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Le Problème avec Bernie

par RON JACOBS

Publie le lundi 4 mai 2015 par RON JACOBS - Open-Publishing

Donc, Bernie Sanders s’est annoncé comme candidat pour la Présidence des Etats-Unis. Comme Démocrate. Et même s’il se fait nommé, on peut être certain que les forces réactionnaires du capitalisme américain vont lui faire barrage avec tous leurs moyens. Compris un bon nombre des libéraux à sa droite du parti démocrate. Mais bon, il a fait le saut, un choix avec lequel il va devoir vivre, malgré le prix. Etant donné la nature de la politique aux USA, ses chances d’être nommé sont guère prometteuses, son ascension à la Maison Blanche quasiment nulle.

Mais qui est Bernie Sanders et que représente-t-il ? Désormais candidat, sa biographie sera décortiquée par tout l’éventail des média politiques. Pour beaucoup d’américains, il reste le plus radical de la gauche depuis le premier mandat de Reagan. Ce qui m’intéresse c’est son doux parcours de socialiste (si l’on peut ainsi l’identifier) en passant par démocrate social pour atterrir comme démocrate libérale. Les anecdotes qui suivent révèlent un côté de cette retraite.

Printemps 1997, l’organisation d’un syndicat pour le ménage, librairie, aménagement paysager, et les artisans à l’Université de Vermont était en plein essor, épaulé par l’UE (union de l’électricité, radio, et machinistes), qui nous a beaucoup aidés à nous organiser et à développer nos adhésions. Le 8 mars, jour international de la femme, nous avons organisé une réunion. Pas mal de monde dans une atmosphère chaleureuse. Etant parmi les intervenants, j’ai souligné l’importance de cette date pour le mouvement syndical national et sa pertinence pour notre campagne. Kimberley Lawson (organisatrice hors pair), a introduit le dernier invité, un certain Bernie Sanders, à ce moment représentant au congrès du Vermont.(1) Cinq minutes d’applaudissements retentissants. Des cris de "Bernie ! Bernie !" ont remplis la salle. Son discours était adapté à la situation, un discours standard sur les droits des ouvriers et l’obligation de la direction de l’université à les reconnaitre.

Deux ans plus tard, printemps 1999. Bill Clinton se trouvait sous les feux des médias à cause de sa relation avec Monica Lewinsky. Les Accords de Dayton concernant la guerre civile en Yougoslavie avaient crée le scénario attendu, persuadant Belgrade d’insister sur ses droits de gouverner le Kosovo, et Clinton et ses alliés de l’OTAN avaient commencé leur bombardement intensif sur le peuple serbe. Libéraux et Progressistes "drank the Kool Aid" (ont gobé la propagande) et ont accordé leur plein soutien. Bernie Sanders a annoncé qu’il était totalement d’accord. Des activistes anti-guerre ayant manifesté devant les bureaux de chaque Sénateur, ils ont fini par une occupation de celui de Sanders, qui furent chassés par la Police sur la requête de ce dernier. Une semaine plus tard, lors d’une réunion d’urgence à Montpelier (2) concernant ce bombardement, Sanders est apparu avec un panel de deux anti- et deux pro-guerre activistes. Sanders a vivement défendu le bombardement allant jusqu’à demander à deux membres de l’assistance de partir s’ils n’aimaient pas ce qu’ils entendaient.

