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Sarajevo : l’espoir et la rébellion sociale de l’année 2014

par Eric Toussaint

Publie le jeudi 18 décembre 2014 par Eric Toussaint - Open-Publishing
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Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, pays meurtri par une guerre qui entre 1992 et début 1996 a fait environ 100 000 morts (on ne dispose pas de chiffres définitifs), a certes retrouvé des couleurs, mais la situation sociale est dramatique. Un chiffre résume la situation : le taux de chômage atteint 45%. Le pays qui compte environ 4 millions d’habitants est divisé en deux entités entre lesquelles subsistent de multiples tensions : la Fédération croato-bosniaque (51 % du territoire, 65 % de la population, capitale Sarajevo) et la République serbe de Bosnie (49 % du territoire, 35 % de la population, capitale Banja Luka). A l’échelle du pays, il y aurait 48% de Bosniaques (appelés Musulmans durant les décennies 1970 à 2000), 37% de Serbes (en majorité chrétiens orthodoxes) et 14% de Croates (en majorité catholiques) |1|.

Environ 10.000 habitants de Sarajevo ont perdu la vie pendant la guerre, dont 1.500 enfants. Le siège de Sarajevo a duré du 5 avril 1992 jusqu’au 29 février 1996 |2|. Un des catalyseurs de l’implosion de la Yougoslavie au début des années 1990 fut le poids de la dette publique héritée d’une politique de réformes néolibérales menées au cours des années 1980 |3|. Les dirigeants des anciennes républiques les plus riches (Croatie et Slovénie), en poussant à la séparation, ont considéré que l’indépendance leur permettrait de faire plus facilement face au remboursement de la dette (qui a été répartie entre les six républiques de l’ex-fédération yougoslave) en se débarrassant du boulet constitué à leurs yeux par les républiques les moins bien nanties (Bosnie, Macédoine, Serbie, Monténégro). Cela a provoqué une série de réactions en chaîne dans laquelle les nationalismes les plus exacerbés se sont exprimés. La Bosnie-Herzégovine, qui constituait en soi une petite Yougoslavie vu son caractère hautement multiethnique, a été prise dans la spirale d’une guerre où les actes de barbarie contre la population civile se sont multipliés. Le massacre de 8 000 Bosniaques à Srebrenica en juillet 1995 en a constitué l’exemple le plus dramatique. Ce massacre à caractère génocidaire a été perpétré par des unités de l’Armée de la République serbe de Bosnie sous le commandement du général Ratko Mladić, appuyées par une unité paramilitaire venue de Serbie. Les forces de l’ONU présentes sur place ont laissé faire. C’est une des raisons pour lesquelles l’ONU est si discréditée aux yeux de la population bosniaque.

De retour à Sarajevo après 20 ans

C’est la troisième |4| fois que je visite cette ville. La première fois, c’était en février 1994, en pleine guerre. Avec deux voitures, nous étions partis de Belgique en délégation (plusieurs d’entre nous faisions partie de l’association Socialisme sans frontière et de l’initiative « Aide ouvrière internationale pour la Bosnie ») afin d’exprimer notre solidarité avec la résistance multiethnique à la guerre qui ravageait l’ex-Yougoslavie et en particulier la Bosnie Herzégovine. Cette fois-là, notre petite délégation n’était arrivée que dans la banlieue de Sarajevo, qui ressemblait à une ville fantôme tant les bâtiments étaient endommagés et la vie sociale réduite à très peu : aucun café ouvert, deux ou trois commerces de biens de première nécessité et le bruit intermittent de tirs d’obus et des rafales de mitraillette. Les rapports officiels indiquent une moyenne d’environ 329 impacts d’obus par jour pendant le siège.

Vingt ans plus tard, le choc est brutal. Certes des centaines (voire des milliers) de bâtiments portent les stigmates de la guerre, mais il est indéniable que le centre historique donne l’impression d’une relative prospérité. Des centaines d’échoppes d’artisanat et de restaurants proposant la cuisine locale constituent une zone d’animation permanente. Il y a une certaine légèreté et tranquillité dans l’air. Les nombreuses terrasses de café sont largement occupées. Je découvre la richesse culturelle de cette ville que je n’avais fait qu’imaginer en 1994.

