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Lutte des classes en Russie (2) : les travailleurs s’organisent

par Marie-Anne

Publie le samedi 16 juin 2012 par Marie-Anne - Open-Publishing

Le rapport ambigu du pouvoir russe vis à vis du monde du travail

Le pouvoir russe, tout en acceptant les règles du jeu capitaliste, affecte de ménager la classe ouvrière. Dans le cadre d’une économie privatisée, le gouvernement se présente en garant du droit des travailleurs à revendiquer et exercer un rapport de force vis-à-vis des employeurs. En juillet 2011, le Président Medvedev, au cours d un meeting ave la Confédération du travail russe, déclare que la police n’a pas à s’opposer à l’activité légale des syndicats. Des instructions ont été données en ce sens ; les pressions exercées par les procureurs ou la police sont inacceptables, selon Medvedev, en réponse à l’intervention syndicale pour dénoncer les pressions subies par les syndicats et la dispersion de manifestations. La Russie va ratifier quinze conventions de l’Organisation du travail en 2011. La législation du travail russe doit s’aligner sur les normes internationales en la matière, ce qui est indispensable pour l’intégration du pays dans l’économie globale, a-t-il ajouté.

L’équipe au pouvoir effectivement bénéficie du soutien de la Fédération des syndicats de Russie. Après les manifestations moscovites hostiles à Poutine, un rassemblement s’est tenu fin janvier à Yekaterinbourg, la grande ville de l’Oural, en soutien au retour de ce dernier à la Présidence. Selon la police –que pour une fois on suspecterait plutôt de majorer les chiffres- le nombre de manifestants s’élèverait à 15.000 personnes, pour une ville de plus d’un million de personnes. La Fédération prévoit d’organiser 150 meetings dans tout le pays avant l’élection présidentielle. Il est difficile d’apprécier le réel soutien de la base à cet engagement syndical ; celui qui s’est tenu ensuite à Moscou n’a pas déplacé les foules.

Il semble que le gouvernement russe est prêt à faire des concessions aux bastions ouvriers, là où un collectif important peut faire jouer le rapport de force. En février 2011, les cheminots gagnent un accord qui leur assure le même niveau de rémunération et d’avantages qu’avant la crise et qui semblent leur offrir un minimum de garanties en matière d’indexation des salaires, de protection sociale, et de maintien d’avantages acquis. Il est à noter que pour la première fois, l’accord couvre la totalité de la compagnie.

En matière de droit du travail, la tendance est plutôt à la restriction des droits, associée à une forte répression syndicale. En novembre 2010, la Douma, le parlement russe, examine un projet de loi présentée par « Russie Unie », le parti de Poutine et Medvedev. Il s’agit de remettre en cause la protection dont bénéficient les délégués syndicaux… au nom de la mise en conformité avec la constitution, qui stipule l’égalité de tous devant la loi ! Des critiques soulignent l’usage qui pourrait être fait par des employeurs de ces nouvelles dispositions. Dans le même moment, le milliardaire Mikhail Prokhorov lance la proposition d’étendre la semaine de travail jusqu’à 60 h… ce qui provoque une levée de boucliers, et concentre l’attention publique sur l’outrance de cette dernière proposition.

L’ambiguïté du pouvoir se manifeste également à propos des agences de travail temporaires, dont les syndicats ont demandé l’interdiction. En novembre 2010, un projet de loi est déposé en ce sens par deux députés qui sont en même temps des responsables syndicaux, avec l’aval du gouvernement et malgré l’opposition des organisations patronales russes et des représentants des investisseurs étrangers comme la chambre de commerce américaine en Russie.

Les agences de travail temporaire en Russie ne font l’objet d’aucune législation, elles ne sont ni autorisées ni interdites. Selon des données collectées par les syndicats, les travailleurs dépendant de ces agences de travail se retrouvent souvent dans le cœur de la production et ils y occupent des postes permanents qui ont été externalisés. Ils sont souvent victimes de violations de leurs droits élémentaires, en matière de salaire ou de protection sociale. Ils sont utilisés comme arme anti-syndicale dans des conflits sociaux.

Le projet de loi sur l’interdiction du travail temporaire fut adopté en première lecture à la Douma, mais un nouvel examen de ce projet aboutit à la conclusion qu’il ne fallait pas le finaliser avant d’avoir consulté toutes les parties et entendu toutes leurs propositions. La situation n’a pas avancé depuis, mais il semblerait que le gouvernement s’orienterait plutôt vers un encadrement légal du travail temporaire que vers une interdiction, ou même une restriction, de son usage.