Septembre, 2001, après les attentats du World Trade Center et du Pentagon, Sanders, alors député à Washington, a rejoint à la politique vengeresse de George Bush et a voté donc pour la déclaration de guerre contre tous ceux qui avaient participé ou aidé aux attentats. En octobre 2002 après deux ans de guerre contre le peuple Afghan et d’innombrables mensonges et de désinformations, le Congrés et la Maison Blanche (aidés par la Grande Bretagne et quelques autres gouvernements) ont ignoré les Nations Unies et l’opinion mondiale, et ont déclaré la guerre contre l’Iraq. Bien que Sanders ait voté contre cette autorisation de force, mais il a néanmoins voté pour les subventions subséquentes nécessaires pour sa continuation bâclée. L’autre loi promulguée et votée dans ce Septembre maintenant si lointain a été le PATRIOT Act, et comme le vote qui a envoyé les troupes en Afghanistan, le passage de cette loi a changé les Etats-Unis pour toujours. Tout à son crédit, Sanders a voté contre le PATROT Act d’origine et il a essayé d’adoucir ses effets dans des votes subséquents. Mais, en 2006, il a voté "Yea" sur la législation qui rendait permanent les quatorze articles restantes du PATRIOT Act et a authorisé le FBI à conduire des "écoutes baladeuses" (roving wiretaps) et à avoir accès à certaines communications commerciales jusqu’au 31 décembre 2009. Dans le même sens, Sanders a voté contre la création du Department of Homeland Security, mais en 2006 il a rejoint la majorité du Congrés en votant pour le prolongement des subventions de cette agence.

En 2008, Sanders a été élu au Sénat, une transition qui lui a valu une augmentation du salaire mais avec bien moins de pouvoir qu’il n’avait détenu à la Chambre de Députés. Ses habitudes de vote ont peu changés : votant pour certaines subventions guerrières et contre d’autres ; pour les opérations de renseignements, mais contre l’immunité des sociétés de communication qui coopéraient avec les programmes gouvernementaux de surveillance ; pour subventionner la contraception et la santé des enfants ; contre la nomination de John Brennan à la direction de la CIA et pour Chuck Hagel comme Secrétaire de Défense. Il a continué a soutenir des subventions et des prêts à l’Israel même après les deux attaques brutales à Gaza, l’attaque sur la Mavi Marmara, et a soutenu les colonies illégales dans le West Bank. Plus récemment, Sanders a rejoint quatre-vingt dix-sept autres sénateurs en approuvant un milliard de dollars en aide au putsch en Ukraine, fonds qui, ajouté aux fonds contracté avec le FMI, va certainement appauvrir le peuple ukrainien. Il a voté contre la présence des troupes américaines ("boots on the ground") dans la lutte contre EI (ISIS) et al-Qaeda, et la fourniture des armes pour les mercenaires syriens.

Début 2010, les Vermontais ont eurent vent que la base aérienne de la National Guard, située à Burlington, était une des préférées du Pentagon pour héberger le très cher chasseur, le F-35. Immédiatement, les citoyens ont commencé à s’organiser contre cette possibilité. Quelques membres de ce groupe croyaient que Sanders allait les soutenir. Décéption rapide. En même temps que l’opposition gagnait du terrain, la position de Sanders s’est endurcie. En octobre 2012, après une série de victoires des opposants à l’hébergement de cet avion, Sanders a martelé : "Je suis très fier du rôle joué par la National Guard dans notre Etat, et je ne veux pas que ce rôle soit diminué ou éliminé … Le F-35, que vous l’aimiez ou pas, est l’avion de choix non seulement pour l’armée de l’air, mais aussi pour la marine et beaucoup pour l’OTAN. Si l’on ne l’a pas ici, il va se trouver en Floride ou en Caroline du Sud. Je préfèrerais qu’il soit ici". Comme j’ai noté dans un article après l’annonce du Pentagon de son choix de Burlington pour baser les avions*, "Il existe une alternative au cynisme qui rationalise le prix du sang car, après tout, quelqu’un va le faire et pourquoi pas le Vermont ?"

