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Le Chili et le Vatican : une page embarrassante. Cher Pinochet, le pape vous bénit

Publie le mardi 5 avril 2005 par Open-Publishing
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de Gianni Perrelli traduit de l’italien par karl&rosa

Vingt ans après le "golpe", la plus chaleureuse légitimation arriva au dictateur Augusto Pinochet des salles du Vatican. 18 février 1993 : l’anniversaire très privé de ses noces d’or fut égayé par deux lettres en espagnol écrites à la main et portant les signatures du pape Wojtyla et du secrétaire d’Etat Angelo Sodano qui expriment amitié et estime. "Au général Augusto Pinochet Ugarte et à son épouse distinguée, Madame Lucia Hiriarde Pinochet, à l’occasion de leurs noces d’or et en gage d’abondantes grâces divines", écrit le souverain Pontife sans le moindre embarras, "je donne avec grand plaisir, ainsi qu’à leurs enfants et petits enfants, une bénédiction apostolique spéciale. Jean-Paul II"
Le message de Sodano, qui avait été nonce apostolique au Chili de ’77 à ’88 et qui en 87 avait promu et organisé la visite du Pape à Santiago, négligeant les protestations enflammées des cercles catholiques engagés dans la défense des droits de l’homme, est encore plus chaleureux et prodigue en compliments.

Le cardinal écrit qu’il a reçu du Pontife "la mission de faire parvenir à Votre Excellence et à son épouse distinguée le manuscrit pontifical ci-joint comme l’expression d’une bienveillance particulière". Il ajoute : "sa Sainteté garde un souvenir ému de sa rencontre avec les membres de votre famille à l’occasion de son extraordinaire visite pastorale au Chili". Et il conclut en renouvelant à Monsieur le Général, "l’expression de ma considération la plus haute et la plus distinguée".

Le Vatican ne rendit pas publiques ces lettres si solidaires. Pinochet qui les avait pourtant probablement sollicitées ne le fit pas non plus. Il décida de les garder dans le cadre de la sphère privée de crainte que l’emphase excessive n’attise de nouvelles polémiques. Mais trois mois plus tard, la vanité du dictateur l’emporta. Les documents furent rendus publics par le quotidien chilien "El Mercurio". Et il furent repris par "Témoignage chrétien", la revue française des catholiques progressistes. Provoquant "des réactions de révolte, de tristesse et de honte", au souvenir des exécutions barbares et des tortures féroces perpétrées par le régime de Pinochet.

De nombreux lecteurs adressèrent au Vatican des lettres d’indignation. Un groupe de prêtres ouvriers de Caen donna une réponse particulièrement pleine de ressentiment à l’initiative du Pape et de Sodano. En opposant au souvenir ému de Wojtyla "l’émotion devant la mort du Président Allende et de nombre de ses collaborateurs ; devant les suspects raflés et parqués dans le stade de Santiago ; devant les doigt amputés du chanteur Victor Jara pour l’empêcher d’entonner sur sa guitare les accords de la liberté ; devant les disparitions, les emprisonnements, les tortures". Et la Fraternité et la Communauté des Franciscains de Béziers exprimèrent leur consternation de façon lapidaire : "Sous le pouvoir de Pinochet, on a crucifié Jésus Christ une deuxième fois".

Des sentiments de répulsion qui ont refait surface en France après l’arrestation du dictateur à Londres. Et qui, tout de suite après la récente rencontre au Vatican entre le cardinal Sodano et le sous-secrétaire chilien aux Affaires Etrangères, Mariano Fernandez, vue comme une tentative de mobiliser le Vatican pour aider Pinochet, ont fait ressurgir les questions inquiétantes qui accompagnèrent la révélation des lettres de vœux. En 1993, Pinochet n’était plus le chef de l’Etat mais seulement le commandant des Forces Armées. Et Sodano était rentré depuis déjà 5 ans en Italie où il avait pris la place d’Agostino Casaroli au sommet de la diplomatie pontificale.

Quelle raison y avait-il d’exprimer au dictateur une reconnaissance aussi enthousiaste, impliquant même le Pape en première personne, pour un anniversaire pas si extraordinaire que cela, qui aurait tout juste mérité un sobre télégramme de félicitations ? Si l’on en croit les catholiques chiliens qui travaillaient à Santiago pour la Vicaria de la Solidaridad, un organe du clergé qui, pendant seize ans - de 1976 à 1992 - s’est battu contre les atrocités de la dictature, la réponse est dans le feeling qui s’était instauré entre Sodano et Pinochet, malgré les tensions provoquées par les dénonciations des prêtres les plus socialement engagés et par les épisodes de faits divers les plus scabreux.