Une normalisation semble également s’esquisser en matière de réparation des accidents du travail. En juin 2011, la veuve d’un travailleur tué au travail atteint un niveau jamais atteint auparavant. La sécurité au travail est un réel problème en Russie. La presse se fait l’écho de graves accidents faisant de nombreuses victimes : 75 morts en août 2009 dans une unité hydro-électrique , plus de 90 suite à une explosion dans une mine de Sibérie (février 2011) ; 53 disparus dans une plateforme pétrolière en décembre 2011. La vétusté des installations ou leur manque d’entretien semble à chaque fois en cause. On imagine aisément que ces tragédies ne sont que la partie immergée de l’iceberg et que le nombre d’accidentés du travail isolés doit être considérable. Poutine dénonce les oligarques qui n’investissent pas, menace, mais ne prend guère de mesure concrète à leur encontre.

Dans leur combat, les syndicalistes ne se heurtent pas seulement aux directions, mais aussi à la police, à la répression de l’Etat, ce qui relativise les discours du pouvoir quant au droit des travailleurs de s’organiser pour défendre leurs intérêts. En mai, la police effectue une perquisition totalement illégale dans les locaux du syndicat interrégional des industries automobiles, à Kalouga dans la région de Moscou. Cette perquisition fait suite à une grève menée chez Benteler, un équipementier de Wolkswagen, et à tout le travail de mobilisation mené par le syndicat dans le secteur de l’automobile. Les médias contrôlés par l’administration régionale orchestrent une campagne de diffamation à l’encontre du syndicat. Les tentatives pour museler la presse syndicale appartiennent au même registre. En mai 2012, des saisies ont lieu dans les locaux du journal du syndicat Solidarité, au motif de diffusion de thèmes « extrêmistes ».

Les travailleurs s’organisent

Sur toile de fond de répression syndicale, les luttes éclatent dans toute la Russie et dans divers secteurs d’activité. Le Centre pour les droits sociaux et du travail –financé par l’USAID, il faut le préciser- comptabilise les conflits sociaux en Russie : il serait à son niveau le plus élevé depuis cinq ans. Ce regain de la combativité serait lié aux contres-coups de la crise économique de 2008.

Dans le secteur de l’automobile

Les luttes agitent tout le secteur de l’automobile.

Dès 2007, une grève avait paralysé l’usine entre le 20 novembre et le 17 décembre à l’usine Ford de Vsevolozhsk, dans la Région de Saint-Pétersbourg. Cette lutte est un moment fondateur, car il donne naissance au syndicat interrégional des travailleurs de l’automobile, affilié à la Fédération internationale de la métallurgie (FIOM). Le syndicat inter-régional est en relation avec le syndicat canadien des travailleurs de l’automobile – CAW-. Les ouvriers russes de l’automobile disposent ainsi d’une instance de représentation, de mobilisation et de solidarité relativement efficace dans un contexte difficile. Ce syndicat qui a à sa tête Alexei Etmanov, leader de la grève de 2007.

Le syndicat interrégional s’est d’abord implanté dans la région de Saint-Pétersbourg, qui constitue un pôle de production automobile. Il aide les travailleurs des usines d’assemblages, les équipementiers, les sous-traitants : Nissan, General Motors, Nokian Tires, Hyundai et Faurecia, Jura Corp (qui fournit le câblage nécessaire aux installations Hyundai), à s’organiser et à définir le cahier de revendications à négocier avec la direction. Il édite un journal pour assurer la liaison entre les travailleurs de l’automobile et le distribue aux abords des usines, démarche syndicale mal tolérée par les directions qui tentent de la bloquer en dépêchant parfois ses gros bras. Mais ces réactions n’empêchent pas l’information de circuler, et, en créant l’incident, contribuent par elles-mêmes à faire de la publicité pour le syndicat.

Le syndicat inter-régional sert également de points d’appui pour d’autres usines éloignées du « berceau » du syndicat à Saint-Pétersbourg. Ainsi, à Samara, dans le sud de la Russie, une section syndicale s’est créée en février 2011 à Kinelagroplasta, un sous-traitant de l’automobile qui fabrique des pièces en plastique. En 2009, la situation des salariés se dégrade brutalement : licenciements sans indemnités et incertitude globale sur l’avenir des emplois, perte de rémunération et suppression des transports collectifs pour accéder à l’usine. Les travailleurs ont donc décidé de fonder un syndicat. Ils ont trouvé par internet les coordonnées du syndicat interrégional de l’automobile et ils sont entrés en contact avec un représentant qui les a aidés à créer leur section locale. Plus de la moitié des salariés de l’entreprise y ont adhéré. Le nouveau syndicat a entamé un processus de négociation pour obtenir une convention collective.

