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Eric Hobsbawm (1917-2012)

par Philippe Marlière

Publie le mardi 2 octobre 2012 par Philippe Marlière - Open-Publishing
6 commentaires

Je viens d’apprendre la mort d’Eric Hobsbawm à l’âge de 95 ans. Il y a quelques années, j’habitais dans Nassington Road en face de son domicile. Ces derniers temps, je croisais de en plus rarement sa frêle silhouette dans le parc de Hampstead Heath. Hobsbawm a vécu une longue, belle et fascinante vie. C’est un très grand historien marxiste et un homme fermement engagé dans les grands combats de la gauche britannique et internationale qui s’en est allé. Je reproduis, ci-dessous, un entretien qu’Eric Hobsbawm avait eu la gentillesse de m’accorder chez lui en janvier 2005.

Né au Caire en 1917, d’un père britannique et d’une mère autrichienne tous deux juifs, Eric Hobsbawm est présenté comme l’un des « grands historiens » du XXe siècle encore en vie. Auteur d’une œuvre considérable traduite dans le monde entier[1], Hobsbawm est aussi le témoin privilégié de ce siècle d’espoirs et de tragédies. Élevé dans la Vienne et le Berlin des années pré-nazies, il parvient à Londres peu de temps après la prise du pouvoir par Hitler. Dès ses années adolescentes à Berlin, Hobsbawm rejoint le parti communiste. Peu à peu il connaît ses premiers contacts avec le marxisme. Ce mariage politico-intellectuel dure depuis plus de soixante-dix années ; des années rythmées par le militantisme, des écrits engagés et la recherche scientifique. Intellectuel marxiste, amateur et critique de jazz, cosmopolite, « juif non-juif », Eric Hobsbawm a récemment publié ses mémoires, un ouvrage très remarqué de ce côté de la Manche[2].

Après un échange de courriers assez formel et un appel téléphonique pour prendre rendez-vous, Eric Hobsbawm me reçoit chez lui, un soir de janvier. Voûté et frêle, cet homme de 88 ans conserve pourtant dans l’allure un aspect juvénile. Il me salue d’une manière courtoise, bien qu’un peu distante. Il est 17h30, et quand je lui dis que je serai parti « bien avant son prochain rendez-vous à 19h » (il m’avait averti au téléphone qu’il était invité à dîner chez des amis à cette heure-là), il s’exclame d’une manière un peu bourrue : « Ah ! J’espère que vous serez parti bien avant cette heure ! »

Il me fait pénétrer dans son salon, dans sa grande maison victorienne qui borde le parc de Hampstead Heath, dans lequel Karl Marx emmenait pique-niquer sa famille. Nous sommes voisins : j’habite dans la même rue que lui depuis plus de trois ans. De la fenêtre de mon appartement, je le vois souvent se diriger vers le parc d’un pas lent et hésitant.

Il s’assied sur un sofa, je prends place sur un fauteuil à sa droite. Pour commencer, il me pose cette question un peu curieuse : « Etes-vous Français ? ». La conversation peine un peu à démarrer. Je lui dis que j’enseigne à University College London (UCL)[3]. Il me demande de lui préciser quelles sont mes fonctions. Il me questionne ensuite à propos du département d’histoire de mon université, dont il me dit qu’il « n’est pas aussi bon qu’il devrait être ». Je peine à lui répondre car j’ai cessé de fréquenter les membres de ce département depuis plusieurs années, car aucun historien à UCL ne travaille sur le temps présent.

Acharnement antimarxiste

Je lui parle de mon engagement politique, du rapport souvent compliqué entre travail scientifique et prise de position politique. Je lui décris à grands traits la gauche socialiste française, critique le programme néolibéral contenu dans la constitution européenne (qu’apparemment, il n’a pas lue). Je lui offre une copie dédicacée de mon livre consacré à Tony Blair et au New Labour. Il me demande qui en est l’éditeur. Je lui dis qu’à mon arrivée à Londres en 1994, j’avais espéré une rupture nette et claire avec le thatchérisme, même si je ne me faisais aucune illusion à propos de Blair. À l’évocation de son nom, Hobsbawm s’exclame : « Oh non ! ».

