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La dernière visite d’un médecin de campagne

par Florence Richard

Publie le vendredi 16 novembre 2012 par Florence Richard - Open-Publishing

C’est avec son remplaçant qu’il aurait voulu arriver. Il n’en a pas trouvé. Il n’est pas venu les mains vides mais avec ses dossiers médicaux. Il s’est laissé deux mois pour dire au revoir à ses patients. Le Dr Georges Vieilledent débute sa grande tournée d’adieux le jour de sa retraite, le 1er octobre. Depuis, il parcourt les routes du canton de Saugues, en Haute-Loire, à la rencontre des nombreuses familles qu’il a soignées sur trois, quatre, parfois cinq générations. «  Il sait tout de nous. Il partage nos peines, nos bonheurs, notre vie depuis toujours  », ­raconte Marthe, qui a poussé pour la première fois la porte de son cabinet en 1973. Ces quarante années de consultations, d’examens, de diagnostics sont compilées dans le dossier jauni qu’elle tient entre ses mains. Le Moulard, un hameau d’une dizaine de maisons en pierre v­olcanique, où le four à pain fonctionne toujours, se trouve à une trentaine de kilomètres de Saugues. Le Dr Vieilledent s’est installé comme généraliste en 1968. «  Quelle idée vous prend de nous quitter  ? Qu’est-ce qu’on va devenir  ?  » s’inquiète la vieille dame de 82 ans. «  Vous savez, Marthe, je ne suis plus tout jeune. A mon âge, j’ai peur de faire comme monsieur.  » «  Monsieur  », c’est son mari, décédé un mois plus tôt. «  Il se voyait partir, docteur, et vous êtes venu veiller sur lui toute la nuit. A 8 heures, vous étiez toujours là  », ­remercie-t-elle encore. Georges Vieilledent se souvient. Cette nuit-là, il ne s’est pas ­occupé d’un patient mais d’un ami.

La conversation va durer quinze minutes mais les adieux resteront ­pudiques. Pas de larmes, ce n’est pas le genre de la maison. Ce n’est qu’une fois à l’extérieur, loin des oreilles toujours affûtées de l’octogénaire, que le docteur confie son inquiétude  : «  Je me demande ce qu’elle va devenir. Elle est tellement éloignée de tout médecin, ici  ! J’ai le sentiment de l’abandonner.  » Dans le canton, il ne reste que deux généralistes, déjà sexagénaires, pour soigner plus de 4 500 personnes. Une précarité médicale qui a incité le Dr Vieilledent à retarder au maximum l’échéance de la retraite. Mais il a maintenant 73 ans et craint l’erreur médicale, le mauvais diagnostic, une inattention qui coûterait une vie. Pour autant, il ne sent pas la fatigue. Ce passionné n’a jamais compté ses heures, parcourant de 30 000 à 50 000 kilomètres chaque année. «  Je ne supporte pas de voir les autres souffrir, c’est cela qui me fait tenir.  » Aider.

Georges Vieilledent est né en 1939, dans le désert algérien où son père officiait comme agent préfectoral. Sa ­vocation se révèle à l’âge de 15 ans devant le film «  Il est minuit docteur ­Schweitzer  », le parcours d’un pasteur et médecin confronté à la malaria au Gabon. Elevé chez les jésuites, le jeune homme rejoint la France après le bac et s’inscrit à la faculté de ­Montpellier, sans rien oublier de son enfance et de son adolescence. «  Je suis et je reste un homme du désert.  » Son désert, il le trouve en Haute-Loire, vert et ­vallonné, le dernier dimanche de mai 1968. Il sera le Dr Schweitzer de ce pays rural blotti dans les monts de la Margeride, à plus de 1 000 mètres d’altitude, à la lisière du Cantal et de la Lozère. «  Mon frère, pharmacien dans le village, avait invité à dîner un des médecins de la commune qui prenait sa retraite. Au détour de la conversation, ce dernier m’a proposé de reprendre son cabinet. Mon père m’a vivement encouragé. Il craignait le climat social de l’époque. Je me suis dit que j’allais faire plaisir à ma famille en restant ici six mois. Je ne suis jamais ­reparti…  » Il aurait pu s’inquiéter ­devant l’impatience de son prédécesseur qui l’attendait au cabinet, ses ­valises déjà bouclées. Pendant un an, le Dr Vieilledent est le seul médecin du canton. Il se souvient de «  la masse considérable de travail  ». «  Dans les ­années 70, les patients débarquaient en bus de tout le canton et même au-delà. Très peu de personnes avaient une voiture. Les gens faisaient la queue à partir de 7 heures le matin, c’était fou  », se souvient Yvonne. Elle est sa secrétaire et femme à tout faire ­depuis 1976. Respectant les directives de la Sécurité sociale, le docteur a dû s’équiper d’un ordinateur, c’est Yvonne qui l’allume chaque matin et l’éteint en fin de journée. Aux yeux du médecin, l’objet reste un gadget sans grand intérêt, aux fonctionnalités obscures. Il le fuit comme la peste.
A 73 ans, il est obligé de les abandonner. Il craint l’erreur médicale, le mauvais diagnostic