Enfin le syndicat inter-régional de l’automobile n’intervient pas seulement dans le champ de construction automobile stricto sensu mais étend la solidarité à des champs connexes. Il appuie les salariés de "Crossroads", qui appartiennent à une holding de sociétés opérant dans la distribution de détails. Les chauffeurs de « Crossroads », qui sillonnent les routes dans la région de Saint-Pétersbourg, ont fréquemment des accidents du fait de la violation des règles de sécurité par l’employeur. En avril, deux accidents mortels coup sur coup, mettent le feu aux poudres. Les salariés décident de réagir et constituent une section du syndicat inter-régional.

Cette implantation syndicale se gagne contre les manœuvres d’intimidation des employeurs, qui n’hésitent contre aucune forme de pression ou de chantage, pour contre-carrer l’apparition d’un acteur collectif susceptible de limiter l’exploitation subie par les salariés. Les Directions menacent de réductions de primes, de licenciements massifs, de fermeture de l’usine…quand ils apprennent la création de la section syndicale. Elles suscitent l’apparition de syndicats « jaunes » dont elles sont totalement assurées de la fidélité. Les pressions sont individuelles, les syndiqués sont convoqués un par un et on leur intime de signer des déclarations préparées stipulant leur départ du syndicat inter-régional, voire l’adhésion au syndicat « jaune ». Les responsables syndicaux sont particulièrement la cible des mesures répressives : blocage des promotions, affectations à des postes de travail difficiles, licenciements. Face à ces attaques dont ses sections sont l’objet, le syndicat joue la carte juridique contre ces pressions illégale en entamant des procédures, souvent couronnées de succès, celle de la solidarité (envois de fax de soutien, intervention de la FIOM…).

Les principales revendications sont les salaires, les conditions de travail, et en particulier les horaires. Les Directions ont actuellement une fâcheuse tendance à remodeler les horaires de travail en fonction des impératifs de la direction au détriment de la vie privée et du repos des ouvriers. La panoplie des moyens de lutte diffère selon le rapport de force, dans ce contexte tendu.

A General Motors le syndicat a proposé aux ouvriers de porter au poignet une bande de couleur rouge, pour protester contre la mise en place de nouveaux horaires, tout en distribuant des tracts aux arrêts de bus. Cette action a permis une avancée dans la mobilisation des travailleurs ; plus d’une centaine ont accepté de porter les bandes rouges durant une semaine de travail. Le syndicat a organisé une conférence de presse et l’affaire a fait l’objet d’un reportage dans la presse nationale. Les travailleurs ont recours à la grève du zèle, aux débrayages et à la grève continue, malgré les restrictions légales qui entourent cette dernière.

Chez Benteler, une grève de plusieurs semaines se dénoue avec l’appui de l’administration locale et débouche sur une proposition de hausse des salaires. Mais la direction veut faire inclure dans l’accord une « clause de non divulgation » que le syndicat refuse, entame une procédure pour faire déclarer la grève illégale (et est déboutée) et exerce à l’encontre des militants une répression accrue.

En revanche, à l’usine Ford de Saint-Pétersbourg, là d’où tout est parti, le syndicat a levé le mot d’ordre de grève prévue pour juin, suite à une négociation fructueuse. L’ancienneté et l’ancrage du syndicat ont dissuadé l’employeur de se lancer une nouvelle épreuve de force.

Mais en général les acquis sont le plus souvent modestes, et sujets à des retours de bâton de la part des directions. Les sections syndicales s’efforcent d’obtenir des accords collectifs mais les réelles concessions sont minimes. Les ouvriers de General Motors ont obtenu en avril 2011 une hausse de 10,5% : elle ne compense pas l’inflation et les salaires réels continuent de baisser.

A Kinelagroplast, les avantages supplémentaires accordés par l’accord collectif peinent à se démarquer de l’application stricte du code du travail. Quelques améliorations aux conditions de travail ont été apportées et quelques avantages connexes rétablis. . Ainsi, lorsque la température dépasse dans les ateliers les normes autorisées, les ouvriers peuvent partir 3 h avant l’horaire normal sans perte de salaire et ceux qui continuent à travailler sont payés double. Pour le syndicat, ces gains constituent de « petites » victoires, mais elles sont très significatives. Mais peu de temps après, la Direction soumet au syndicat un nouveau projet de convention collective qui projet prévoit, pour des raisons organisationnelles et technologiques, de réduire le nombre de salariés, de modifier les bonifications de salaire des travailleurs postés, qu’il met ensuite en œuvre de façon unilatérale. Le syndicat réagit, organise des réunions, et entame une procédure de conciliation qui aboutit à un nouvel accord, prenant en compte une partie des revendications des travailleurs.

Voir :

Lutte de classe en Russie : la réalité de l’exploitation capitaliste (1)