Je lui mentionne ma thèse consacrée à la « mémoire socialiste », soutenue à l’Institut universitaire européen de Florence, ainsi que le nom de mon directeur de thèse, Steven Lukes. Pour la première fois depuis que nous avons entamé cette conversation, il s’anime quelque peu. Il me dit bien connaître l’IUE, ainsi que Steven Lukes. Il évoque l’ouvrage que Lukes a consacré à Emile Durkheim.

Je lui ai apporté également un exemplaire du dernier numéro de Mouvements, une revue parisienne dont je suis le correspondant à Londres. Je voudrais l’interviewer pour cette revue, une longue interview, où je le ferais se raconter. J’y tiens beaucoup. Pas lui. Il n’est même pas chaud du tout. Dans son courrier initial, il m’a écrit qu’il « avait donné trop d’interviews » depuis la parution de ses mémoires. En lisant sa lettre, j’ai pensé qu’il se méfiait de moi, ne me connaissant pas. J’ai également imaginé qu’il conservait une rancune tenace contre la gauche française et le monde intellectuel français en général. Peut-être n’a-t-il pas pardonné la traduction tardive en français[4] et la réception hostile de son Age des extrêmes en France. Cet ouvrage a pourtant connu un succès retentissant dans le monde. Ce qu’il perçoit probablement comme l’expression d’un acharnement antimarxiste de la part des Français, semble avoir blessé ce francophile.

Je comprends surtout qu’il n’a plus envie de donner des interviews car cela le fatigue. Cela l’ennuie aussi : ces multiples interviews l’amènent à « se répéter continuellement ». Il me confie qu’il est souvent sollicité pour donner son point de vue sur toutes sortes de sujets. Il vient de terminer une série télévisée pour la BBC. Devant le feu des questions du journaliste, il a fini par s’impatienter : « je me suis déjà prononcé à de nombreuses reprises sur cette question. Allez lire dans mes ouvrages ce que j’ai pu écrire à ce sujet ! ».

Braudel, Furet, Le Roy-Ladurie, Bourdieu…

Il me demande quelle est mon opinion de Pierre Bourdieu, dont il était devenu proche : « Avec Marlene (son épouse), nous ne manquions jamais une occasion de le rencontrer quand nous allions a Paris ». Je lui explique que le climat dans le monde intellectuel français a changé depuis les désespérantes années soixante-dix/quatre-vingts (« nouveaux philosophes », postmodernisme, ralliement d’ex-communistes à la droite conservatrice et au néolibéralisme). Je lui dis que les choses auraient tendance à repartir dans la bonne direction (essor des mouvements sociaux, succès d’Attac, nouvelle génération d’universitaires plus ancrée à gauche et davantage ouverte vers l’extérieur…). Il me parle de ces anciens marxistes, qu’il a bien connus et qui sont allés rejoindre les rangs du néolibéraux ou de la droite de combat : François Furet (« qui n’a pas produit grand chose »), Annie Kriegel, Emmanuel Le Roy-Ladurie (« Je comprends mieux le passage à droite d’Emmanuel, en fait, il s’agit pour lui d’un ‘retour a la maison’ étant donné qu’il a été élevé dans un milieu réactionnaire. En outre, c’est un historien de talent. En tout cas, Braudel me disait toujours que Le Roy-Ladurie était le plus doué de sa génération »). Il qualifie Pierre Rosanvallon de « néoliberal », mentionne en passant Pierre Nora. Il évoque la dispute entre Bourdieu et Aron, se rappelle en souriant que Braudel n’appréciait pas beaucoup Bourdieu (« Probablement parce que Braudel n’était pas vraiment intéressé par la théorie… »).

Marlene nous rejoint brièvement. Elle est plus jeune que Hobsbawm. Elle me salue et me demande, dans un français sans accent, à quel endroit de la rue j’habite.