En 1982, le Dr Vieilledent est pour Paris Match le symbole de cette médecine traditionnelle que l’arrivée de la gauche au pouvoir doit révolutionner. Quelles étaient les réformes en cours  ? Mises en œuvre ou non, il ne s’en ­souvient pas. A l’époque, son rythme de travail est tel qu’il ne lui permet pas d’accorder plus d’une demi-heure de pause déjeuner aux journalistes.
Le docteur n’est pas nostalgique. Les nouveaux moyens de communication lui ont considérablement facilité la tâche, l’évolution des techniques médicales aussi. Il porte néanmoins un regard extrêmement critique sur la pratique actuelle de la médecine. «  La santé et l’argent ne sont pas compatibles  », répète-t-il, en pointant du doigt les «  patrons  ». Il aimerait que leur statut soit mieux encadré, qu’ils soient contraints de faire un choix entre exercice et enseignement, public et privé. «  La médecine, c’est le patient d’abord  », dit-il. Le patient, toujours le patient, qu’il faut écouter, questionner, et à qui il faut accorder du temps parce qu’il n’y a pas de bon diagnostic sans le temps. «  Les jeunes se contentent d’entrer les symptômes dans l’ordinateur pour obtenir une réponse qui ne sera certainement pas la bonne  », dit-il. Il rêve que les étudiants se frottent à la réalité du terrain à partir de leur troisième année de faculté. «  Un médecin devrait être opérationnel dès l’âge de 25 ou 26 ans, 27 ans maximum pour les spécialistes. Que voulez-vous  ! A 30 ans, après dix années d’études, ils désirent fonder une famille, construire une maison, et ne veulent surtout pas s’enterrer dans les campagnes.  » Il ne manque pourtant pas d’arguments pour les convaincre  : «  On voit ici des choses médicalement très intéressantes. On est confronté à tout, de l’accident de voiture au traumatisme crânien, des maladies congénitales aux pathologies infectieuses, hormonales ou psychiatriques.  » Il n’est pas le seul à ne pas comprendre le désintérêt des jeunes médecins pour Saugues. Le maire de Thoras, un village du canton, est dans le même cas  : «  Les gens sont accueillants et considèrent le médecin comme un membre de la famille. C’est simple, ici, on écoute le maire et le médecin. Et Le Puy-en-Velay, la préfecture, n’est qu’à quarante minutes de voiture. Ce n’est pas si loin.  » Les élus de la communauté de communes du pays de Saugues vont jusqu’à afficher des annonces dans les facultés de médecine. Ils écument les Salons des professionnels du secteur médical. Mais leurs démarches, jusque-là, n’ont pas abouti.

En décembre 2011, le dernier stagiaire de Georges Vieilledent a décliné l’offre de prendre sa succession. «  Sa ­petite amie n’était pas prête à vivre ici. Et s’il avait décidé, malgré tout, de ­reprendre le cabinet, j’aurais peut-être culpabilisé d’être à l’origine d’une séparation  », confie-t-il. Le village s’est alors mobilisé. L’entreprise de conditionnement et de vente de champignons a proposé un poste à la jeune femme, comme directrice qualité. «  Quand le directeur a pris sa retraite, nous l’avons immédiatement appelée. Elle n’a pas répondu  », regrette le patron, Alain Borde. Fin ­novembre, Georges ­Vieilledent quittera Saugues et ses souvenirs pour s’installer dans le sud de la France. Il est temps de songer à la retraite. Il ne manque pas de projets. Il aimerait étudier la linguistique, un sujet qui le passionne. Le Dr Vieilledent n’est pas marié et n’a jamais eu d’enfants. Il a consacré sa vie à ses patients comme d’autres la consacrent à Dieu. L’image lui plaît, même s’il dit n’avoir jamais envisagé d’entrer dans les ordres. Dans les villages du canton de Saugues, les habitants ont depuis longtemps fait le deuil de leur curé. Aujourd’hui, ils craignent de ­devoir faire celui de leur médecin.Point final

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