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Les trois morts d’Argenis Ramírez

par Víctor Hugo Majano

Publie le vendredi 28 septembre 2012 par Víctor Hugo Majano - Open-Publishing

Ils ont tué Argenis Ramírez pour la première fois le samedi 11 août 2012, à la naissance de l’aube, dans une zone rurale de Guanarito, État de Portuguesa, dans les llanos, les grandes plaines occidentales.

Ce jeune paysan de 25 ans dirigeait un groupe de 30 familles qui n’avaient ni terres ni travail régulier et qui réclamaient la « mise en production » des terres abandonnées d’un domaine rural connu comme La Bragueta. Le “rescate” (récupération et mise en production) est une figure de la législation agraire vénézuélienne, développée dans le cadre de la révolution bolivarienne, par laquelle l’État récupère des terres qui sont propriété de la Nation et se trouvent aux mains de « terratenientes » (grands propriétaires improductifs).

Le collectif de paysans au sein duquel militait Ramírez campait depuis plusieurs mois face aux terres réclamées tout en effectuant des démarches auprès de l’Institut National des Terres (INTI) pour exproprier ce domaine et pour qu’il soit remis aux petits producteurs sans terre. Ils ne réclamaient même pas la totalité de la terre. Ils se contentaient de 570 hectares : ceux qu’ils considéraient à l’abandon. C’est ce qu’Argenis lui-même m’expliqua le 16 mai 2012 lors d’un voyage à Caracas pour insister auprès des fonctionnaires du siège national de l’INTI sur la nécessité d’accélérer le processus légal.

Avec sa voix timide et son accent de l’Alto Apure (cette combinaison ando-colombo-vénézuélienne), il déclara qu’ils voulaient seulement faire produire tout ce qui était « couvert de broussaille », rien de plus. Le reste des terres, “ce qu’ILS (les propriétaires-latifundistes) ont travaillé”, ils ne pensaient pas y toucher, même s’ils jugeaient cette production maigre et de piètre qualité. Il me raconta aussi que l’INTI de Portuguesa n’avait pas encoré inspecté les terres pour déterminer leur condition de “terres à l’abandon” et que la réponse qu’on lui avait faite était que les frais de déplacement de l’inspecteur incombaient aux paysans. Comme ils ne possèdaient pas de véhicule ils durent en louer un. Même comme cela, l’inspection avait été impossible. Plusieurs voyages financés de leur poche furent perdus parce qu’à leur arrivée à l’INTI on leur répondait que la visite n’était pas programmée.

Il ne parla pas beaucoup cette fois-là. Rien que le strict nécessaire. Il était accompagné d’autres paysans qui participaient à d’autres campements de revendication de terres, et qui prenaient part eux aussi à la conversation. “C’était le maigre, haut, avec la petite moustache, qui était derrière”, m’expliqua quelqu’un qui se souvenait de lui.

Ce samedi 11 août 2012, dans la journée, ils ont tué Argenis pour la deuxième fois. Cette fois c’est son nom qu’ils ont assassiné. Pendant de nombreux jours personne n’osa dire qui était le mort. Ainsi fut obéie une des instructions des tueurs à gages : que personne n’informe, ni ne dénonce. Ce jour-là on sut seulement qu’Argenis était sorti de la maison par tromperie : un ami, quelqu’un qu’il connaissait et en qui il avait confiance, l’appela à l’aube depuis le chemin pour lui demander son aide parce que sa moto était en panne d’essence.

Quelques jours plus tard le troisième assassinat arriva par “courrier” : la lettre reçue par la famille contenait des instructions pour que les parents se rendent dans un village de l’État d’Apure, dans un lieu précis, pour se réunir avec les chefs du groupe d’assassins. Le but de la réunion était de s’assurer de leur silence et peut-être de réaffirmer la domination au-delà des distances géographiques. S’ils ne se rendaient pas au rendez-vous, les morts continueraient… Ils y allèrent et même s’il semble qu’il y eut confusion, un autre représentant d’un groupe irrégulier se réunit avec la famille pour démentir tout lien avec le crime.

Argenis savait qu’il pouvait mourir à cause de son audace de vouloir la terre et de mobiliser les autres pour l’obtenir en fonction des paramètres légaux. C’est ce qu’il me révéla le jour où je l’ai connu et interviewé. Il l’a dit à une autre personne, sans doute avec la même voix humble que mon enregistreur a conservée.

Ce qui est sûr, c’est que cette fois, la bourgeoisie agraire a gagné la bataille. Elle a pu compter sur la lenteur des processus administratifs de certaines institutions et sur les balles des tueurs à gages. Les dominants savent ce qu’est la lutte des classes et ils disposent des meilleures armes.