Hobsbawm et moi parlons ensuite du quotidien Le Monde. Il reconnaît qu’il ne le lit plus que de manière très irrégulière et il en déplore aujourd’hui le style et le contenu. Il me demande pourquoi Edwy Plenel a récemment démissionné de son poste de rédacteur en chef. Il se souvient avoir été interviewé par Plenel à l’occasion de la parution de son Age des extrêmes. Nous échangeons quelques banalités sur le déclin de la presse écrite et le développement des « nouvelles technologies ».

Racines

Je lui demande laquelle de ses deux influences culturelles majeures – allemande et britannique – est la plus importante. Il me répond qu’il se sent « Britannique » (« depuis le temps que je vis ici »), à defaut de pouvoir se dire « Anglais » (« mon père se disait Anglais, mais ce n’est plus possible de nos jours, car être Anglais, cela renvoie à une identité ethnique »). Voyageur infatigable, conférencier invité dans le monde entier, il concède une affection particulière pour l’Italie et l’Amérique latine, un continent où il fut reçu avec les égards réservés aux hommes politiques de tout premier plan. Il ne mentionne pas Israël auquel il ne consacre d’ailleurs que quelques lignes très critiques dans la première partie de ses mémoires. Il parle peu de l’Allemagne. Je voudrais savoir s’il pratique encore l’allemand : « Peu. Mais plus aujourd’hui qu’à une certaine époque. Ceci dit, je sais encore écrire dans cette langue. Mais ma langue forte – et depuis toujours – c’est l’anglais. C’est dans cette langue que j’ai mon style »). Il se sent Britannique, mais « quelque chose de très fort le rattache à l’Europe centrale », la Mitteleuropa de son enfance. Il appartient à cette catégorie rare de « vrais cosmopolites », c’est-à-dire d’individus qui sont naturellement à l’aise dans des contextes nationaux et culturels divers, mais qui se sentent aussi quelque peu étranger là où ils se trouvent : « c’est le lot de tous les juifs, n’est-ce pas ? », souligne-t-il.

Si l’histoire avait été toute autre et s’il était resté en Allemagne, serait-il devenu l’un des plus grands spécialistes du XXe siècle de l’histoire sociale ? Il n’en est pas sûr : « C’est la Grande-Bretagne qui a aiguisé mon intérêt pour l’histoire, je n’avais pas cette vocation au départ. En Allemagne ou en France, je me serais probablement tourné vers la philosophie ».

Je l’observe et tout en l’écoutant, mon esprit vagabonde, se perd. Cette pensée me fascine : il les a rencontrés tous, ou presque ! Il fut leur ami, leur collègue : Pablo Neruda, Fernand Braudel, Louis Althusser, Pierre Bourdieu, Che Guevarra, Fidel Castro, Palmiro Togliatti, Salvador Allende, Lula, Bertrand Russell, E.P Thompson, Isaac Deutscher, et tant d’autres encore, connus ou moins connus.

Il m’avait convié à un échange à bâtons rompus, un chat « sans engagement de sa part ». C’est pour cette raison que je m’abstiens de lui poser les questions qui m’importent vraiment : sur son engagement ininterrompu dans les partis communistes allemand et britannique entre 1934 et 1991, sa décision de rester dans le PCGB après le rapport Khrouchtchev, ses rencontres intellectuelles et politiques marquantes, son travail « d’historien marxiste » de renommée internationale, son étonnant ralliement à Neil Kinnock contre Tony Benn et l’aile gauche du parti travailliste en 1983, ses écrits politiques dans Marxism Today jusque 1991.

Le téléphone sonne. Il se lève et répond brièvement. Il est 18h30. Lorsqu’il raccroche, je me lève et prends congé. Il me reconduit à la porte. Je lui dis : « Au revoir, professeur Hobsbawm ». Il me salue : « Au revoir, Philippe ». Dans la rue, je me retourne et l’aperçois sur le pas de la porte. Le froid est vif. La porte se referme dans un bruit sec.

Hampstead (Londres), le 13 janvier 2005.

Messages

  • C’est une lourde perte.

    Un des derniers grands intellectuels marxistes internationaux.

    Une triste nouvelle, vraiment. La génération n’étant pas remplacée...