A Sarajevo, le mélange et la coexistence des cultures sont évidents. Aujourd’hui, dans un périmètre d’un kilomètre, on trouve plusieurs superbes mosquées datant du 16e ou du 17e siècle, une des trois plus grandes synagogues d’Europe (une partie importante de la communauté juive expulsée par les rois catholiques d’Espagne lors de la Reconquista du 15e siècle trouva refuge dans cette grande ville principalement musulmane |5|), des églises catholiques, orthodoxes et évangéliques. Capitale de la province ottomane la plus occidentale en Europe, Sarajevo au 17e siècle figurait parmi les grandes villes européennes avec 80 000 habitants (grosso modo comme à Gênes, Florence, Bruxelles ou Anvers ; près du double de la population de Bordeaux, de Barcelone ou de Cologne).

Un pays largement sous tutelle des institutions internationales

Depuis la fin de la guerre en 1995, le pays est largement sous tutelle des institutions internationales. Les accords de Dayton (États-Unis) signés en décembre 1995 |6| avaient notamment décrété que le directeur de la banque centrale de Bosnie Herzégovine ne serait pas un ressortissant bosniaque ! La Banque mondiale et le FMI ont installé leurs quartiers dans le pays, ainsi que des troupes étrangères chargées de veiller au respect des accords de paix entre République serbe de Bosnie et Fédération croato-bosniaque (il y a eu en 1995-1996 jusqu’à 60000 militaires étrangers en Bosnie sous commandement de l’OTAN, aujourd’hui il subsiste un contingent de 600 militaires sous commandement européen |7|). Le pays a été soumis a près vingt années de politiques néolibérales renforcées et, comme indiqué en début d’article, le résultat est dramatique : en 2013, 44,3% de la population active étaient sans emploi, contre 35% en 2000 |8|.

A part la distribution d’eau, l’électricité, les transports en commun et les télécoms, presque toutes les entreprises publiques ont été privatisées et, dans bien des cas, démantelées par leurs nouveaux acquéreurs qui ont revendu les équipements et mis fin aux activités. Sont omniprésentes dans Sarajevo les agences bancaires des deux plus grandes banques italiennes, Intesa San Paolo et Unicredit, et les banques autrichiennes. Ensemble elles contrôlent le secteur bancaire. Il faut aussi prendre en compte les investissements des pays de la péninsule arabique et d’autres pays musulmans dans la finance et l’hôtellerie. L’hypertrophie du secteur financier cohabite avec un sous-investissement manifeste dans le secteur productif.

Le FMI à l’œuvre

Le FMI met sous pression les autorités bosniaques afin qu’elles réduisent les salaires et l’emploi dans le secteur public, qu’elles diminuent les indemnités perçues par les victimes de la guerre, revoient à la baisse les retraites et rendent plus difficiles les conditions d’accès à la pension, donnent un coup de rabot radical dans les dépenses de santé publique (qui est encore gratuite malgré quinze ans de pressions exercées par de la Banque mondiale et le FMI).

La rébellion sociale de février 2014 a fait renaître l’espoir |9|.

Comme l’écrit Monika Karbowska, « Le 5 février 2014, Tuzla donnait le signal d’une nouvelle révolte ouvrière en Bosnie. Des jeunes brûlèrent un bâtiment public pour protester contre le gouvernement cantonal corrompu. La police riposta et des émeutes secouèrent la petite ville. Mais voici que les ouvriers du complexe chimique DITA, qui protestaient en vain depuis plusieurs années contre les privatisations, se sont joints au mouvement en lui apportant les traditions ouvrières de Tuzla : ils ont convaincu les jeunes de ne pas brûler les bâtiments publics parce qu’ils sont le bien commun des citoyens. Ils les ont aussi convaincu de soutenir les grèves contre les privatisations. Les jeunes dialoguèrent avec les policiers municipaux qui se sont avérés être leurs cousins ou leurs camarades d’école, réticents à tirer sur leur famille et leurs amis. Le gouvernement fédéral décida donc de remplacer la police locale par la police fédérale. Le véritable gouverneur de la Bosnie, haut représentant de l’ONU, autrichien, et le Délégué Spécial de l’UE menacèrent de donner de la troupe européenne, démontrant par là le véritable statut de l’État bosniaque – colonie de l’Union européenne11. Alors, des mouvements de protestation éclatèrent dans 10 autres villes de Bosnie dont à Sarajevo. Même la République Serbska a été touchée, avec des manifestations à Banja Luka. Les manifestants exigeaient le départ des élites corrompues et la réforme du système politique hérité du cessez le feu de Dayton et imposé par les puissances occidentales, décentralisé à l’extrême et générateur de corruption à tous les échelons (municipal, cantonal et fédéral). » |10|

