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États-Unis : le Pentagone se prépare à une protestation civile massive.

Publie le lundi 23 juin 2014 par Open-Publishing

États-Unis : le Pentagone se prépare à une protestation civile massive.

Les sciences sociales sont en train d’être militarisées pour développer des « outils opérationnels » pour identifier les activistes pacifiques et les mouvements de protestation.

États-Unis : le Pentagone se prépare à une protestation civile massive

Un programme de recherche du Département de la Défense des États-Unis (DoD) finance les universités pour modéliser des dynamiques, des risques et des moments décisifs dans les révoltes civiles à grande échelle de par le monde, sous la supervision de plusieurs agences militaires des États-Unis. Ce programme, dont le coût est estimé à plusieurs millions de dollars, a pour but de développer des « perspectives de combat judicieuses » pour des hauts responsables et décideurs parmi la « classe politique concernée par la Défense », et d’informer ces derniers par des « commandes de terrain ».

Lancée en 2008 – l’année de la crise bancaire mondiale – la Minverva Research Initiative du Département de la Défense travaille de concert avec les universités pour « améliorer la compréhension basique des forces politiques, sociales, culturelles et comportementales caractérisant les régions du monde qui revêtent une importance stratégique pour les Etats-Unis ».

Parmi les projets concernés pour la période de 2014 à 2017, on retrouve une étude menée par l’Université Cornell, gérée par le Bureau de recherche scientifique de l’US Air Force, qui a pour but de développer un modèle empirique de « dynamiques de mobilisations et contagions de mouvements sociaux ». Ce projet va déterminer « le point d’impact » des contagions sociales en étudiant leurs « traces numériques » dans les épisodes de « la Révolution égyptienne de 2011, les élections de la Douma en Russie, la crise des subsides sur les carburants au Nigéria, et les protestations du parc de Gazi en Turquie ».

Les publications sur Twitter et les conversations seront examinées « pour identifier des individus impliqués dans des contagions sociales, et le moment où ils se mobilisent »

Un autre projet confié à l’Université de Washington prévoit « de chercher à mettre au jour les conditions sous lesquelles naissent des mouvements politiques dont les objectifs sont des changements politiques et économiques », ainsi que leurs « caractéristiques et leurs conséquences ». Le projet, dirigé par le Bureau de recherche de l’armée des États-Unis, se focalise sur des « mouvements à grande échelle impliquant plus de 1 000 participants dans des activités durables », et couvrira au total 58 pays.

L’an dernier, la Minerva Initiative a financé un projet pour déterminer « qui ne devient pas un terroriste, et pourquoi ? », qui confond cependant les activistes pacifiques avec les « activistes politiques violents », qui ne sont différents des terroristes que parce qu’ils ne s’engagent pas dans la milice armée. Le projet expose clairement l’étude des activistes non-violents :

Dans chaque contexte, nous trouvons beaucoup d’individus qui partagent un même terreau démographique, familial ou socio-économique que ceux qui s’engagent dans des activités terroristes, mais les premiers se retiennent de prendre les armes et de s’engager dans des milices armées, même s’ils partagent les idéaux des personnes engagées dans la lutte armée. Dans le domaine des études sur le terrorisme, il n’a pas encore été question, jusqu’il y a peu, d’examiner ces groupes de contrôle. Ce projet ne concerne pas les terroristes, mais bien ceux qui soutiennent la violence politique.

Les 14 sujets d’étude de ce projet impliquent tous « des entretiens avec dix ou davantage d’activistes et militants dans des partis et des ONG qui, bien que partageant les causes radicales, ont choisi le chemin de la non-violence. »

J’ai contacté le principal chercheur de ce projet, le professeur Maria Rasmussen de l’École Post-Graduate de l’US Naval, et je lui ai demandé pourquoi les activistes non-violents qui travaillent pour les ONG devraient être confondus avec les activistes en faveur de violence politique et quels « partis et ONG » étaient sous la loupe, mais je n’ai pas obtenu de réponse.

Qui plus est, le personnel du programme Minerva a refusé de répondre à une série de questions similaires que je leur ai posées, dont celle-ci : en quoi des « causes radicales » soutenues par des ONG pacifiques constituent-elles une menace potentielle pour la sécurité nationale du point de vue du Département de la Défense ?