    La Louve

    • E. Hobsbawn écrivait, à peu près, dans " l’Age des Extrêmes" que les Services Publics en France étaient un îlot de socialisme, dans un océan de capitalisme. Cela nous le devions à l’idéologie communiste qui a fortement marqué le programme du CNR. L’idéologie communiste qui est encore aujourd’hui plus honnie dans notre pays qu’ailleurs, ce qui confine à une sorte de xénophobie officielle, au point que cela pose toujours de nombreux problèmes de relations avec de nombreux pays européens qui pourtant ont rompu depuis longtemps avec le "Socialisme réel."
      Son oeuvre historique tout comme celle d’Annie Lacroix-Riz, nous est plus que jamais nécessaire pour comprendre un monde contemporain et ses rapports de classe, nationaux et internationaux. Merci à ceux qui nous ont permis de connaître de tels érudits humanistes.

  • Mon cher Josip, Hobsbawm raconte dans ses memoires qu’il a ete le temoin en France du meilleur de la tradition ouvriere : des travailleurs politises en lutte et unis qui font reculer le patronat.

    • Dans son age des extreme, Éric Hobsbaum explique que c’est aussi le rapport des forces géopolitique créé au l’endemain de la second guerre mondiale par l’URSS en Europe qui a permis les grandes conquêtes sociales au XXeme siècles. Le projet ou les idees communistes sont sans doute une condition nécessaire, mais insuffisante.Sans ce rapport des force international au milieu du siecle, certaines de ses idees ne seraient restées qu’à l’état de projet en France.

  • interview etcommentaires
    source :

    http://www.scienceshumaines.com/capitalisme-et-socialisme-deux-systemes-allies-rencontre-avec-eric-j-hobsbawm_fr_106.html

    CITATION


    Capitalisme et socialisme : deux systèmes alliés ? Rencontre avec Eric J. Hobsbawm

    Historien du courant marxiste britannique, Eric J. Hobsbawm est un spécialiste du xixe siècle. Avec son dernier livre, son oeuvre dresse une histoire exhaustive du capitalisme, de ses débuts à aujourd’hui.


    Sciences Humaines
     : Vous êtes, à l’origine, un spécialiste du XIXe siècle. De ce « long XIXe siècle » que vous étudiez dans vos livres L’Ere des révolutions, L’Ere du capital et l’Ere des empires, jusqu’à L’Age des extrêmes, qui porte sur ce que vous appelez le « court XXe siècle », quel est le fil conducteur de votre oeuvre ?

    Eric John Hobsbawm
     : L’un des fils conducteurs de mon oeuvre est l’évolution du capitalisme dans les sociétés modernes et industrielles, depuis le xviiie siècle : sa naissance, la transition entre les systèmes antérieurs et les nouvelles sociétés qu’il engendre, d’un point de vue économique, social et culturel. L’histoire du capitalisme se caractérise par une succession de crises et de restructurations, en même temps qu’il continue à conquérir le monde.

    Un second fil conducteur de mes travaux est le thème de la globalisation de l’histoire du monde, à travers cette évolution très spécifique du capitalisme.

    Mon objectif central a été de faire une histoire sociale, une histoire des gens ordinaires et des masses laborieuses. Mes premières études portaient sur la réaction des individus, nés dans des sociétés traditionnelles, à l’arrivée de cette nouvelle société induite par le capitalisme et ce que l’on appelle la Révolution industrielle, sur l’impact et le bouleversement des modes de vie des individus, hommes et femmes.

    A partir du milieu du xviiie siècle, on observe le début d’une construction de l’économie mondiale, fondée sur le commerce et les échanges entre les colonies et les centres européens, entre les régions arriérées de l’Europe et les Etats avancés. En même temps se produit une percée d’ordre politique avec la Révolution américaine et la Révolution française. Vers la fin du xviiie siècle, on observe donc de grands changements, à la fois économiques et politiques. C’est ce que j’ai appelé « l’ère des révolutions », sans toutefois qu’il y ait de liens organiques entre ces deux types de mutation.