Dans le conflit entre la raison d’Etat et la défense des droits de l’homme, bien que sans faveurs éclatantes, le nonce apostolique allait privilégier le dialogue avec le régime, en secondant la transition hypocrite qui provoque encore aujourd’hui tant de déchirures au Chili. Dans ses heurts inévitables avec Pinochet, Sodano allait plus veiller à défendre l’institution Eglise qu’à sauver les victimes persécutées par la dictature. Certes, c’était une période terrible. Et il est probable que la vague approche de l’ambassadeur de Wojtyla aura servi à prévenir une répression encore plus impitoyable. Ce que l’on comprend moins bien, c’est que, comme le montre l’extrême cordialité des messages de vœux pour les noces d’or, le Vatican ait refoulé, à peine quelques années plus tard, les pages les plus tragiques de l’histoire chilienne et se soit confondu en preuves d’estime envers le bourreau.

Le long séjour de Sodano à Santiago a coïncidé avec un processus de rupture à l’intérieur de l’Eglise chilienne. D’un côté les franges les plus conservatrices du monde catholique formaient un carré autour de la dictature au nom de l’anticommunisme. De l’autre, les milieux plus ouverts transformaient la Vicaria de la Solidaridad en véritable symbole de l’anti pouvoir. Une fracture qui affleure encore aujourd’hui dans les réactions enflammées à l’arrestation du général. Plus de la moitié des catholiques chiliens craint que la solution de juger Pinochet au pays, solution pour laquelle le gouvernement Frei est en train de s’essouffler, pourrait se révéler être un mauvais tour pour la justice. Au Chili, ni la magistrature militaire, ni la magistrature pénale (qui même après le retour de la démocratie s’est bien gardé d’engager des procès contre la dictature) ne garantirait l’impartialité de la justice. Et une nouvelle vague de désordres se déchaînerait. Seul un repentir public de Pinochet - hypothèse considérée comme invraisemblable - introduirait une note de détente, conjurant le risque que les rancoeurs jamais assoupies ne s’épanchent en autant de règlements de comptes.

Depuis environ sept ans, la Vicaria de la Solidaridad qui avait déjà perdu sa fonction première après le referendum dont Pinochet sortit battu, s’est transformée en un centre de documentation. En utilisant ses archives, on peut reconstruire dans les détails les rapports d’opposition entre une Eglise d’inspiration progressiste et le général qui se réclamait même des principes de la foi catholique pour justifier son action d’extermination.

Aux années vingt déjà, la force de la DC chilienne se développait autour des activités humanitaires des prêtres qui se rangeaient aux côtés des pauvres et luttaient contre les latifundia, faisant pression pour la distribution de la terre aux paysans. Une sensibilité exempte des extrémismes de la théologie de la libération qui, en 1970, n’entrava pas l’accession au gouvernement du socialiste Salvator Allende. A la même époque, l’archevêque de Santiago, Raùl Silva Henriquez, cardinal depuis 1961, accueille avec bienveillance Fidel Castro qui prolonge jusqu’à 25 jours une visite d’état au Chili et au moment de son départ lui offre une bible. Après le coup d’état militaire, accueilli avec un soulagement modéré, y compris par la DC, malgré le suicide d’Allende, Henriquez prend ses distances vis-à-vis du régime. Et le 18 septembre, une semaine après le "golpe", à l’occasion de la fête nationale, il inflige une première humiliation à Pinochet en se refusant à célébrer comme chaque année le Te Deum devant les autorités de l’Etat dans la cathédrale et préparant la cérémonie dans une église moins représentative. Il fonde ensuite le 8 octobre, avec les responsables des autres fois religieuses, un Comité national pour la paix qui se déchaîne contre les méfaits du régime. Aux attaques de la presse et aux menaces des "golpistes", le Cardinal répond en tirant plus haut. Et il répond à Paul VI qui, dégoûté de ce climat de terreur, lui offre son appui, qu’il pense pouvoir s’en sortir seul. Si le général ne lâche pas prise, il pourrait encourir une excommunication. Mais Pinochet tient le Chili de plus en plus serré dans sa tenaille. Les résistances mollissent, le front religieux lui aussi se clive. En 1975, c’est Henriquez qui demande de l’aide à Paul VI qui, cette fois, se déclare impuissant. La guerre froide a créé en faveur de Pinochet un certain consensus international.

Quelques mois plus tard, c’est le tyran qui tente une ouverture. Après le meurtre d’un des leaders de l’extrême gauche, un groupe de marxistes se réfugie à la Nonciature. Pinochet décide alors d’écrire au cardinal : il s’agit d’un gouvernement catholique qui voudrait avoir de bonnes relations avec l’Eglise. Avec vous personnellement, il n’y a pas de problème, le problème, c’est avec le Comité. Le cardinal sent bien que derrière le ton formel se cache un ordre. Le général ne tolère plus aucune entrave. Et le cardinal fait mine d’obéir sans abdiquer ses principes. Le Comité disparaît et, à sa place, comme émanation de la seule curie catholique, la Vicaria de la Solidaridad voit le jour au début de l’année 1976. Un refuge pour les victimes du régime à qui on assure l’assistance juridique et médicale.

Peu de mois après l’arrivée de Sodano à Santiago, Henriquez proclame l’année 1978 année des droits de l’homme au Chili, et ceci comme un défi ouvert à Pinochet. Et il convoque une rencontre internationale en la matière. Sodano se défile. Et quand un message de souhait arrive du pape, il minimise en l’attribuant au cardinal d’Etat Jean Villot.