J’ai également posé les questions suivantes :

Est-ce que le Département de la Défense des États-Unis considère les mouvements de protestation et l’activisme social dans certaines parties du monde comme une menace pour la sécurité nationale des États-Unis ? Si tel est le cas, pourquoi ? Est-ce que le Département de la Défense des États-Unis considère les mouvements politiques en faveur de changements politiques et économiques comme une menace pour la sécurité nationale ? Si oui, pourquoi ? L’activisme, les protestations, « les mouvements politiques » et bien sur les ONG sont un élément vital dans une société civile démocratique en bonne santé. Pourquoi donc le Département de la Défense finance-t-il une étude sur ces sujets ?

Le directeur du programme Minerva, le Dr Erin Fitzgerald, a répondu : « J’apprécie votre intérêt et je suis heureuse que vous nous en fassiez part, c’est l’occasion pour nous de clarifier les choses », avant de me promettre des réponses plus détaillées. Cependant, j’ai reçu cette réponse laconique de la part du bureau de presse du Département de la Défense :

Le Département de la Défense prend très au sérieux son rôle dans la sécurité des États-Unis, de ses citoyens et des alliées et partenaires des États-Unis. Sachant que toute menace pour la sécurité n’implique pas forcément un conflit, et que tout conflit n’implique pas forcément l’armée des États-Unis, le programme Minerva aide à financer des recherches basiques sur les sciences sociales afin d’améliorer la compréhension du Département de la Défense de ce qui cause de l’instabilité et de l’insécurité à travers le monde. En comprenant mieux ces conflits et leurs causes et en les anticipant, le Département de la Défense peut se préparer de manière plus efficace à des dynamiques futures de contexte pour la sécurité.

En 2013, le programme Minerva a financé un projet de l’Université du Maryland en collaboration avec le Laboratoire National du Pacifique nord-ouest du Département de l’Énergie des États-Unis, afin d’évaluer le risque de protestation civile due au changement climatique. Ce projet, d’une durée de trois ans et d’un coût estimé à 1,9 million de dollars, développe des modèles pour anticiper ce qui pourrait se produire dans les sociétés à la suite de toute une série de scénarios de changement climatique.

Depuis son commencement, le programme Minerva a dépensé 75 millions de dollars en 5 ans pour des études en sciences sociales et comportementales. Rien que cette année, un budget total de 17,8 millions de dollars a été alloué par le Congrès des États-Unis.

Une communication par courriel interne de Minerva concernant une dissertation de maîtrise de 2012 révèle que le programme est orienté pour produire des résultats rapides qui sont directement applicables sur le terrain des opérations. La dissertation faisait partie d’un projet financé par Minerva : « Comment contrer le discours islamiste radical », à l’Université d’État de l’Arizona.

Le courriel interne du professeur Steve Corman, un chercheur majeur de ce projet, décrit un entretien hébergé par le programme de modélisation des facteurs humains, sociaux, culturels et comportementaux (HSCB) du Département de la Défense, au cours duquel un haut responsable du Pentagone affirmait que leur priorité était « de développer des capacités qui sont directement opérationnelles » sous la forme de « modèles et outils qui peuvent être intégrés sur le terrain des opérations ».

Bien que le superviseur du Bureau des recherches navales, le Dr Harold Hawkins, ait assuré aux chercheurs de l’université dès le début que le projet n’était qu’« une recherche basique, de telle sorte que nous ne devons pas nous inquiéter de faire des travaux appliqués », l’entretien a clairement montré que le Département de la Défense cherche à « appliquer ces résultats », a écrit Corman dans son courriel. Il a conseillé à ses chercheurs de « penser à mettre en forme les résultats, les rapports, etc. de telle sorte qu’ils [le Département de la Défense] puissent voir clairement des applications pour ces outils qui puissent être utilisés sur le terrain ».

Beaucoup de professeurs indépendants critiquent ce qu’ils considèrent comme une tentative du gouvernement étasunien de militariser les sciences sociales au service de la guerre. En mai 2008, l’Association Anthropologique Américaine (AAA) a écrit au gouvernement des États-Unis pour leur faire part de leurs remarques concernent le fait que le Pentagone ne possède pas « le type d’infrastructures pour mener des recherches anthropologiques ou tout autre science sociale », et ce de manière « rigoureuse, équilibrée et objective », et a appelé à ce que de telles recherches soient plutôt menées par des agences civiles comme la National Science Foundation (NSF).

