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Que se passe-t-il en Grèce ?

Publie le mercredi 26 février 2003 par Open-Publishing

Jean Malifaud, Daniel Meyer
UFR de mathématiques, Université Paris 7,
175 rue du Chevaleret 75013, Paris
jean.malifaud@logique.jussieu.fr
dmeyer@math.jussieu.fr

Que se passe-t-il en Grèce ?

Les nouvelles qui nous parviennent de Grèce nous alarment et nous incitent à intervenir.

Depuis la fin juin 2002, la série d’arrestations opérées en Grèce est présentée comme une opération de démantèlement du « groupe terroriste du 17 Novembre ». La chute de la dictature militaire date de juillet 74, et l’actualité politique du pays a été ponctuée depuis 75 par une série d’attentats, d’actions spectaculaires et d’assassinats politiques qui ont porté la signature de ce groupe.

Le 29 juin, un homme nommé Savas Xiros s’est grièvement blessé alors qu’il entreprenait de placer une bombe dans les locaux d’une compagnie maritime. Il est emmené à l’hôpital Evangelismos, dont un étage est rapidement transformé en quartier de haute sécurité. Installés dans sa chambre, procureur et officiers de la police antiterroriste obtiennent de lui des aveux successifs : son appartenance au « 17 Novembre » et les noms de prétendus membres de cette organisation. Savas Xiros est interrogé dans sa chambre d’hôpital sans être placé sous mandat, alors que l’accès de sa chambre est interdit à son avocat.
Suivent dix-sept arrestations. Interrogés dans les locaux de la police antiterroriste, où ils ont été gardés jusqu’à quinze jours, certains reconnaissent appartenir ou avoir appartenu au « 17 Novembre », et certains ont désigné Alexandre Giotopoulos comme chef de cette organisation. D’autres, dont Alexandre Giotopoulos, nient toute implication dans cette affaire.
Une campagne médiatique, qui accompagne l’enquête policière se déchaîne pour infléchir la conduite politique de l’affaire et fabriquer la culpabilité de personnes soigneusement choisies. Depuis six mois, ce sujet a rarement quitté la une des journaux, des radios et des chaînes de télévisions. Durant tout l’été, on a régulièrement encouragé à la délation sur certaines chaînes. La vie privée de nombreuses personnes (qui sont de simples proches des dix-huit personnes arrêtées ou même des gens qui n’ont aucun rapport avec elles) a été publiquement étalée à travers des dénonciations (parfois rémunérées) de voisins, d’anonymes, de passants ou de journalistes. Tout le climat politique a été piégé dans un vaste « reality-show ». Ainsi, plusieurs personnes ont été accusées par les médias, sans le moindre fondement ou élément de preuve, d’être ou d’avoir été des membres du « 17 Novembre ».
Le carnet d’adresses de Maïté Peynaud, la compagne française d’Alexandre Giotopoulos, a été transmis par les autorités à la presse, et de nombreux extraits en ont été publiés, tandis que certains journalistes se permettaient de faire leur émission « d’information » en direct en téléphonant aux numéros du carnet. Maïté Peynaud est l’objet d’une campagne de dénigrement persistante, et pendant plusieurs semaines son arrestation a été présentée comme imminente.
Il est clair que de tels débordements ne concourent en aucune manière aux nécessités directes de l’enquête de police, mais qu’ils sont souvent rendus possibles et encouragés par les autorités.
Plus grave, Angelliki Sotiropoulou, la compagne de Koufodinas (celui-ci, comme Savas Xiros, s’est réclamé du « 17 Novembre »), a été traînée dans la boue par les médias, ce qui a permis de préparer l’opinion à « accepter l’évidence » de sa culpabilité, puis de l’inculper et de l’emprisonner sans un élément consistant à charge contre elle.
Iannis Sérifis a lui aussi été l’objet d’une préparation médiatique soutenue avant son inculpation et son incarcération, réalisées sur la seule base de témoignages contradictoires (et parfois rétractés) qui émanent d’autres inculpés.