Les rapports entre la curie et l’église se font particulièrement âpres en 1983, dix ans après le "golpe". Henriquez arrive à qualifier d’inhumain le programme économique engagé par Pinochet qui a remis en ordre les comptes de l’Etat en appliquant les théories monétaristes des Chicago’s boys mais en sacrifiant les programmes d’assistance sociale pour les classes défavorisées. Et la junte militaire envoie en prison les trois prêtres étrangers qui avaient le plus haussé le ton dans les protestations. Sodano demande leur libération. Et ils sont expulsés tous les trois. Pour éviter de plus traumatiques fractures, le pape Wojtyla, par l’intermédiaire de Sodano, invite les militaires à chercher des solutions positives aux conditions et aux situations de violence. Pinochet, en cherche de légitimation, se déclare en accord avec les attentes du souverain pontife : le gouvernement chilien est engagé dans la création d’un système démocratique d’inspiration occidentale et chrétienne ; le message de Sa Sainteté est un instrument précieux pour la réalisation de ces objectifs. Mais aux premiers désaccords avec la curie de Santiago, il se dépêche d’envoyer à Rome Sergio Rillon, le fonctionnaire du gouvernement chargé des relations avec le Vatican qui ne manque jamais de souligner l’irritation du général. En attendant, l’état-civil donne un coup de main à Pinochet. Ayant atteint la limite d’âge, le cardinal Henriquez part à la retraite. C’est Juan Francisco Fresno, un archevêque plus en accord avec Sodano, qui est appelé à le remplacer. Il ne se dérobera pas aux heurts avec la dictature mais les conduira de manière moins batailleuse.

L’année 1984 est pour Sodano une année vécue dangereusement. A Santiago, dans la paroisse de San Francesco, on invoque la punition divine contre les tortionnaires d’Etat. Surpris, les militaires déclarent la guerre aux franges subversives de l’Eglise. Et remettent à Soldano un dossier à faire parvenir au Vatican, dans lequel ils se proclament sauveurs de la patrie.

Ensuite, éclate l’histoire des terroristes du Mir, de présumés killers du maire de Santiago Carlos Urzia, qui passant par les locaux de l’ambassade de France trouvent refuge dans les bureaux de la Nonciature. C’est une sale affaire pour Sodano. Même si le Vatican n’a pas signé la convention sur l’asile politique, des raisons humanitaires déconseillent de remettre les rebelles à un gouvernement qui ne donne aucune garantie sur la régularité d’un procès. Sodano demande à ce qu’un sauf-conduit soit remis aux quatre hommes . Les militaires se raidissent. Et la colère de l’amiral José Toribio Merino Castro se déchaîne en direction de l’objectif principal : le pape, infaillible dans le domaine divin, faillible dans le domaine humain.

C’est un manque de courtoisie, voilà la réplique prudente de Sodano qui cependant tient
bon sur l’essentiel et demande pour la première fois une aide légale aux avocats de la Vicaria, institution qu’il a toujours perçue comme dangereusement étrangère à sa ligne politique. Il snobait souvent ses manifestations où intervenait tout le corps diplomatique. Et selon les récits qui circulaient dans les communautés ecclésiastiques, il aurait dissuadé un catholique torturé de solliciter l’intervention de la Vicaria. Dans le bras de fer, cette fois, c’est Pinochet qui cède.

Après environ trois mois de bataille légale, les quatre guérilleros du Mir obtiennent le sauf-conduit et sautent sur un avion en direction de l’Equador. Mais Sodano n’en a pas fini avec les pièges. Le prêtre français Pierre Dubois, curé de La Victoria (quartier prolétaire de la capitale) et Carlos Camus, évêque de Linares, créent de nouveaux frottements avec le régime en lançant des anathèmes du haut de leur chaire.

En 1985, Sodano lance des appels (écoutés) pour la libération de Carmen Hales, activiste de l’opposition, séquestrée et frappée par des groupes d’extrême droite. Et entre sur la voie du conflit avec le gouvernement à cause des éditoriaux anti-Pinochet de la revue catholique "Mensaje". Mais après l’attentat manqué contre Pinochet en 1986, Sodano élabore une stratégie de la détente qui culmine avec la visite du pape à Santiago. Le nonce assure aux fidèles qui expriment leur indignation qu’il s’agit d’une mission exclusivement pastorale. Mais même si Wojtyla rencontre des membres de l’opposition, le clou du voyage est l’apparition au balcon présidentiel du souverain pontife aux côtés du dictateur. La Vicaria est en revanche à peine effleurée. Le pape salue ses dirigeants dans la cour d’en face, sans mettre les pieds dans les locaux.

Sodano quitte Santiago en juin 1988. Et en prenant congé, il se dit préoccupé pour "la situation actuelle du pays, parce que je vois qu’il n’y existe pas de profond respect des uns pour les autres". Cinq ans plus tard, à froid, c’est au dictateur qu’il réservera la marque de son respect.

L’ Espresso 10 décembre 1998

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