le casse-tête quant à l’enfouissement des résidus hyper-contaminés ne se poserait pas. Pourtant, il égratigne les thuriféraires du tout-solaire. Selon ses calculs, il faudrait plus de 300 000 kilomètres carrés de capteurs exposés de façon continue, sans nuages, et perpendiculairement aux rayons dardés par l’astre du jour pour couvrir la totalité des besoins mondiaux actuels, dans l’hypothèse la plus sombre où les mieux lotis, donc nous y compris, ne réfréneraient pas leurs irresponsables habitudes de gaspillages. Le coût pour « fabriquer » et transporter les quinze mille gigawatts de puissance, malaisément stockables en l’état, à répartir surtout dans les zones désertiques : quelque 600 000 milliards d’euros. Le délire absolu !

Pour le conseiller municipal de La Petite Pierre (9), les vecteurs renouvelables ne combleraient jamais la déplétion pas si lointaine des éléments fossiles pour satisfaire les exigences surdimensionnées de neuf milliards de terrien(-ne)s à l’horizon 2050. De quoi susciter débats et controverses ! Le sexagénaire pourfend l’idée, que j’ai moi-même reprise telle quelle de Jean Ziegler (10), que l’abondance des denrées vivrières permettrait de nourrir douze milliards d’individus. Et quand bien même, ne conviendrait-il pas de juguler l’explosion démographique et de bannir toute « discrimination positive » envers les familles nombreuses, lesquelles jouissent en France de privilèges fiscaux pour le moins discutables ? En sus des facteurs généralement listés par les « lanceurs d’alerte » anti-productivistes pour expliquer l’accroissement de la famine dans le Tiers-Monde, l’érudit à contre-courant n’hésite pas à briser un quasi-tabou en y ajoutant la surpopulation. Car, sans les matières du sous-sol, en instance de raréfaction, seul un milliard d’êtres humains se sustenteraient à satiété. À méditer !

Rien qu’en songeant à cet aspect des dégâts provoqués par le bien mal nommé Homo sapiens, l’urgence d’amorcer une reconversion mue par une logique radicalement différente vouant les schèmes de l’ultra-libéralisme aux poubelles de l’Histoire, s’impose à tout bipède sensé, non ? « L’effet rebond d’une dénatalité » évacuerait non seulement le spectre d’une pénurie, mais offrirait également à l’humanité un gain substantiel en espace ainsi qu’un surcroît d’agrément. L’Alsacien juge sidérant que l’unique espèce dotée d’un néocortex très développé s’avère incapable de discerner une limite à sa propre prolifération.

« Gabegies faramineuses »

À l’instar du sociologue helvétique précité, il s’indigne des onze mille milliards de dollars que les États occidentaux ont réuni sur trois ans pour sauver du naufrage les parasites financiers après la faillite, le 15 septembre 2008, de la banque Lehman Brothers, officiellement liée à la « crise des subprimes » (11), alors qu’ils mégotent ignominieusement pour débloquer les trente milliards qui suffiraient pour éradiquer la faim, du moins à court terme. Il s’agit donc bien d’un « assassinat » (12) qui frappe trente-six millions de personnes par an (toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans). Que l’accès à la nourriture constitue une prérogative inaliénable, gravée dans le marbre de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948 à Paris par l’Assemblée générale des Nations Unies, les spéculateurs et spoliateurs, ivres de cupidité, ainsi que les dirigeants politiques qui cautionnent leurs criminelles exactions s’en fichent comme d’une guigne ! La moitié des victuailles produites ne rassasie qu’un milliard et demi d’individus, soit 22% de la population. 40% des céréales cultivées et 75% des surfaces arables sont dédiées aux animaux d’élevage qui finiront en tranches ou boulettes dans les assiettes des carnivores de l’hémisphère nord.

Par ailleurs, qui avait noté que l’O.N.U avait déclaré 2011 « Année internationale de la forêt » et que cette dernière est « célébrée » chaque 21 mars (13) depuis 1972, sous l’égide de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture, domiciliée à Rome ? Tous les ans, environ treize millions d’hectares disparaissent : coupes illégales par des trafiquants, saccages imputables à l’extraction de l’or et du cuivre, à la « libération » de pâturages pour le bétail, à la construction de routes, de barrages, d’oléoducs, ainsi qu’à la plantation de soja (Argentine Brésil, Paraguay…) ou de palmiers pour l’huile (Indonésie, Malaisie, Thaïlande…). La déforestation, qui pèse pour environ 17% dans les émissions de gaz à effet de serre, impacte très négativement le ruissellement des eaux, accentue l’érosion des sols, affecte la fertilité de ceux-ci et porte une atteinte gravissime à la biodiversité. Parmi les solutions susceptibles d’enrayer les dommages mentionnés en ces lignes et ces « gabegies faramineuses », le retour à la polyculture avec, à la clé, le recyclage des déchets organiques, et « la requalification de la production agricole en service prioritaire excluant toute accumulation de profits », en boostant l’essor du bio.

La réorientation d’un secteur si déterminant pour notre survie gripperait le business et les stratégies expansionnistes des grands trusts, lesquels ont inondé le marché de 85 000 substances chimiques de synthèse. Autre signe de coupable égarement : les agrocarburants. Ainsi, pour un 4 x 4 roulant à l’éthanol, un plein de 80 litres engloutit 220 kilos de maïs, l’équivalent de la ration pour un campesino mexicain durant douze mois.

