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La Méditerranée, une mer cruelle ? A moins de confondre causes et conséquences

Publie le mercredi 22 avril 2015 par Open-Publishing
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Dominique Guibert, président de l’Association européenne de défense des droits de l’Homme (AEDH)

En moins d’un an, plus de trois milles migrants sont morts en mer Méditerranée et dans l’Union européenne tandis que les demandes d’asile ont augmenté de 24% entre les premiers semestres 2013 et 2014. Le langage politique repris par les medias fait des raccourcis qui effacent finalement la réalité. On insiste sur les risques que courent les migrants qui se lancent dans une mer dangereuse sur des embarcations de fortune. Et on cache ainsi la réalité. Tout d’abord, parce que la migration est présentée comme une décision individuelle, comme s’il ne s’agissait pas d’une contrainte subie. Et ensuite, parce que les causes et les conséquences sont confondues, comme si la décision politique n’était pas responsable de l’augmentation de ces risques. Le remarquable travail réalisé par l’APDHA remet les choses à leur place : si la Méditerranée s’est convertie, comme le formule l’APDHA, en une « énorme fosse commune », c’est parce que les politiques développées par l’Union européenne et par les Etats membres visent à fermer hermétiquement les frontières d’un espace considéré par les migrants comme leur unique espoir de survie.

Un « état de nécessité »

Pour empêcher complètement l’accès aux frontières, l’Union européenne construit des murs, des barrières, des zones interdites et les Etats ouvrent des centres de détention, organisent les retours forcés, multiplient les expulsions, criminalisent des femmes et des hommes… Et pourtant les personnes continuent de migrer !

En réalité, cette politique de l’Union européenne-forteresse fait oublier le fait que ces personnes ont quitté leur pays par nécessité. Les Syriens fuient la guerre et les exactions des fondamentalistes islamiques ; les Iraquiens craignent l’horreur des crimes de Daesh ; les Somaliens sont privés de l’ensemble de leurs ressources et de leurs libertés publiques ; les subsahariens veulent éviter les massacres, la famine ou la misère ; les raisons sont multiples et toutes légitimes. Face à cet « état de nécessité » reconnu à plusieurs reprises par les législations et juridictions nationales comme une circonstance explicative et suffisante pour justifier une action positive, la politique d’immigration européenne est double.

D’une part on encourage les lamentations sur la situation de ces « pauvres gens », on verse des larmes dramatiques quand un naufrage provoque plusieurs centaines de mort d’un coup, on ne ménage pas les efforts pour fustiger les trafiquants et empêcher qu’ils profitent de ces « pauvres gens », on promet de lutter contre l’utilisation inhumaine de clandestins comme main d’œuvre qui ne dispose d’aucun droit.

Et d’autre part, on contrôle les frontières, on limite la délivrance de visas, en temps et en durée, on refuse la grande majorité des demandes d’asile, on multiplie les répressions policières, on construit des murs et des prisons pour immigrants, on externalise dans les pays d’origine les centres de concentration, lieux horrifiques où règnent « la répression, le racisme, la mort », comme le rappelle l’APDHA.

Des mots et des chiffres

On parle parfois de « migrations », parfois de « flux migratoires ». Et puis on remplace bien trop souvent ces expressions par l’expression « arrivées massives de migrants ». La droite et l’extrême-droite parlent d’ « invasion », de « clandestins », d’« illégaux », de « fraudeurs » ou de « profiteurs » : ces qualificateurs péjoratifs justifient des mesures contre eux. L’accent est mis sur le passage de la frontière, vu comme une faute. Par mer ou par terre, ce moment est extrêmement dangereux pour les personnes qui le subissent. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) souligne que durant le premier semestre 2014, 216.300 personnes ont sollicité la protection de l’Union européenne, soit 24% de plus qu’au premier semestre 2013. A ce rythme, on peut s’attendre à atteindre les 700.000 demandes d’asile dans les quarante-quatre pays industrialisés d’ici à la fin de l’année. Une autre réalité : en moins d’un an, plus de trois milles personnes sont décédées en mer. Et il s’agit là uniquement d’un recensement macabre puisque les appels des familles des « harragas » à la recherche de leurs enfants partis de leurs pays laissent à penser qu’ils seraient davantage, comme le confirme le dernier rapport de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) : les chemins terrestres pour arriver en Europe, par le Sinaï, le Sahara, les frontières de Lybie, d’Algérie et du Maroc, forment des pièges mortels. Parmi ces exilés, les Syriens sont désormais les plus nombreux, suivis des Iraquiens, des Afghans et des Erythréens.