    Le capitalisme a constitué un tel bouleversement dans toutes les sociétés d’Europe - occidentale et centrale - qu’il reste tout au long de son existence très problématique. Il a détruit les bases des fonctionnements antérieurs et, tout en apportant un progrès énorme, il a créé des problèmes sociaux et politiques. Il a donc généré des réactions dès le début de son existence (dès les années 1820), et des projets qui visaient à le remplacer par d’autres formes de société : des conceptions socialistes sont très vite apparues, en réaction au capitalisme.
    SH  : A la fin de L’Ere des empires (qui porte sur la période 1875-1914), vous annoncez le déclin de la bourgeoisie et du système dont elle est issue, le capitalisme. Pourtant, on s’aperçoit aujourd’hui que ce système a survécu...

    E.J.H.  : Au xixe siècle, on a d’abord envisagé la possibilité de remplacer le capitalisme par une société qui ne soit plus fondée sur le marché libre et la concurrence, et le retour à un système où règne la coopération. C’est ce que les Anglais ont appelé le commonwealth coopératif (l’équivalent de la chose publique, la res publica...). A partir de là se sont développées les idées socialistes. Mais il y avait aussi ceux qui voulaient un retour au passé, en réaction contre toutes ces nouveautés. L’Eglise catholique, en particulier, s’en est faite l’expression pendant tout le xixe siècle et une bonne partie du xxe.

    A chaque phase de son évolution, le capitalisme a connu une période de grand progrès matériel et technologique, un bond en avant suivi d’une crise.

    Ainsi, en France, le xixe siècle de la bourgeoisie conquérante s’est terminé par une grande crise, qui a donné naissance à plusieurs phénomènes : d’une part, des progrès démocratiques en politique ; d’autre part, un important mouvement ouvrier qui voulait fonder une société nouvelle ; mais aussi à des réactions nationalistes, antisémites, xénophobes... Ces tendances ont été très prégnantes dans l’histoire de la France et celle de l’Allemagne, moins évidentes en Angleterre.

    Les libéraux du xixe siècle croyaient à un lien organique entre le progrès matériel et le progrès moral. Ils pensaient que ces progrès continueraient toujours : progrès de l’instruction publique et de la civilisation, progrès pour rendre la guerre plus civilisée (comme par exemple les conventions de La Haye)... Pourtant, cette société bourgeoise qui avait tant progressé est arrivée à un point mort. Certains se sont aperçu, dès le début du xxe siècle, que la démocratisation en politique, la globalisation de l’économie et même les progrès de la culture n’étaient pas linéaires.

    C’est précisément l’écroulement de la société bourgeoise à partir de 1914 qui a donné lieu à cette première période du xxe siècle que j’appelle, dans mon dernier livre, « l’ère des catastrophes » (1914-1945). Ensuite, une nouvelle restructuration du capitalisme a eu lieu pendant ce que j’appelle « l’âge d’or » (de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 70).

    SH  : Vous soulignez aussi, dans L’Age des extrêmes, que c’est grâce à l’URSS que le capitalisme a survécu. On constate qu’à chaque crise qu’il connaît, le capitalisme s’en sort et renaît...


    E.J.H
    . : C’est en effet sa caractéristique : déjà, en 1848, Marx et Engels croyaient qu’il était proche de l’agonie. Il y a eu un grand débat sur la faillite du capitalisme à la fin du xixe siècle. La Révolution russe en a été un symptôme, conséquence de cet écroulement de la société du xixe siècle qui n’aurait jamais pu se produire sans la situation de marasme politique et économique qui régnait au moment de la Première Guerre mondiale. Puis, en fin de compte, a eu lieu cet épisode extraordinaire où le capitalisme libéral et le bolchevisme se sont unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, contre la menace du nazisme. C’est à partir du moment où ces deux systèmes se sont alliés dans cette lutte commune que le capitalisme a pu se restructurer.