Au nom de l’efficacité, des services secrets étrangers (américains, anglais, français, etc.) sont intervenus dans cette enquête de manière officielle, permanente et directe jusqu’en Grèce même. L’Intelligence Service s’est même permis de proposer des « interrogatoires amicaux » à certains citoyens grecs, et certains récalcitrants ont par la suite bénéficié de campagnes calomnieuses.
Dans ce climat, les avocats des détenus qui ne cessent d’alerter l’opinion ont du mal à faire entendre leur voix. Ils dénoncent pourtant les illégalités de la procédure et des conditions de détention.
Concrètement
1/ Chaque détenu impliqué dans cette affaire est enfermé dans une cellule de cinq mètres carrés située en demi-sous-sol, humide, pour ainsi dire non aérée, dont il ne sort que trois heures par jour dans une courette vide de trente mètres carrés. Il dort sur un matelas trempé, et se trouve placé dans des conditions sanitaires indécentes et insalubres.
2/ En complète contradiction avec tout principe permettant la tenue d’un procès équitable, et en violation du code pénitentiaire, il ne peut s’entretenir avec son avocat que cinq heures par semaine. Cette mesure est appliquée aux dix-huit détenus accusés d’être membres du « 17 Novembre ». Le code pénitentiaire prévoit que tout prisonnier inculpé peut voir son avocat jusqu’à cinq heures par jour.
3/ De plus, les entretiens avec l’avocat se déroulent derrière une vitre de séparation, ils sont enregistrés et parfois communiqués à la presse par les autorités. Aucun document écrit ne peut être échangé. Dans ces conditions, on ne peut parler de préparation de la défense.
4/ Seule femme détenue dans le cadre de cette affaire, Angelliki Sotiropoulou a été maintenue dans un isolement complet. Elle ne pouvait sortir avec ses codétenus sous le prétexte que ce sont des hommes (on « respecte » dans ce cas le code pénitentiaire !). On lui refusait aussi de sortir avec les autres femmes, prétextant que ce sont des détenues de droit commun. Mais quel est donc son statut, ni politique, ni droit commun ? Le 10 décembre elle a entamé une grève de la faim qui a duré vingt-deux jours, afin d’obtenir la levée de son isolement. Elle vient seulement de l’obtenir, et revendique toujours de pouvoir, conformément aux règles prévues par le code pénitentiaire pour les prisonnières de droit commun, rencontrer son fils de douze ans sans qu’ils soient séparés par des vitres, ainsi que son mari.
5/ L’organisation du procès s’oriente vers un déni de justice : jurys composés spécialement de magistrats tirés au sort dans une liste soigneusement présélectionnée, absence de jurés populaires, couverture médiatique contrôlée, tout semble faire dériver la procédure vers le cadre du tribunal d’exception. La composition des jurys paraît d’abord répondre à une demande formulée par les Etats-Unis.
6/ Des menaces existent, que certains de ces détenus soient ultérieurement livrés aux Etats-Unis et y soient jugés pour des faits prescrits par la loi de leur pays, et ce dans le cadre de la nouvelle convention antiterroriste actuellement en cours de négociation entre les autorités concernées des pays de l’Union Européenne et des Etats-Unis.
Enfin, les avocats contestent le fait que l’on puisse inscrire comme élément à charge dans le dossier d’instruction les dépositions préliminaires recueillies avant l’ouverture de l’enquête judiciaire. Ils demandent aussi la nullité des éléments à charge qui ont été produits sous la seule responsabilité des services policiers, sans la présence des avocats.
Il faut souligner ici que la plupart des inculpés ont rétracté leurs aveux, ont parlé de chantage, de pressions intenses, de passages à tabac et d’aveux préfabriqués, voire de drogues administrées pour « faciliter » leur consentement à signer des dépositions rédigées à l’avance. Selon Vassilis Tzortzatos et son avocat, des mitraillettes étaient braquées sur lui lors de sa déposition devant le juge d’instruction. Le détenu vient d’intenter une action en justice contre la police et demande qu’un médecin légiste constate les ecchymoses causées par les violences exercées sur sa personne.

