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Soif d’idéal et utopies réfractaires

Publie le mercredi 30 mars 2005 par Open-Publishing
2 commentaires

Contre le chloroforme de la marchandisation on peut préférer la mélancolie critique d’Alain Souchon dans « Foule sentimentale ».

Par Philippe CORCUFF

Le pays serait morose. Une petite brise de contestation sociale lui a toutefois redonné un air enjoué. Rien à voir avec « la positive attitude » que Jean-Pierre Raffarin a emprunté à Lorie, « philosophe » de maternelle, en paravent de sa conservatrice attitude. Les lycéens ne s’y sont pas trompés qui ont renvoyé ce marketing jeuniste à la sénilité publicitaire de ses concepteurs. Le conservatisme de nos gouvernants alterne alors le bâton du détricotage libéral des services publics et les carottes râpées d’infimes augmentations salariales saupoudrées sur la salade de l’austérité budgétaire.

On peut préférer la mélancolie critique d’Alain Souchon dans Foule sentimentale. « Oh la la la vie en rose/le rose qu’on nous propose/d’avoir les quantités d’choses/qui donnent envie d’autre chose. » Contre le chloroforme de la marchandisation du monde, ses inégalités, ses violences, une envie d’ailleurs nous saisit encore. « On nous inflige/des désirs qui nous affligent. » Appauvris de sens par la commercialisation de nos désirs, nous nous tournons vers le passé de nos imaginaires, quand changer la vie semblait possible. Non pas pour nous enfermer dans le culte d’hier, dans une nostalgique attitude, mais pour réinstaller l’horizon de mondes différents à venir. « Un mieux, un rêve, un cheval. » Au coeur de notre présent mélancolique : un autre passé pour un autre avenir.

Notre mélancolie révèle des sonorités européennes. Nous nous sentons pleinement européens, parce que c’est une étape vers la République cosmopolite des Lumières et « l’Internationale sera le genre humain » du mouvement ouvrier. Nous exécrons les replis nationalistes et la façon dont un de Villiers tente de surfer sur les passions islamophobes à propos de la Turquie. Mais la critique reprend ses droits quand nous lisons le traité constitutionnel européen. Nous attendions l’émergence d’une civilisation distincte du capitalisme américain. Nous y apprenons, dans la définition des « objectifs de l’Union », que « la liberté » est mise sur le même plan qu’« un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (article I-3.2). Quelle enthousiasmante « civilisation » marchande ! Eberlués, nous découvrons que, dans la hiérarchie des « libertés fondamentales », « la libre circulation des personnes » serait équivalente à « la libre circulation des marchandises et des capitaux » (article I-4.1) ! En quoi ce modèle européen est-il si différent du modèle américain, dont on condamne aisément les outrances pour, en fin de compte, en partager les dogmes fondamentaux ? Et puis, afin d’achever de nous abasourdir, nous tombons sur des règles constitutionnelles dignes d’une civilisation socialement avancée : « Prix stables, finances publiques et conditions monétaires saines et balance des paiements stable », comme « principes directeurs » de toute politique économique et monétaire (article III-177). Une civilisation qu’on propose d’ailleurs d’étendre au reste du monde, en encourageant « l’intégration de tous les pays dans l’économie mondiale, y compris par la suppression progressive des obstacles au commerce international » (article III-292.2.e). La civilisation internationale du business ! Et nous qui espérions voir miroiter les lampions d’autres mondes possibles. Nous, « attirés par les étoiles, les voiles/que des choses pas commerciales ».

Dans ce cadre, l’alliance UMP-UDF-PS-Verts pour le oui est-elle étonnante ? Les socialistes font mine de s’opposer aux orientations dérégulatrices du gouvernement français, tout en demeurant en phase sur le terrain européen avec leur réorientation sociale-libérale de 1983. Ils souscrivent à un carcan néolibéral renommé joliment Europe, qui les contraindra à suivre demain des politiques similaires à celles de leurs adversaires électoraux d’aujourd’hui. Les critiques adressées aux projets gouvernementaux par la gauche hollandique ne seraient-elles alors motivées que par les attraits du retour au pouvoir ? « Il faut voir comme on nous parle, comme on nous parle. » Encore des désillusions en perspective, avec à la clé une dangereuse dévalorisation de la politique, l’extrême droite au coin du bois. « Tout ce qui a un début a une fin », lance cependant l’oracle de Matrix, la trilogie des frères Wachowski. Le non mélancolique et européen au traité constitutionnel pourrait ébranler l’hégémonie de la matrice UMP/PS sur le champ politique français, voire faire reculer la puissance de la matrice néolibérale en l’Europe, ouvrant d’autres chemins.