La Syrie : une situation emblématique

Depuis le début du conflit en 2011, les Etats membres n’ont accueilli que 4% des 3,2 millions de réfugiés syriens, pour la plupart installés dans les pays limitrophes de la Syrie. C’est seulement à la mi-août 2014 que dix-sept Etats européens se sont engagés à recevoir 26.300 Syriens supplémentaires. Le Conseil européen avait pourtant souligné dès le mois de décembre 2013 l’importance de ce programme de réinstallation adopté par l’Union européenne.

Or, le nouveau système d’asile est mis à l’épreuve par cette affluence de demandeurs. Il présente en effet certaines brèches dans lesquelles les Etats peuvent s’engouffrer au moment de transposer le droit européen à leur législation nationale. Et le risque est alors que les droits des demandeurs ne soient pas respectés. Par exemple, bien qu’elle soutienne depuis trois ans le Bureau Européen d’Appui pour l’asile (EASO), la Grèce ne garantit pas de dignes conditions d’accueil des exilés. D’après des témoignages d’ONG, la Grèce renvoie encore illégalement des migrants dans leurs pays d’origine. La Bulgarie également. Ou encore, récemment à Chypre, des Syriens ont refusé de débarquer car ils savaient qu’ils allaient être maltraités et qu’ils ne pourraient obtenir le statut de réfugié. En Espagne, des ONG et des parlementaires européens dénoncent le fait que les migrants ne puissent pas solliciter la protection internationale quand ils arrivent à Ceuta et Melilla – enclaves qui ne sont pas n’appartenant pas à l’espace Schengen-. Alors qu’on mentionne moins ce pays que ceux du sud de l’UE, l’Espagne détient en réalité le record de refus d’entrée : 61% des 317.340 demandeuses s’y sont vues refuser l’entrée à l’Union européenne en 2013.

Trafics et politiques de sécurité européenne

Les trafiquants qui ont été dénoncés lors du récent drame le long des côtes italiennes doivent être poursuivis et condamnés. Mais ils ne sont pas les seuls responsables de ces massacres en masse : les trafics n’existent qu’en réponse à la politique de sécurité européenne qui profite à ceux qui abusent de la misère des autres. Paradoxalement, ceux qui condamnent ces trafics et réclament plus de sécurité, plus de contrôle des procédures et des visas, semblent ignorer qu’à chaque nouvel obstacle ajouté sur la route de l’exil, les tarifs du voyage ainsi que les risques augmentent pour les migrants qui n’ont pourtant pas d’autre solution. Pour beaucoup d’entre eux, les dangers d’une traversée maritime constituent la seule alternative à une vie de violences ou à la mort, dans les pays en conflit.

La question centrale n’est donc pas de développer une politique européenne d’asile et d’immigration. Officiellement, elle n’existe pas. Mais pour les défenseurs des Droits de l’Homme, cette « politique » est inacceptable parce qu’elle laisse à chaque Etat des marges d’interprétation et la possibilité d’applications législatives toujours plus restrictives et punitives.

De « Mare Nostrum » à « Triton »

Les 10 et 11 novembre 2014, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) organisait sa conférence annuelle à Rome. Certains représentants de Frontex ont souligné que oui, il existe bien un principe de non-refoulement et de sauvetage des personnes, mais que leur unique mission est de garantir l’inviolabilité des frontières. « Triton » n’a rien à voir avec les droits fondamentaux. Le futur logique de la politique d’immigration, telle qu’elle est définie, se fera selon trois axes pour empêcher le plus possible l’arrivée de migrants : éviter leur arrivée aux zones maritimes ou terrestres sous contrôle européen ; restreindre les demandes d’accueil et d’asile ; construire de plus en plus de centres de détention. Durant cette rencontre, des membres du HCR et de l’OIM, ainsi que des représentants d’associations se sont indignés contre ces méthodes. Parmi eux, l’AEDH a mis en évidence le lien entre le principe de non-refoulement et le sauvetage et a dénoncé le fait que dans la pratique, la protection des frontières signifient l’emprisonnement des migrants.

L’Union européenne « gère-t-elle » vraiment les « flux migratoires » ?

Le 10 octobre 2014, le Conseil Justice et d’Affaires Intérieures (JAI) du Conseil de l’Union européenne a adopté des conclusions intitulées « Prendre des mesures en vue de mieux gérer les flux migratoires » qui se fondent sur trois piliers :

1. la coopération avec les pays tiers, c’est-à-dire le travail en collaboration et le renforcement d’actions destinées à lutter contre le trafic de migrants, l’amélioration des capacités des pays tiers pour la gestion des frontières, la participation volontaire des Etats membres en matière de politique du retour mais également de réinstallation ;

2. le renforcement du contrôle des frontières externes et de Frontex, particulièrement en ce qui concerne le budget de Frontex qui connaît une augmentation régulière et la mise en route rapide de l’opération conjointe Triton, en coordination avec les mesures prises par les autorités italiennes (avec l’objectif de mettre fin à l’opération Mare Nostrum) ;

3. le relevé systématique des empreintes digitales par les Etats membres pour éviter que ne s’applique le règlement EURODAC relatif au transfert des migrants en situation irrégulière d’un Etat membre à un autre.