Nous disons notre complet désaccord avec les actions menées par le « 17 Novembre ».
Mais, attachés à l’état de droit en France et dans l’Union Européenne, nous voulons dénoncer cette situation, avec les avocats, et affirmer avec force que dans toute procédure judiciaire la présomption d’innocence doit jouer tout son rôle, les droits de la défense doivent pouvoir s’exercer pleinement. Dans un état de droit, les conditions de détention des prévenus doivent répondre à une série de règles fixées par un code, les inculpés doivent disposer des moyens d’assurer leur défense, la procédure d’instruction doit permettre à cette défense de s’organiser, les conditions du procès ne doivent pas prendre un caractère exceptionnel, ouvert à tous les abus et à toutes les injustices, elles doivent être celles qui sont en vigueur dans le pays et elles doivent respecter le cadre général législatif européen, la publicité des débats du procès doit être garantie.
Ce qui nous inquiète profondément, c’est qu’au-delà du démantèlement du « 17 Novembre », on assiste en Grèce à une opération qui vise à discréditer la gauche, le mouvement social, et la résistance à la dictature. Ceci est manifeste dans la campagne des médias et se concrétise dans le choix des personnes visées et de celles qui sont inculpées. Rendre leur implication possible nécessitait à la fois la mise en place d’une vaste intoxication médiatique, l’installation d’un climat de peur, et la préfabrication grossière de scénarios de culpabilité. Toute une série de dépositions ainsi préparées furent ensuite « recueillies » avec plus ou moins de succès, selon des méthodes qui n’ont rien à voir avec la recherche de la manifestation de la vérité, au point que ces dépositions finissent par constituer souvent un tissu de contradictions.
Ce climat doit être rapproché du fait que, depuis la chute des colonels, aucun bilan complet des disparitions, tortures, crimes et déportations de la dictature n’a été produit par l’Etat, aucune condamnation (mise à part celle des plus hauts responsables politiques de la junte) n’a frappé les principaux acteurs de cette terreur d’Etat. Nombre d’entre eux ont tranquillement poursuivi leur carrière dans l’Etat grec.
Dans le cadre des mesures prises par l’Union Européenne, le gouvernement grec a entrepris de reculer de vingt à trente ans le délai de prescription pour les actes de terrorisme, ce qui inclut donc une partie des années de dictature. Il est intolérable que l’on cherche aujourd’hui, à la faveur de cette affaire, à criminaliser la résistance à l’oppression de la dictature (rappelons le massacre d’une soixantaine d’étudiants lors de la prise par les militaires de l’école polytechnique d’Athènes, le 17 novembre 1973), et que l’on prenne comme cibles de cette campagne des militants qui se sont dressés contre les colonels. Il en va ainsi de Giotopoulos, Psaradellis et Sérifis.
Les arrestations de militants qui ont lutté contre la dictature servent à jeter le discrédit sur la résistance aux colonels et sur le mouvement populaire de la période qui a suivi leur chute. Iannis Sérifis, syndicaliste combatif, militant anti-mondialisation, avait déjà été accusé, emprisonné durant un an et demi, puis acquitté. Avec son arrestation, c’est le mouvement de masse qui était visé. A la suite du mouvement de protestation qui a suivi cette nouvelle arrestation, il a été libéré sous caution (de trente mille euros) le 29 décembre, mais reste cependant inculpé.
L’intensité de la campagne médiatique contre Giotopoulos vise à faire paraître absurde toute affirmation de son innocence. On lui destinait le rôle principal de la pièce. La préparation de la mise en scène de cette affaire et sa focalisation sur Giotopoulos précèdent l’explosion du 29 juin 2002, les services de renseignement britanniques y sont impliqués. Ceux-ci avaient manifesté leur intérêt pour les connaissances de Giotopoulos longtemps avant le 29 juin, y compris en France. En fait, on lui a attribué le rôle du « chef ».
Une fois les « aveux » de Savas Xiros obtenus, Alexandre Giotopoulos a été arrêté fin juillet, dans l’île de Lipsi. Militant politique, ayant participé à la résistance contre la dictature durant la période 1967-1974, il avait été condamné par contumace par un tribunal militaire spécial de la junte et a vécu depuis ce temps sous le nom de Michel Ikonomou, au début à cause de l’instabilité de la situation politique en Grèce, puis pour la raison qu’on le connaissait désormais sous ce nom. Ne pas avoir effectué son service militaire et avoir gardé son identité d’emprunt font de lui un suspect ou un coupable idéal. Certains des signataires de ce texte, qui l’ont connu à cette époque, sont fiers d’avoir soutenu, avec leurs faibles moyens, les actions de la résistance à la dictature. La façon dont a été montée l’accusation fait planer un doute plus que légitime sur sa culpabilité. Depuis son arrestation, et bien qu’il soit présenté comme le responsable du « 17 Novembre », il nie de manière catégorique toute implication dans cette organisation. Il déclare que les éléments à charge contre lui ont été fabriqués. Avec son avocat, il conteste la validité des éléments graphologiques à charge produits par la sûreté et dénonce le fait de ne pas avoir pu jusqu’à présent procéder à une contre-expertise, comme le prévoit la loi.
Durant quatre mois, il a été maintenu dans un isolement presque total, alors que le code grec prévoit l’isolement comme peine en cas d’infraction à la discipline, et pour une courte durée seulement. Il ne reçoit du courrier que depuis le 24 novembre. La correspondance antérieure à cette date a été confisquée, sans que lui-même ou son avocat n’aient été informés de la saisie, et malgré la levée de cette saisie, elle ne lui a pas été restituée. Inscrit à l’Université Paris 7, il n’a encore rien reçu du matériel d’enseignement envoyé par cette université. En dehors de son avocat, il ne reçoit que les visites de sa compagne et d’un membre de sa famille, chaque visite étant d’une demi-heure par semaine.
Alors que les médias diffusent à longueur de journées la version de l’accusation qui le présente comme le chef et le responsable idéologique du « 17 Novembre », une interview qu’il a pu donner pour répondre, et se défendre devant l’opinion publique, a été sanctionnée par cinq jours de cachot.
Les conditions de détention qu’il endure favorisent sans aucun doute une déstructuration de sa personnalité, ayant pour conséquence d’énormes difficultés à conduire sa défense.