Notre mélancolie a donc une tonalité résolument anticapitaliste. Mais pas comme avant. Notre anticapitalisme s’est humanisé au contact des échecs et des expériences criminelles qui se sont réclamés des espoirs émancipateurs. A l’écart des rhétoriques collectivistes qui ont longtemps dominé la gauche, nous avons aussi (re-) découvert, bien après Proudhon ou Bakounine, mais également un autre Marx, la question de l’individualité. La contradiction de l’individualité ne constitue-t-elle pas une des contradictions principales du capitalisme, à côté et en relation avec la contradiction capital/travail, et les inégalités qu’elle génère ? Le capitalisme (et encore davantage le néocapitalisme ultra-individualiste) met ainsi en tension des désirs d’individualisation excités par la marchandisation et les limites justement marchandes sur lesquelles viennent buter les aspirations à une individualité créatrice. La réduction commerciale des désirs enferme la subjectivité, stimulée d’une certaine manière par le capitalisme, dans des murs étroits, unidimensionnels, en engendrant frustrations et ressentiments.

Notre mélancolie anticapitaliste ne peut, non plus, se contenter des simplismes d’une anti- « pensée unique » unique. « D’autres mondes sont possibles », et non pas un autre monde, exclusif, comme s’il n’y avait qu’une seule direction, celle de la certitude insensible au tragique de l’histoire. Cabossés par les bleus à l’âme de nos existences bringuebalantes, nous ne cherchons plus, contrairement à quelques autistes aveugles à leurs propres faiblesses, l’absolu et la pureté. Trop d’impasses et de désenchantements sont passés par là. Dès maintenant, nous aspirons à explorer patiemment d’autres vies à la mesure de nos fragilités et de nos incertitudes. Nous nous savons fabriqués par nos erreurs autant que par nos bien relatifs succès. « Dérisions de nous dérisoires. »

Nous savons, d’autre part, que l’anticapitalisme ne suffit pas à circonscrire les sources d’oppression. A Auschwitz, les limites de l’inhumain n’ont pas été franchies par une logique principalement capitaliste. D’autres modes de domination ont engendré des barbaries et des génocides. D’autres violences esquintent notre quotidien (le sexisme, les racismes, l’homophobie, etc.) Une triple boussole éthique et politique se dessine à travers les noirceurs de notre monde : l’anticapitalisme/la pluralité des oppressions/l’horreur extrême constituée historiquement par la Shoah. Elle fournit des repères à notre entêtement à bâtir des convergences entre les luttes plus ou moins hétérogènes des opprimé-e-s. Sans perdre le lien avec les picotements utopiques de nos imaginaires. « Foules sentimentales/avec soif d’idéal »...

Dernier ouvrage paru : Nouveaux Défis pour la gauche radicale ­ Emancipation et individualité, en collaboration avec Antoine Artous (Editions le Bord de l’eau).

Par Philippe Corcuff maître de conférences de science politique
à l’Institut d’études politiques de Lyon.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=285672

Messages

  • Extrait : « A Auschwitz, les limites de l’inhumain n’ont pas été franchies par une logique principalement capitaliste. »

    Eh bien si justement, c’est pourquoi je m’inscris en faux !

    Ce sont les capitalistes, et pas seulement la famille Bush, qui ont financé l’arrivée au pouvoir de Hitler dans le but de vaincre la révolution au niveau mondial ; en commençant par la vraie révolution, en Espagne, puis ils espéraient (avec les accords de Munich en 1938) qu’Hitler détruise aussi la pseudo-révolution en URSS, mais là ce fut heureusement loupé. Et c’est dans les plaines de Russie qu’Hitler perdit la guerre !

    C’est bien la logique capitaliste qui a par effet "secondaire" causé les génocides des Bohémiens, des Pédés, des Juifs, des communistes (là c’est pas seulement un effet "secondaire"), des handicapés, des francs-maçons, des Slaves etc.

    • Bref, Le Capitalisme, ça serait LE MAL. Dans cette théologie laïcisée, Le Capitalisme, ce serait le nom du Diable. Mais ce ne sont que des mots...Plus réalistes envisageons la pluralité des maux (dont le capitalisme).