Nous remarquons une fois de plus que l’accent est mis sur la sécurité plus que sur les droits des migrants. Nous déplorons que même s’il est fait mention de la possibilité pour l’opérateur de Frontex d’ « examiner les personnes vulnérables ou ayant besoin d’une aide sanitaire pour des besoins basiques lors du débarquement », les conclusions du Conseil ne prévoient pas d’authentique opération de sauvetage pour remplacer l’opération Mare Nostrum, ni même la possibilité de satisfaire les besoins des personnes vulnérables avant de débarquer. Et même si la volonté de favoriser la réinstallation dans les Etas membres paraît être un point positif, la participation des Etats membres dans ce domaine reste cantonnée à une action volontaire et, dans les faits, très limitée.

La politique de l’Union européenne est-elle réellement nouvelle ?

Dans une communication du 4 mars 2015, la Commission européenne dit vouloir intensifier les efforts déployés par l’UE, améliorer tous les instruments existants et promouvoir une meilleure coopération dans le domaine de la gestion des flux migratoires provenant des pays tiers. On constate que la sécurité continue d’être l’objectif principal au détriment des droits des personnes. Quatre principes ont été fixés :

 le développement « cohérent » à la fois du régime du droit d’asile et de la réflexion sur les « causes profondes de l’immigration ». Celle-ci devrait « faire partie intégrante de la conception des stratégies de développement » ;

 la création d’une « nouvelle politique européenne en matière d’immigration légale », pour attirer les « talents nécessaires pour renforcer la compétitivité européenne au niveau mondial ». Cela implique une « révision de la directive sur la carte bleue européenne », afin d’atteindre une « vision plus horizontale de la politique en matière d’immigration légale » ;

 l’intensification de la « lutte contre l’immigration illégale et l’exploitation d’êtres humains », en privilégiant des actions dans les pays et les « itinéraires prioritaires », en développant les « accords de réadmission » et la coopération au sujet des « processus de Rabat, Khartoum ou Budapest » ;

 la sécurisation des frontières extérieures, « dans le plein respect des droits fondamentaux ». Le contrôle de ces frontières a « une importance fondamentale pour tous », le rôle le plus important étant attribué à Frontex (en termes de budget, de moyens, de personnel) pour « répondre au mieux à l’évolution des situations auxquelles l’Union Européenne est confrontée ». Ceci implique également de développer « davantage les échanges entre les ressources des Etats membres », y compris pour la mobilisation des « équipes européennes de garde-frontières ».

Finalement, les nouveautés n’existent qu’à un niveau sécuritaire. Une fois de plus, quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt.

Combien de milliers de morts en Mer Méditerranée ?

Protégé par les frontières étroitement surveillées par Frontex, par le mur érigé entre la Grèce et la Turquie, par les barrières de Ceuta et Melilla, il est clair qu’au Nord de la « frontera sur », chacun pleure les milliers d’exilés qui ont perdu la vie sur les côtés de Lampedusa, de la Lybie ou du Maroc.

La compassion et la solidarité continueront, comme toujours, de s’exprimer devant les caméras. Mais quelque temps après, tandis que les larmes d’un jour appartiennent déjà au passé, le rejet des demandes d’asile, la répression, la détention, l’insuffisance de l’aide, les renvois immédiats, s’imposent de nouveau autour des frontières.

Il est inacceptable qu’année après année, à cause d’une terreur fantasmagorique de se voir un jour envahir par une “foule” d’exilés, les leaders européens maintiennent la même politique de renforcement des mesures de sécurité dans le périmètre de l’Eldorado formé par les vingt-huit Etats membres : barrières, murs, déploiement de patrouilles maritimes ou aériennes, drones pour surveiller les eaux internationales…

Mais ces drames ne concernent pas les pays pris individuellement. Ce n’est pas le problème de Malte, de la Grèce, de l’Italie ou de l’Espagne. C’est un sujet pour l’ensemble de l’Union européenne. C’est à elle que revient –en plus des pays pris individuellement- la responsabilité de la mort de milliers d’être humains sur ses côtes et frontières.

Pour répondre à la nécessité de sauver ces vies et dans le même temps tenir compte de l’inévitabilité des migrations internationales, phénomène historique, les gouvernements et les institutions européennes doivent impérativement changer de paradigme.

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