Dans ces zones rurales se joue le futur de la révolution bolivarienne, parce que c’est justement dans la campagne qu’on construit des modes différents d’utiliser la terre et les ressources naturelles. Aujourd’hui les paysans ont adopté les mécanismes d’organisation du pouvoir populaire. Ce qui, effectivement, leur a ouvert l’accès au pouvoir à travers l’autogestion et l’auto-gouvernement. D’un autre côté les modèles productifs et d’organisation du travali ont démonté le schéma de la “propriété privée de la terre”. Ce qui est proposé c’est la “propriété collective” et le concept de travail comme fondement du droit d’utiliser la terre.

Ceci les protège des menaces des “latifundistes” qui pourraient les soumettre et les déplacer de manière individuelle. Cela rend aussi impossible la concentration des terres dans peu de mains. En d’autres termes la terre, comme l’air, n’a pas de valeur en termes monétaires. Elle vaut dans la mesure où elle sert. C’est une manière simple de comprendre la différence entre valeur d’échange et valeur d’usage.

C’est cette vision que craint la bourgeoise agraire. Celle-là même qui a préservé ses privilèges depuis la formation de la République il y a 180 ans au moins. Cette bourgeoisie a survécu à la longue Guerre Fédérale, aux crises mondiales des prix du cacao et du café, et à l’irruption du pétrole dans l’économie. Elle a aussi surmonté les tentatives social-démocrates de briser le latifundio dans les années 40 et 60 à travers la réforme agraire.

Il y a 10 ans elle a promu un coup d’État contre le président Chavez à la suite de l’approbation de la Loi des Terres et a depuis recouru aux tueurs à gages pour terroriser et assassiner près de 300 paysans.

Dans cette histoire fragmentaire (les assassins ont morcelé les faits) nous avons appris que les sans terre, fatigués d’attendre dans leur campement au dehors du domaine, ont décidé d’entrer dans celui-ci. Sur quelques mètres seulement et pour fuir les eaux inondant leur campement original. Ce simple mouvement de pelles et de morceaux de plastique a condamné à mort Argenis, et la sentence a été appliquée en quelques heures seulement.

On ne connaît guère d’autres détails sur la vie d’Argenis. Personne ne les a révélés et le faire s’avère-t-il sans doute risqué pour d’autres (encore en vie). Mais sans doute son histoire et sa vie sont-elles semblables à celle des 800 familles sans terre de la municipalité de Guanarito qui n’ont pas non plus de travail fixe, et qui probablement font partie des déplacés par la violence ou par les conditions économiques adverses, depuis la frontière avec la Colombie dans les États d’Apure et du Táchira.

Dans cette municipalité, la plus grande de l’État de Portuguesa, avec ses 3 mille kilomètres carrés et une densité de 10 habitants au kilomètre carré, la structure de la propriété de la terre n’a pas changé. La bourgeoisie agraire continue à gagner cette guerre avec l’appui du paramilitarisme promu par ses pairs colombiens.

Il y a quelques jours j’ai retrouvé l’enregistrement. S’y trouve l’histoire d’Argenis, son “temps historique”, dans sa voix et dans celle de ses compagnons.

Lequel d’entre eux sera-t-il assassiné avant d’obtenir la terre ?

Source : Ciudad Caracas, http://www.ciudadccs.info/?p=336267

Traduction : Thierry Deronne

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Le programme du candidat de la droite aux présidentielles, Henrique Capriles, ou la restauration conservatrice de l’agriculture vénezuélienne, par Jesse Chacón.

Comparaison entre les régularisation de terre en faveur des petits producteurs effectuées par l’IAN, Institut des gouvernements antérieurs (en jaune) et par l’INTI, créé sous la révolution bolivarienne (en rouge).

Le recensement de 1998 montrait une carte agraire dominée par le latifundio, qui totalisait 6.762.399 hectares. Avec son cortège de pauvreté rurale et d’improductivité, tel fut l’héritage que la révolution bolivarienne commença à démonter.

La révolution bolivarienne a liquidé 54 % du latifundio. De 6.762.399 hectares de grands domaines improductifs, elle a récupéré, distribué et mis en production 3.654.681. Il reste donc à transformer 3.107.718 hectares de latifundio, soit 46%. La démocratisation et la régularisation des titres de propriété a augmenté. Alors qu’entre 1949 et 2001, les gouvernements de la quatrième république n’ont remis que 92.871 titres légaux, le gouvernement bolivarien en a remis 168.421 entre 2003 y el 2011 .