    L’« ère des catastrophes » (1914-1945) a montré que le capitalisme ne pouvait pas fonctionner simplement avec un marché totalement libre, aussi bien en ce qui concerne la circulation des produits, que celle des capitaux ou de la main-d’oeuvre... Depuis 1945, les pays capitalistes - y compris les Etats-Unis - ont envisagé la possibilité d’une économie dirigée, utilisant même une certaine planification, comme cela a été le cas en France. Tout cela est entré progressivement dans les moeurs, d’ailleurs, dès la grande crise économique des années 30 : l’expérience soviétique provoquait une certaine admiration quant à son apparent développement économique. Le fait de combiner l’entreprise privée avec la planification et un certain management macro-économique s’est ensuite généralisé, non seulement dans les démocraties occidentales mais aussi au Japon, en Corée... Cela a été la base du redressement des économies et de l’avance qu’elles ont prise jusqu’aux années 70.

    Depuis, plusieurs événements ont eu lieu : le déclin des régimes socialistes, une nouvelle phase de globalisation du capitalisme. Mais je pense aussi que le capitalisme est entré dans une nouvelle crise et qu’il n’a pas encore, jusqu’à présent, trouvé son nouveau mode de restructuration. Je pense cependant qu’il va survivre et se restructurer une nouvelle fois, puisqu’il évolue selon une règle de « création destructrice », comme l’a montré Joseph A. Schumpeter.

    Mais je crois aussi que, d’une certaine manière, le capitalisme a atteint ses limites. Pour fonctionner, il avait jusqu’à maintenant bénéficié, sans le savoir, des acquis du passé : le sentiment de solidarité familiale, de devoir social, une certaine moralité... Aujourd’hui, ces bases s’effritent et sa survie devient problématique. La croissance globale à laquelle nous assistons a une rapidité extraordinaire, elle crée elle-même des problèmes que l’économie de marché ne pourra pas résoudre. Par exemple, les problèmes écologiques menacent la planète et nécessitent un contrôle qui fait appel aux décisions politiques des Etats. Or, l’expansion du capitalisme fait que sa survie est devenue incompatible avec les Etats-nations. Ce n’est pas le marché qui peut résoudre ces problèmes.

    SH : Beaucoup d’historiens classent les systèmes fascistes et communistes sous la même étiquette de totalitarisme. Récusez-vous ces analyses ?


    E.J.H.
     : Bien évidemment. Il y a en fait deux histoires de l’URSS. L’histoire intérieure n’a pas marché. Staline a été pour les Russes un tyran, bien qu’il reste dans l’histoire de la Russie une très grande figure - figure noire certes -, à l’image de Pierre le Grand. Mais il faut bien l’avouer, le coût humain du régime soviétique a été énorme et insupportable.

    En revanche, l’effet de la Révolution bolchévique sur l’histoire du monde est tout autre. A l’étranger, Staline a eu l’image d’un libérateur, pour les Italiens par exemple, quand ils ont pu se libérer du fascisme en 1943. Pendant la guerre, pour les soldats anglais dont je faisais partie, nous avons eu le sentiment que l’armée russe, en tenant les troupes d’Hitler en échec, nous apportait le salut. Par ailleurs, après la guerre, le monde colonial s’est appuyé sur l’image qu’incarnait l’URSS pour se libérer du joug des impérialismes et s’émanciper.

    Dans une certaine mesure, l’URSS a joué le rôle d’agence de libération. Les soviétiques ont donné leur appui aux partis de libération dans les pays colonisés, en Inde, en Afrique du Sud... On est là confronté à un paradoxe : l’un des pires régimes de la planète a joué un rôle positif sur la scène mondiale. C’est là que s’enracinent toutes les controverses politiques actuelles autour du socialisme.
    SH : Comment analysez-vous l’échec des systèmes socialistes, en ce qui concerne leur histoire intérieure ?

    E.J.H.
     : Le principe sur lequel reposait le fonctionnement intérieur de ces régimes était fou, c’était un rêve messianique.