En février 2014, les citoyens se rassemblèrent en Plénums, à savoir de grandes assemblées citoyennes auto-convoquées, et on pouvait clairement y sentir que la parole avait besoin d’être libérée, après une nuit néolibérale qui a duré 20 années. Les demandes qui émanaient des plénums portaient principalement sur les questions sociales et économiques, avec des demandes précises : changement de constitution (la constitution actuelle est héritée des accords de Dayton, qui placent de facto la Bosnie sous contrôle de l’Union Européenne), annuler les privatisations, poursuivre les dirigeants et patrons corrompus, réduire les écarts de salaires et faire un mémorandum sur la dette ! Ces plénums, qui rassemblaient des étudiants, des ouvriers, des chômeurs, mais aussi beaucoup de retraités qui ont connu l’ère Yougoslave du plein emploi et des entreprises auto-gérées, ont montré que la population comprend les enjeux et sait ce dont elle a besoin. Mais ces plénums ont été « crucifiés » par les médias et le pouvoir en place.

Dans un des communiqués adoptés par les plénums, on pouvait lire que les citoyens exigeaient la mise en place d’un nouveau gouvernement. Celui devait « confisquer les propriétés acquises frauduleusement, prononcer l’annulation des accords de privatisation, rendre les usines aux travailleurs et recommencer la production dès cela sera possible ; ». Les participants aux plénums exigeaient également : « L’égalisation des salaires des représentants du gouvernement avec ceux des travailleurs du secteur public et privé, la fin des primes de toutes sortes et l’arrêt du paiement des salaires des ministres et autres représentants dont le mandat a pris fin. » |11|

Comme le déclare Tijana Okic |12| qui a participé activement aux plénums à Sarajevo : « des changements significatifs ont commencé depuis la grande vague de manifestations de février 2014, qui ont confirmé que les élites ethno-nationalistes n’ont plus le pouvoir qu’elles avaient. La rhétorique nationaliste est lentement en train de perdre sa position privilégiée dans la société. Certaines formes de solidarité et de lutte commune sont apparues. Comme disait Mao, «  enfin quelque chose sous le ciel  »... Il est crucial d’entendre les voix du peuple après plus de deux décennies de divisions ethniques imposées, et c’est certainement l’un des événements les plus importants dans l’histoire de la Bosnie-Herzégovine d’après-guerre. Une chose est certaine  : même si les événements de février n’ont pas changé beaucoup la politique officielle, les gens, le peuple, ont commencé à s’organiser autour d’idées et de questions communes. De nouvelles initiatives, tendances et mouvements sont apparus et on va voir où tout cela mène, puisque c’est aussi une année électorale en B&H. Je pense que nous allons voir une nouvelle vague de protestations et de nouveaux mouvements et tendances dans l’action, mais il est impossible de prévoir le futur aujourd’hui. La lutte continuera jusqu’au moment où tout le monde se rendra compte que les partis politiques qui nous régissent maintenant ne sont pas nos représentants légitimes, jusqu’à ce que nous atteignions une compréhension de la politique comme effort collectif afin de prendre des décisions communes. » |13|

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Luka Mesec et Éric Toussaint à l’Open University