Augmentation de la surface des terres régularisées dans le cadre de la réforme agraire au Venezuela.

Impact dans la lutte contre le latifundio (grande propriété improductive) et progression concomitante du pourcentage de terres remises en production.

Le Venezuela agraire antérieur à 1930 avait pour noeud central des relations sociales le “latifundio” : nous disons “relation sociale” car cette immense étendue de terre improductive, accumulée dans peu de mains et appelée “latifundio” est l’expression d’une forme particulière d’organisation sociale et en particulier de processus productifs. Autour de l’improductivité de la terre s’articulent des relations d’exploitation agraire qui vont de la vassalité exprimée sous des formes de métayage ou de location jusqu’à des formes d’esclavage et de surexploitation. Sa logique est la dépossession et la concentration de la richesse – la terre – dans peu de mains.

Politiquement le “latifundio” est un facteur de reproduction d’une mentalité conservatrice et de moeurs despotiques. Socialement, son résultat est la pauvreté pour d’immenses masses paysannes condamnées à l’analphabétisme.

Bien que la configuration du nouveau modèle productif centré sur le pétrole à partir de 1930 a déplacé la terre comme axe de l’accumulation capitaliste, comme pouvoir et comme lignage, il n’a pas entraîné la dissolution du latifundio comme institution fondamentale de la trame sociale vénézuélienne. Au contraire celui-ci a survécu et a coexisté avec l’oligarchie de l’argent configurée autour de la capture de la rente pétrolière et des formes rudimentaires d’industrie, agro-industries et commerciales dérivées de ce processus.

Timidement, dans la perspective du développement d’un modèle agro-industriel rachitique, la bourgeoisie tenta dès la décennie des années 60 un processus de réforme agraire. Cependant le recensement de 1998 nous montre une carte agraire sous l’emprise du latifundio, qui occupait alors une étendue de 6.762.399 hectares, avec les séquelles de la pauvreté rurale et de l’improductivité.

Dans les années 90, en lien avec l’hégémonie du capital financier international et son nouveau mode d’accumulation appelé néo-libéralisme, la bourgeoisie vénézuélienne, sans toucher à la structure du latifundio, a tenté inutilement (de 1989 à 1998) d’approfondir la voie capitaliste pour l’agriculture vénézuélienne. Dans ce sens s’est ajouté un modèle drastique de dérégulation et d’ouverture économique (comprenant l’élimination des taxes sur les importations).

Ce modèle a également introduit l’élimination de toute mesure de protection interne pour la production agricole nationale. Cette politique a eu pour résultat une crise majeure de l’agriculture vénézuélienne. Il ne pouvait en être autrement vu l’entrée dérégulée de biens agricoles (eux oui, subventionnés) que les pays développés exportaient sur le marché vénézuélien. En complément de cette politique s’est produit une augmentation des taux actifs d’intérêts et une chute du crédit agricole.

Le rythme de la productivité agricole a décroché, passant de 15.915.235 tonnes d’aliments produits en 1988 à 17.160.577 tonnes d’aliments produits en 1998, soit une croissance de seulement 8% entre 1988 et 1998.

Comparaison entre la croissance de la productivité agricole sous les gouvernements antérieurs (1988-1998) et sous la révolution bolivarienne (1999-2010).

Mais la prétention de la bourgeoisie vénézuélienne de l’époque et d’aujourd’hui, qui a pour têtes visibles les grands groupes privés Mendoza et Capriles García (d’où est issu l’actuel candidat présidentiel choisi par la droite), était de faire fonctionner la terre sur la base du discours capitaliste de la productivité.

Pour atteindre cet objectif, à l’instar de ses pairs latino-américains, elle s’est reconvertie dans le négoce de l’agro-industrie et des cultures qui lui sont liées. Ce qui a signifié un changement radical dans la géographie des relations agraires car semer une hectare de palme africaine, de soja ou de maïs pour produire de l’éthanol, génère un excédent financier supérieur à tout autre produit ou usage du sol agricole. Rapidement les formes de production d’auto-consommation et d’autres biens agricoles destinés à l’alimentation nationale ont disparu, tandis que s’imposait la monoculture avec toutes ses séquelles négatives.

La voie capitaliste pour l’agriculture vénézuélienne, associée à l’horizon de la concentration de la terre dans peu de mains, à la crise agro-alimentaire et à la déprédation de l’environnement, a été stoppée à partir de 1998 par un modèle socialiste. Depuis 12 ans, nous vivons un progrès constant dans la démocratisation de la terre et du crédit agricole, en même temps que la lutte pour récupérer la productivité agricole et pour produire des aliments pour la population, une voie révolutionnaire de souveraineté agro-alimentaire.

