Accueil > Zineb de « Charlie Hebdo » : « Il arrivait que l’on dise aux collègues : (...)

Zineb de « Charlie Hebdo » : « Il arrivait que l’on dise aux collègues : “Je vous aime” »

Publie le vendredi 9 janvier 2015 par Open-Publishing
1 commentaire

Par Zineb El Rhazoui, journaliste et membre de la rédaction de «  Charlie Hebdo  »

A Charlie, on se disait parfois qu’on s’aimait. Comme ça, pour signer un mail professionnel, après les angles du papier, le calibrage et les délais, il arrivait que l’on dise aux collègues : « Je vous aime ». Pas très sérieux, mais vrai. Cruellement vrai aujourd’hui.

Peu d’échanges étaient sérieux à Charlie, même pas ceux du comité d’entreprise censé défendre les intérêts des salariés face à un patronat incarné par Charb, à savoir le remplacement prioritaire de cette satanée cafetière toujours en panne. Premier arrivé, dernier parti, et le plus prompt d’entre nous à baisser son salaire pour que vive Charlie, il ne voulait pas en entendre parler, car il préférait le thé de toute façon.

Mustapha est mort. Il venait d’obtenir la nationalité française, il y a quelques semaines. Avec son accent kabyle et en roulant les « r », c’était lui qui corrigeait notre français. Les lundis, jours de bouclage, il ne quittait son bureau que pour aller se baisser sur l’épaule d’un journaliste et lui demander à voix basse : « Qu’est-ce que tu as voulu dire exactement ? »

Un souci de langue ? Mustapha connaissait toujours la règle de grammaire ou la nuance d’un synonyme. Ce mercredi-là, Mustapha était venu corriger le prochain hors-série. Il y a laissé la vie.

Simon, lui, a survécu. C’était le cadeau du destin en cette interminable journée de mercredi, car « le petit », notre webmaster, revient de loin. Plongé dans un coma artificiel profond, le poumon perforé − lui qui avait réussi à arrêter de fumer −, la moelle épinière atteinte, il reviendra lentement à la vie, mais il reviendra. On l’espère. Eminent spécialiste en aluminium et en histoire de la gendarmerie corse, Simon avait tout ce qu’il faut pour intégrer l’équipe : un sens de l’humour à toute épreuve, et tout le tact, la patience et l’amour nécessaires pour faire face aux « shit storms » quasi-quotidiennes sur les réseaux sociaux. Les réponses courtoises et rigolotes aux menaces de mort, les statuts hilarants sur la page Facebook aux millions de « like », les tweets acides de Charlie, c’était lui.

C’est ainsi à Charlie, certains viennent de l’aluminium, d’autres sont cheminot, urgentiste, juriste, psy, économiste… Mais tous se réunissent le mercredi « pour voir ce qu’on fait dans le prochain numéro ». Cette information-là, malheureusement, les terroristes l’avaient.

Il y a aussi tous les autres, ces amis de la rédaction qui passent de temps en temps. Un SDF au look inénarrable, un ancien taulard qui correspondait avec Charb en détention, des marginaux, des saltimbanques en tous genres… Eux aussi faisaient partie de Charlie. Le capharnaüm qui nous servait de siège était un passage obligé pour ceux qui atterrissaient en France sans le sou, blogueurs ou militants fuyant une guerre ou une sentence de mort. Tous venaient raconter leur histoire, Tignous se chargeait de la mettre en dessin, et puis on voyait en coulisses « ce qu’on pouvait faire pour eux ». « Je verrai si on peut leur obtenir l’asile politique et un boulot », m’avait dit Charb un jour au sujet d’un couple d’activistes tunisiens.

Les deux fugitifs, sans papiers, assis autour de la même table qui a vu mourir mes collègues, étaient glacés de remarquer l’arme de Franck, l’officier de protection de Charb, un habitué de nos locaux. Lorsqu’ils ont compris le contexte de menace permanente où nous travaillions, ils se sont sentis en territoire ami. Franck aussi est mort mercredi, « l’arme à la main en essayant de défendre l’équipe », comme me l’a dit son supérieur.

Tragiquement drôle

Charlie, j’y suis entrée par mon engagement et non par mon CV de journaliste ou par une lettre de motivation bien tournée. En 2011, en plein printemps arabe, Sylvie, une ancienne de la rédaction, m’a appelée pour que je lui raconte mes combats marocains. Deux jours plus tard, je déjeunais avec Charb et Riss, qui m’ont proposé de « passer à la réunion du mercredi ».

Pour m’embaucher, Luz a proposé de baisser son salaire, « pour que ça rentre dans le budget »

Pour m’embaucher, Luz a proposé de baisser son salaire, « pour que ça rentre dans le budget ». Depuis, Riss a pris coutume de me demander : « Qu’est-ce qui t’énerve le plus cette semaine ? », pour voir ce que j’ai à écrire. C’est ainsi Charlie, un journal énervé, mais qui ne se prend jamais au sérieux. Riss a survécu. Blessé, « il arrive à bouger les doigts », m’a confirmé un collègue. Il redessinera. Luz aussi est en vie, mais se sentait incapable de dessiner, jusqu’à ce qu’il nous envoie la « une » du prochain numéro, tragiquement drôle. C’est la première fois que Charlie a sa « une » dès le jeudi soir. Charlie n’a jamais été un journal comme un autre, et ne le sera fatalement plus jamais.

Notre équipe a été décimée à la kalachnikov, parce que nous avons osé tourner l’islam en dérision. Avant que notre salle de réunion, lieu habitué aux blagues et aux éclats de rire, aux murs tapissés de dessins, ne se transforme en bain de sang, nous avons mille fois été menacés de mort. Tout le monde le savait, mais nous n’en étions pas moins haïs, conspués. Il a fallu douze cadavres pour que Charlie soit enfin compris. Avec Wolinski, Honoré et Cabu, ce sont trois symboles de la culture française qui sont partis. Quant à Bernard Maris ou Elsa Cayat, psychanalyste et chroniqueuse, ils n’avaient jamais dessiné qui que ce soit et ne se préoccupaient pas plus de Mahomet que du pape.

Charb, lui, avait fait de Charlie son sacerdoce et sa croix, il ne vivait que pour que vive le journal. Charb a désespérément tapé à toutes les portes, jusqu’à celle de François Hollande, pour attirer l’attention sur l’inexorable disparition de Charlie par asphyxie financière. « J’ai l’impression de faire le tapin », m’avait-il confié, il y a un mois, alors que nous déjeunions ensemble. Charb vivait dans l’angoisse de voir mourir le journal et se souciait peu de sa propre mort, lui qui était sous protection policière depuis 2012.

Si tu avais été là, mon Charb, si tu avais vu la place de la République, noire de monde, des gens en larmes qui portaient ton portrait, dans un silence monacal. Si seulement tu avais pu voir ça. Si seulement tu pouvais voir ce jour où les propositions d’aide affluent de toute part, pour que le journal vive, à tout prix.

http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/01/09/zineb-el-rhazoui-de-charlie-hebdo-il-arrivait-que-l-on-dise-aux-collegues-je-vous-aime_4552554_3224.html

Messages