Le mois suivant, le Département de la Défense a signé un mémorandum d’entente (MoU) avec la NSF pour collaborer sur la gestion de Minerva. En réponse, la AAA a diffusé une mise en garde affirmant que même si les recherches allaient désormais être évaluées par des panels de personnes compétentes, « les responsables du Pentagone auront toujours le pouvoir de décider qui fait partie de ce panel » :

Des inquiétudes subsistent dans cette discipline concernant les recherches qui ne seront financées que si elles vont dans le sens du Pentagone. D’autres critiques de ce programme, dont le Network of Concerned Anthropologists (Réseau d’anthropologues engagés), ont fait part de leurs inquiétudes concernant le fait que ce programme pourrait décourager les recherches dans d’autres domaines importants et mettre en péril le rôle de l’Université en tant que lieu de discussion indépendant et critique de l’armée.

Selon le Professeur David Price, anthropologue culturel à l’Université de St. Martin à Washington D.C. et auteur de Weaponizing Anthropoligy : Social Science in Service of the Militarized State (La militarisation de l’anthropologie : Les sciences sociales au service de l’État militarisé), « lorsqu’on examine séparément des fragments de beaucoup de ces projets, ils ont l’air tout à fait normaux pour les standards des sciences sociales, de l’analyse textuelle, de la recherche historique, etc. Mais lorsqu’on rassemble ces fragments, ils partagent tous une certaine clarté, ainsi que des distorsions et une simplification à l’extrême. Minerva produit ces travaux de telle sorte que les individus peuvent dissocier leurs contributions individuelles d’un projet plus vaste ».

Le professeur Price a précédemment dévoilé comment le programme Human Terrain System (HST) du Pentagone, conçu pour incorporer des savants en science sociale sur le terrain des opérations militaires, conduisait fréquemment des scénarios d’entraînement dans des régions « à l’intérieur des États-Unis ».

Citant une critique sommaire du programme envoyée par un ancien employé aux directeurs du HST, Price rapporte que les scénarios d’entraînement du HST « adaptaient la COIN [counterinsurgency, contre-insurrection] d’Afghanistan et d’Iraq » à des situations domestiques « aux États-Unis où la population locale était considérée du point de vue militaire comme une menace pour l’ordre établi par le pouvoir, pour la loi et l’ordre ».

Un jeu de guerre, explique Price, impliquait des activistes environnementaux qui protestent contre la pollution des usines à charbon près du Missouri, dont certains membres font partie d’une ONG environnementale bien connue : la Sierra Club. Les participants avaient pour objectif « d’identifier ceux qui “résolvaient les problèmes” et ceux qui “en étaient la cause”, et le reste de la population était la cible d’opérations d’information destinées à modifier leur centre de gravité vers des points de vue et valeurs qui étaient le « but désiré » de la stratégie militaire ».

De tels jeux de guerre vont de pair avec une série de documents de planifications du Pentagone qui suggèrent que la surveillance de masse de la National Security Agency (NSA) est partiellement motivée pour se préparer à l’impact déstabilisant des changements environnementaux, énergétiques et économiques à venir.

James Petras, professeur émérite en sociologie à l’Université de Binghamton, à New York, partage les préoccupations de Price. Les scientifiques sociaux financés par Minerva, liés aux opérations de contre-insurrection du Pentagone, sont impliqués dans une « Étude des émotions dues à l’exacerbation ou à la répression des mouvements idéologiques » explique-t-il, ainsi que dans le « désamorçage de mouvements populaires ».

Minerva est un exemple frappant de la nature profondément étroite d’esprit et autodestructrice de l’idéologie militaire. Pire encore, le refus des responsables du Département de la Défense de répondre aux questions les plus élémentaires est symptomatique d’un simple fait : dans leur indéfectible mission de défendre un système de plus en plus impopulaire qui sert les intérêts d’une minorité réduite, les agences de sécurité n’ont aucun scrupule à considérer le reste de la population comme des terroristes potentiels.

Le Dr. Nafeez Ahmed est un journaliste et académicien, spécialiste en sécurité internationale. Il est l’auteur de A User’s Guide to the Crisis of Civilization : And how to save it (Le guide de l’utilisateur de la crise de civilisation : comment la sauver), et du roman de science-fiction à paraître Zero Point.