    Dans un sens, l’invention du parti unique est comparable à celui des monastères bénédictins du Moyen Age : les partis uniques en URSS, en Chine, etc., ont été un puissant outil social lorsqu’ils ont permis de restaurer l’Etat et les gouvernements de pays qui étaient dans des situations d’écroulement et de chaos. Mais, au-delà de cette compétence à conduire des économies de guerre, on ne peut construire le développement par le travail forcé comme cela a été fait, par exemple, pour l’exploitation des ressources de la Sibérie. Le goulag pour assurer la croissance économique est tout aussi condamnable que l’esclavage qui servait à assurer la production de sucre, de tabac ou de coton. Quand ces régimes ont cherché à revenir à une économie moins radicale, en combinant un peu de secteur privé avec le secteur public, ils ont échoué.

    Une classe moyenne s’était créée, et c’est précisément elle qui s’est mise à refuser le système dont elle était issue, à partir de la fin des années 70. Ce paradoxe avait été prédit par Karl Marx : pour lui, à un certain degré de développement d’une société, les institutions politiques rentrent de plus en plus en contradiction avec les réalités sociales et économiques. C’est ce qui s’est passé en URSS, où les structures étatiques sont devenues inadaptées et obsolètes, en décalage avec les besoins de modernisation que réclamait le développement économique du pays.

    SH : Quel a été votre engagement personnel dans le communisme ? Où en êtes-vous aujourd’hui ?

    E.J.H.  : Je suis un homme de gauche. Ma conviction est qu’il faut défendre les intérêts des gens ordinaires. Nous, les élites, les riches, les intelligents, nous ne sommes pas à plaindre. Mais il est intolérable pour moi de dire : « Que les autres se débrouillent ! » Une société doit oeuvrer à réduire les inégalités et agir dans l’intérêt de tous (et c’était l’objectif du socialisme). Nos sociétés futures devront inventer un tel régime - qu’il s’appelle socialiste, ou autre - en laissant la liberté à tous, même aux Eglises...

    J’ai été un adhérent communiste jusqu’au moment de la déstalinisation. Je suis depuis resté sympathisant, j’ai refusé d’abandonner par fidélité à ma vie même, et surtout à ce qui a été une grande cause émancipatrice dans l’esprit de tous ceux qui y ont adhéré. Beaucoup d’entre eux n’avaient pour vivre qu’un salaire d’ouvrier et ont connu, sous le fascisme, les persécutions ou la mort. Pour moi qui n’ai pas connu cela, je pense que la moindre des choses était de ne pas accepter les avantages que l’on m’offrirait sûrement si je quittais le Parti.

    SH :
    Vous avez fondé en Angleterre la revue Past and Present, proche de la revue française de l’Ecole des Annales. Comment jugez-vous les évolutions de la discipline historique aujourd’hui ?

    E.J.H.
     : Le problème central de l’histoire, qui ne devrait pas être perdu de vue, même si les historiens ont des spécialités très différentes, est que l’histoire des hommes et des sociétés prolonge la longue histoire de l’évolution. Comment, depuis l’état de notre espèce, proche du singe, en sommes-nous arrivés à la situation actuelle ? Voilà la question dont toute histoire sérieuse doit tenir compte.

    Par ailleurs, je recuse le mouvement récent de relativisme historique, appelé chez nous le postmodernisme. Bien que ce soient les historiens marxistes qui aient été les premiers à avoir réagi contre l’histoire positiviste : la réalité est toujours décrite à travers le point de vue d’une époque, d’une classe sociale. Bien sûr, en écrivant l’histoire, on fait de la littérature, il existe une part pour la narration. Mais on se doit de respecter les critères qui permettent de débattre et font que l’histoire reste malgré tout une discipline scientifique.

    Nous sommes tous enracinés dans le passé, et la dimension historique est essentielle pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il existe en outre certaines tâches de l’historien qui me paraissent très sympathiques : Ernest Renan, dans son Discours sur les nations, disait que la méconnaissance de l’histoire et l’erreur historique font partie intégrante de la formation des nations ; et que le progrès des sciences historiques est assez souvent un danger pour l’idée de nation. Personnellement, en tant qu’historien, je voudrais bien être un danger pour l’idée de nation et les nationalismes, et j’ai fait de mon mieux pour cela.

    FIN de Citation

    A.C