Il conviendrait de diviser immédiatement par quatre notre « empreinte écologique » (14) en nous recentrant vers les biens et services vraiment vitaux. Constatant que la délégation des pouvoirs à des élu(-e)s et gouvernants qui arrêtent des décisions échappant, pour l’essentiel, au contrôle des citoyen(-ne)s confine à un « régime oligarchique » (15), Hugues Stoeckel estime que « tout choix de production devra être validé en tant que réponse à un besoin prioritaire par l’échelon approprié ». Il n’oublie pas de critiquer le budget militaire (16) dont l’objet consiste à « détruire des vies à grande échelle » de même que le commerce des armes (17), des objections complètement étrangères aux pontes d’Europe Écologie/Les Verts (18). Préconisant le rétablissement de frontières étanches aux capitaux et marchandises afin d’assécher les paradis fiscaux, il proclame sa foi en « un mondialisme, nullement antinomique avec le localisme, ni avec la diversité linguistique et culturelle ». Les dilemmes qu’il énonce ne souffrent aucune ambiguïté : « la récession sans fin ou l’organisation démocratique d’une décroissance solidaire, la pénurie belligène ou la sobriété équitable ». Combien de nos contemporain(-e)s se déclareraient disposés à accepter un partage authentique, défini comme « la proscription de la liberté de s’enrichir au détriment d’autrui », et la frugalité comme « sort commun », à « changer leurs modes de vie à l’aune des périls » ?...

(1) Éditions Max Milo, janvier 2012, 319 pages, 16 €.

(2) « La politique de l’oxymore », La Découverte, avril 2009, 167 pages, 12 €.

(3) « Politique de Cassandre. Manifeste républicain pour une écologie radicale », Éditions Sang de la Terre, 1er trimestre 2009, 256 pages, 18,90 euros.

(4) « Adieu à la croissance - Bien vivre dans un monde solidaire », Les Petits Matins, décembre 2011, 214 pages, 15,20 euros.

(5) Avec Guy Sitbon, Les Petits Matins, Février 2010, 216 pages, 15,20 euros.

(6) Cf. par exemple l’excellent article « Le développement durable : une pollution mentale au service de l’industrie » de Benoît Eugène, dans le numéro 34 de la revue marseillaise « Agone », « Domestiquer les masses », 4ème trimestre 2005, 264 pages, 20 €, « Pistes pour un anticapitalisme vert », opuscule coordonné par Vincent Gay, Éditions Syllepse, Les Cahiers de l’émancipation, mars 2010, 132 pages, 7 euros, ainsi que les deux livres indiqués sous (2) et (3).

(7) Cf. le documentaire de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, qui, en-dehors des circuits de distribution mainstream, a attiré 202 099 spectateur(-trice)s en seize semaines.

(8) Sinon, auraient-ils (elles) avalisé « l’accord » du 15 novembre 2011 avec le Parti socialiste et se seraient-ils (elles) précipités pour obtenir deux fauteuils dans le cabinet Ayrault I ?... Je partage pleinement la teneur des courriers adressés par la Coordination Stop-Nucléaire lisibles dans "Europe Ecologie Les Verts se terrent !", mis en ligne ce matin sur Bellaciao.

(9) Bourgade bas-rhinoise de 624 habitants située dans le Parc naturel régional des Vosges du Nord.

(10) Cf. « Destruction massive. Géopolitique de la faim », Le Seuil, octobre 2011, 352 pages, 20 €.

(11) Krach, dévoilé à partir de février 2007, des prêts hypothécaires à risque outre-Atlantique, que les emprunteurs, très souvent de condition modeste, ne parvenaient plus à rembourser.

(12) Jean Ziegler dans le bouquin mentionné sous (10).

(13) Gageons que cette « journée internationale » est aussi passée inaperçue que celle du lendemain, dédiée à l’eau, comme toutes les autres décrétées par l’O.N.U., sans que la thématique visée connaisse des retombées positives conséquentes !

(14) Concept forgé en 1994 par l’ingénieur en mécanique bâlois Mathis Wackernagel et l’économiste canadien de l’environnement William Rees, directeur du groupe de reflexion « Redefining progress », respectivement directeur de l’École de planification communautaire et régionale à l’Université de Colombie britannique à Vancouver. Ils explicitent leur outil d’évaluation et leur méthodologie dans « Notre empreinte écologique », livre sorti en septembre 1999 et republié aux Éditions Écosociété à Montréal en octobre 2009, 242 pages, 21,10 €.

(15) Je vous recommande l’essai de Hervé Kempf « L’oligarchie, ça suffit, vive la démocratie », Le Seuil, janvier 2011, 192 pages, 14 euros.

(16) 41,23 milliards d’euros en crédits de paiement pour 2012.

(17) Chiffre d’affaires en contrats d’armements des cent principales firmes impliquées : 418,8 milliards de dollars en 2010 (plus 4,31% par rapport à l’exercice précédent), selon le compendium 2012 du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité, sis à Bruxelles.

(18) Sur « le changement de paradigme » qui devrait animer tout mouvement et parti écologistes dignes de ce nom, ne loupez pas le numéro 6 des « Nouveaux Cahiers du socialisme », intitulés « Écosocialisme ou barbarie ! », chez Écosociété à Montréal, automne 2001, 328 pages, 22 euros.

René HAMM
Bischoffsheim (Bas-Rhin)
Le 12 juin 2012