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García Márquez à Paris. Desde París, con amor

par Front de Gauche Latino

Publie le jeudi 24 avril 2014 par Front de Gauche Latino - Open-Publishing

Trad° C.Marchais pour le Front de Gauche Latino : http://colatfg.blogspot.fr/

Cet article de Gabriel García Márquez est paru dans "EL PAIS" en décembre 1982. Garcia Márquez était de passage à Paris et arrivait de Stockolm où il venait de recevoir le prix nobel de littérature...

Je suis venu à Paris pour la première fois par une nuit glaciale de décembre 1955. Arrivé par le train de Rome dans une gare pleine de guirlandes de Noël, la première chose que j’ai remarquée, c’était les couples qui s’embrassaient de toutes parts. Dans le train, dans le métro, dans les cafés, dans les ascenseurs, la première génération après la guerre se lançait avec toutes ses énergies dans la consommation publique de l’amour. C’était le seul plaisir abordable après le désastre. Ils s’embrassaient dans la rue sans se soucier de la gêne des piétons qui s’écartaient sans les regarder ou leur prêter attention, comme ces chiens errants de nos villages qui s’accrochent les uns aux autres et font des petits au milieu de la place. Ces baisers à l’air libre étaient rares à Rome, qui était la première ville européenne où j’avais vécu, et encore plus, bien sûr, à Bogotá où, en ce temps-là, il était difficile de s’embrasser même dans une chambre.

C’était la période sombre de la guerre d’Algérie. Sur fond d’airs nostalgiques d’accordéons aux coins des rues et odeurs de marrons grillés sur les braseros, la répression était un fantôme insatiable. Soudain, la police bloquait la sortie d’un café ou d’un des bars arabes du boulevard Saint Michel et ils embarquaient tous ceux qui n’avaient pas une tête de chrétien en les rouant de coups. J’ai été l’un deux, sans échappatoire. Aucune explication n’avait cours : notre faciès mais aussi l’accent avec lequel nous parlions le français étaient motifs de perdition. La première fois qu’ils m’ont mis en cage avec les algériens au commissariat de Saint-Germain-des-Prés, je me suis senti humilié. C’était un préjugé latino-américain : la prison était alors une honte. Etant enfants, nous n’avions pas une idée très claire de la distinction entre les raisons politiques et les raisons de droit commun, et nos adultes conservateurs se chargeaient bien d’entretenir la confusion. Ma situation était plus que dangereuse car, alors que la police m’embarquait en me croyant algérien, on se méfiait de moi à l’intérieur de la cellule en se rendant compte que, malgré ma tête de vendeur de tissus à domicile, je ne comprenais pas un mot de leur charabia. Pourtant, comme nous continuions de concert à visiter assidument les commissariats de nuit, nous avons fini par nous entendre. Une nuit, l’un d’eux m’a dit qu’à force d’être pris innocent il valait mieux être coupable, et il m’a mis à travailler pour le Front de Libération Nationale de l’Algérie. C’était le médecin Ahmed Tebbal qui, à cette époque, était un de mes grands amis à Paris et qui n’est pas mort pendant la guerre mais après l’indépendance de son pays. Vingt-cinq ans plus tard, lorsque j’ai été invité aux festivités de cet anniversaire à Alger, j’ai déclaré à un journaliste quelque chose qu’il a eu du mal à croire : la révolution algérienne est la seule pour laquelle j’ai été prisonnier.

Toutefois, le Paris de l’époque n’était pas seulement celui de la guerre d’Algérie. C’était aussi celui de l’exil le plus répandu que l’Amérique latine ait connu depuis longtemps. En effet, Juan Domingo Perón, qui n’était pas alors ce qu’il allait devenir, était au pouvoir en Argentine, il y avait le général Odría au Pérou, il y avait le général Rojas Pinilla en Colombie, il y avait le général Pérez Jiménez au Venezuela, il y avait le général Anastasio Somoza au Nicaragua, il y avait le général Rafael Leonidas Trujillo à Saint-Domingue, il y avait le général Fulgencio Batista à Cuba. Nous étions si nombreux à fuir de si nombreux patriarches simultanément, que le poète Nicolás Guillén se penchait tous les matins à son balcon du Grand Hôtel Saint Michel, dans la rue Cujas, pour crier en espagnol les nouvelles d’Amérique latine qu’il venait de lire dans les journaux. Un matin, il cria "L’homme est tombé !". Un seul despote était tombé, bien sur, mais nous nous sommes tous réveillés excités à l’idée que celui qui était tombé était celui de notre pays.