Les résultats, au-delà de l’image catastrophiste que veulent imposer les grands médias liés aux intérêts de la bourgeoisie, sont tangibles ; la révolution bolivarienne a liquidé le latifundio à 54%.

Comme nous l’écrivions plus haut, de 1988 à 1998 la production agricole nationale a progressé à peine de 8%. Par contre, à partir de 1998, comme résultat du modèle de révolution agraire, nous sommes passés de 17.160.577 tonnes d’aliments produits en 98 à 24.686.018 tonnes produites en 2010 ; soit une augmentation de 44%.

La voie socialiste pour l’agriculture a également abouti à la démocratisation du crédit agricole. Selon les données du Ministère de l’Agriculture et des Terres, la Banque Agricole Vénézuélienne (BAV) est passée de l’octroi de 19.003.986 Bolivars de crédits en 2006 à 1.226.190.113 Bolivars en 2010. Soit une augmentation de 6.352 %. De 2008 à décembre 2010, le Fonds pour le Développement Agraire Socialiste (FONDAS) a versé plus de 77.519 crédits pour un montant de 3.758.944.157 Bolivars. Le FONDAS est passé de 16.755.306 Bolivars de crédits en 1998 à l’octroi de 1.165.871.704 Bolivars de crédits en 2010. Soit une augmentation de 6.858%.

Autre fait à souligner dans ce cycle, le développement d’un Système Agro-industriel de Propriété Sociale avec plus de 21.000 travailleurs et 110 Unités de propriété Agro-industrielle ; parmi lesquelles des centres de traitement de céréales, de lait, viande, légumineuses, oléagineux, fruits, légumes, sucre, cacao, café et poisson.

La nostalgie bourgeoise de la voie capitaliste pour l’agriculture ne disparaît pas pour autant. Au contraire elle se transforme en 2012 en projet national de supression de tous les acquis de la population, de restauration de l’appropriation privée de la terre et de l’ensemble des chaînes agro-productives. Ce projet qui curieusement s’affirme progressiste dévoile ses grandes lignes dans le programme d’”unité nationale” formulé par la bourgeoisie qui organise la campagne présidentielle de Capriles Radonski.

Lisons-le :

• “La première action doit être l’émission d’un message net et cohérent destiné au secteur productif privé et aux consommateurs afin de rétablir la confiance. Le gouvernement d’Unité Nationale devra réaliser des réformes légales et appliquer des politiques destinées à garantir les droits de propriété et les libertés économiques établies par la Constitution. Elle procèdera à revoir et à corriger les mesures légales et les abus administratifs qui ont déterminé l’acquisition illicite d’entreprises, de terres et d’autres biens dans la dernière décennie”.

Ce qui signifie que sera développée une contre-révolution agraire.

• “Le gouvernement d’Unité Nationale prendra des mesures nécessairement graduelles pour démonter l’engrenage de permis, de pré-requis administratifs et autres obstacles qui freinent la production, le transport, le traitement et l’importation d’aliments, de fourrage, d’équipements, de produits et de matières premières”.

Soit le retour à la dérégulation de l’agriculture qui sera rendue au libre marché, avec avantages aux monopoles.

• “Sera mis en marche le processus de séparation entre entités publiques et activités productives ou commerciales sauf celles indispensables au traitement de la population de moindres ressources ou au maintien de réserves techniques qui dépassent la capacité de stockage du secteur privé”.

C’est-á-dire qu’on reviendra sur les formes de propriété sociale et on les privatisera, pour rendre au secteur privé le contrôle absolu de la chaîne agro-alimentaire.

Ce qui précède montre clairement le processus de contre-révolution qu’affronterait la société vénézuélienne si l’option de la bourgeoisie représentée par Capriles Radonski parvenait à la présidence. Ce qui est moins clair c’est comment peut s’affirmer “progressiste” une politique qui rend l’agriculture au capital, aux minorités et qui l’arrache à la population, aux majorités.

Le 7 octobre 2012 la société vénézuélienne devra choisir dans les urnes entre le modèle qui bénéficiera à la bourgeoisie et le modèle qui bénéficie aux majorités.

Jesse Chacón

Directeur GISXXI

www.gisxxi.org

Traduction : Thierry Deronne

URL de cet article : http://venezuelainfos.wordpress.com/2012/09/27/les-trois-morts-dargenis-ramirez/

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