Université ouverte à Sarajevo et réunion CADTM dans les Balkans

Lors de l’Open University qui s’est déroulée à Sarajevo du 28 au 30 novembre 2014 |14| avec une participation de plusieurs centaines de personnes, jeunes en majorité, j’ai eu l’occasion de débattre de la dette devant une petite centaine de personnes avec Luka Mesec |15|, un jeune député slovène élu en juillet 2014 sur la liste Gauche Unie. Luka Mesec a expliqué que son organisation soutenait la proposition de mise en place d’audit de la dette en Slovénie afin de déterminer la dette illégitime et ou illégale. Gauche Unie (en slovène, Združena levica - ZL) regroupe trois partis politiques récemment créés – le Parti démocratique du travail, l’Initiative pour le socialisme démocratique et le Parti pour le développement durable en Slovénie – ainsi qu’un quatrième bloc issu des initiatives citoyennes du soulèvement de 2012-2013. La Gauche unie n’a été formée qu’en avril 2014, mais elle a fait une percée dès les élections européennes de mai 2014 (5,47 %) et a remporté une victoire inattendue lors des élections législatives du 13 juillet (5,97 % ; 6 sièges au Parlement) |16|. À suivre.

En parallèle de l’Université ouverte, le CADTM a tenu une fructueuse réunion sur la problématique des résistances à la dette illégitime. Elle était centrée principalement sur les Balkans avec des délégué-es de Bosnie, Croatie, Slovénie, Serbie, Grèce, Hongrie, Pologne et du secrétariat international du CADTM assuré par le CADTM Belgique (voir un premier compte-rendu : http://cadtm.org/La-poudriere-sociale-de-l-Europe).
notes articles :

| 1 | Voir https://www.cia.gov/library/publica...

| 2 | Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Si%C3%... ainsi qu’un rapport de l’ONU : http://www.ess.uwe.ac.uk/comexpert/... pour la période 1992-1994.

| 3 | Voir pour une mise en perspective historique : Andreja Živković , Matija Medenica, « Les Balkans pour les peuples des Balkans », publié le 13 septembre 2013, http://cadtm.org/Les-Balkans-pour-l... Andreja Živković était présent à la réunion du CADTM tenue à Sarajevo du 29 novembre au 1er décembre 2014.

| 4 | Ma deuxième visite remonte à mai 2012 à l’occasion de l’antifest. Le début du présent article est repris de celui que j’ai écrit à l’occasion de ma participation à cette manifestation anti-néolibérale et internationaliste. Voir http://cadtm.org/Sarajevo-un-espoir...

| 5 | Pendant l’occupation nazie de la Yougoslavie, la communauté juive de Sarajevo a été décimée (9000 juifs tués sur une communauté d’environ 10 000 membres).

| 6 | Les accords de Dayton, signés le 14 décembre 1995, ont mis fin aux combats en B&H. Ils prévoient une partition à peu près égale entre une Fédération de Bosnie-et-Herzégovine (croato-bosniaque) et une République serbe de Bosnie. Le système de gouvernement mis en place réserve de fait le pouvoir aux trois partis nationalistes et place le pays sous tutelle internationale.

| 7 | Voir le site de la CIA : https://www.cia.gov/library/publica... consulté le 1er décembre 2014

| 8 | Voir le site de la CIA : https://www.cia.gov/library/publica... consulté le 1er décembre 2014, ou encore pour l’année 2009, cette source : http://bhinfo.fr/Le-taux-de-chomage...

| 9 | Voir http://www.cadtm.org/Zagreb-Sarajev...

| 10 | Voir http://www.slobodnaevropa.org/archi...<

| 11 | Voir http://cadtm.org/La-revolte-ouvrier...

| 12 | Voir Catherine Samary, « Révolte sociale en Bosnie-Herzégovine : « Qui sème la misère récolte la colère »
publié le 13 février 2014, http://cadtm.org/Revolte-sociale-en...

| 13 | Tijana Okich était une des organisatrices de la réunion que le CADTM a tenu à Sarajevo du 30 novembre au 1er décembre 2014.

| 14 | Bosnie : "Entendre les voix du peuple après plus de deux décennies de divisions ethniques imposées", publié le 18 septembre 2014, http://cadtm.org/Bosnie-Entendre-le...

| 15 | Voir http://www.24sata.info/vijesti/bosn...

| 16 | Voir https://www.facebook.com/mesec.luka et http://sl.wikipedia.org/wiki/Luka_Mesec

| 17 | Voir http://ks3260355.kimsufi.com/inprec...

http://cadtm.org/Sarajevo-l-espoir-et-la-rebellion

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