Quand je suis arrivé à Paris, je n’étais qu’un Caribéen pur jus. Ce pourquoi je remercie le plus cette ville, avec qui j’ai tant de vieilles disputes et tant d’amours encore plus vieilles, c’est qu’elle m’a donné une perspective nouvelle et résolue de l’Amérique latine. Le tableau d’ensemble que nous n’avions dans aucun de nos pays devenait très clair ici, autour d’une table de café où l’on finissait par se rendre compte que bien qu’étant de différents pays, nous étions tous l’équipage d’un même bateau. C’était possible de faire un voyage à travers tout le continent et de rencontrer ses écrivains, ses artistes, ses hommes politiques en déclin ou en herbe, il suffisait de faire le tour des cafés bondés de Saint-Germain-des-Prés. Certains ne venaient pas. C’est ce qui m’est arrivé avec Julio Cortázar, que j’admirais depuis ses jolis contes du bestiaire, et que j’ai attendu pendant près d’un an au Old Navy où quelqu’un m’avait dit qu’il avait l’habitude d’aller. Quinze ans plus tard, je l’ai enfin trouvé, toujours à Paris, et il était encore tel que je l’imaginais auparavant : l’homme le plus grand du monde, qui ne s’est jamais décidé à vieillir, fidèle copie de cet inoubliable latino-américain qui, dans les contes de l’autre ciel, aimait à aller voir les exécutions à la guillotine dans les aubes brumeuses.

Les chansons de Brassens se respiraient dans l’air. La belle Tachia Quintanar, une basque téméraire que nous, latino-américains de partout, avions convertie en exilée des nôtres, accomplissait le miracle de faire une paella succulente pour dix sur un réchaud à alcool. Paul Coulaud, un autre de nos français convertis, avait trouvé un nom pour cette vie : La miseria dorada, la misère dorée. Je n’avais pas eu une conscience très claire de ma situation jusqu’à ce qu’un soir je me retrouve du côté du jardin du Luxembourg sans avoir mangé ni une châtaigne de toute la journée et sans place pour dormir. J’ai passé de longues heures à errer dans les boulevards, dans l’espoir que passe la patrouille qui embarquait les Arabes pour qu’elle m’emmène moi aussi dormir au chaud dans la cage, mais même en cherchant bien, je ne l’ai pas trouvée. A l’aube, lorsque les palais des bords de Seine ont commencé à prendre forme dans l’épais brouillard, je me suis dirigé vers la Cité à grands pas décidés et avec le visage de l’ouvrier honnête qui vient juste de se lever pour aller à l’usine. En traversant le pont Saint Michel, j’ai senti que je n’étais pas seul dans le brouillard, j’arrivais à percevoir les pas vifs de quelqu’un qui s’approchait dans la direction opposée. Je l’ai vu prendre forme dans la brume, sur le même trottoir et au même rythme que moi, et j’ai vu de près sa veste écossaise à carreaux rouges et noirs, et au moment où nous nous sommes croisés au milieu du pont, j’ai vu ses cheveux emmêlés, sa moustache turque, son apparence triste de faims accumulées et de mauvais sommeil, et j’ai vu ses yeux inondés de larmes. Mon cœur se glaça car l’homme semblait être moi-même qui venait de retour.

C’est mon souvenir le plus marquant de cette époque et qui m’est revenu avec plus de force que jamais, maintenant que je suis revenu à Paris en venant de Stockholm. La ville n’a pas changé depuis lors. En 1968, quand j’ai eu la curiosité de voir ce qui s’était passé après la merveilleuse explosion de mai, j’ai trouvé que les amoureux ne s’embrassaient plus en public, que l’on avait récupéré les pavés dans les rues et effacé les plus beaux slogans jamais écrits sur des murs : "L’imagination au pouvoir" ; "Sous les pavés, la plage" ; "Aimez vous les uns sur les autres". Hier, après avoir visité les sites qui ont été miens autrefois, je n’ai vu qu’une nouveauté : Quelques agents municipaux habillés en vert, parcourent les rues sur des motos vertes et ils ont des mains mécaniques d’explorateurs astraux pour recueillir dans la rue la merde qu’un million de chiens captifs déversent toutes les vingt quatre heures dans la plus belle ville du monde.

Gabriel Garcia Marquez et Pablo Neruda dans un jardin à Paris

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