A l’occasion d’un entretien avec deux auteurs de gauche progressiste, William Grover et Joseph Peschek à propos de leur livre The Unsustainable Presidency (3), je leur ai demandé si Sanders pourrait vraiment faire bouger les E-U vers la gauche et promulguer une politique de soutien aux ouvriers et aux "sans dents". La première partie de la réponse a été (Non). Il serait le premier à l’admettre. En fait, il a fait justement ça dans un entretien il y a une semaine : "Nous pouvons élire la meilleure personne au monde à la Présidence, mais cette personne sera avalée en l’absence d’un mouvement populaire sans précédent". La question que je pose à M Sanders est la suivante : Comment espère-t-il créer un changement radical aux USA si ce mouvement radical populaire qu’il reconnait comme nécessaire est piraté par le Parti Démocrate - une entité sous la mainmise des mêmes banques et sociétés multinationales contre lesquelles Sqnders se proclame opposé ? Après tout, cela fait des années que le Progressiste George McGovern (4) a été le candidat Démocrate pour la Présidence. Et ça fait presque autant d’années que l’aile droite de ce même parti a formé le Democratic Leadership Council (5) et a changé les règles pour que personne avec les mêmes idées que McGovern ne puisse plus jamais être nommé. Il faut demander à Bill Clinton. Après tout, il a été le premier candidat choisi par ce "Conseil" pour accéder à la Maison Blanche. Sa femme pourrait bien être la prochaine. Il y en a qui dirait que Sanders bougerait la discussion vers la gauche. Ce n’est pas assez. Les discussions sans actions concrètes sont insignifiantes. Depuis six ans et demi le Parti Démocrate a démontré son incapacité d’action de bonne foi en faveur de la classe ouvrière. Autrement dit, comment expliquer la politique d’austérité actuelle aux Etats-Unis ?

Au Vermont, la majorité des gens aiment toujours leur Bernie. En fait, il gagne confortablement chaque fois. Comme son bilan le suggère, Bernie Sanders est un malin. Comme son collègue à la Maison Blanche, Sanders fait campagne sur les thèmes progressistes et populistes. Mais contrairement à M Obama, Sanders adhère plus ou moins à ses propres positions concernant le monde de travail, les vétérans, les enfants, les arnaques corporatistes, et certains sujets sociaux (égalité de mariage, par exemple). Par contre, en matière de guerre et paix, son bilan est plutôt flou, reflétant son accord avec la nécessité des Etats-Unis de garder son hégémonie pour toujours (ou bien pour très, très longtemps). Il faut se rappeler que toutes les guerres américaines comprennent une défense du système capitaliste, donc une croyance absolue dans la supériorité de ce même système. Les agissements de Bernie Sanders la-dessus sont clairs.

Après le bombardement de la Yougoslavie et le réalisation du projet américain la balkanisation des Balkans, j’ai reçu beaucoup d’emails et de coups de téléphone à propos de l’occupation du bureau de Sanders à Burlington en 1999 et d’opposition à ses positions pro-guerre. La plupart de ces messages sont venus de l’extérieur du Vermont et ils ont considéré comme contre-productif cette action. Après tout, disaient-t-ils, Sanders est allé à Chiapas soutenir les Zapatistas et il est contre certains accords de libre-échange et le WTO (OMC). N’est-t-il pas plutôt un allié ? Ma réponse à ces questions c’est que je ne sais pas. Les politiciens soi-disant progressiste qui refusent de voir le lien entre les guerres américaines et les attaques sur la sécurité sociale, le système de santé, le salaire minimum, les quarante heures, et les autres sujets importants pour les gens qui travaillent nous font un grand tort. Les guerres menées par les Etats-Unis ne sont faites que pour une seule raison : maintenir et étendre la puissance d’une Amérique corporatiste au dépense des ouvriers et des pauvres dans le monde entier. L’écrivain neo-libéral Thomas Freedman n’a t-il pas écrit pendant le bombardement de la Serbie et du Kosovo, "McDonald’s ne peut pas fleurir sans McDonnell-Douglas, constructeur du F-15. Et le poing caché qui assure la sécurité des technologies de la Silicon Valley s’appelle l’armée, les forces de l’air, et la marine américaines". (New York Times, 29/03/1999) Sanders doit bien comprendre la connexion. Donc, son soutien pour ces éléments de la machine de guerre lui permettent de soutenir la classe ouvrière à sa manière, dans le Vermont.

Le réaction récente à l’épidémie de meurtres policiers (pour la plupart) des jeunes noirs a révélé un grande faille dans le mythe américain. Le racisme, supposé relégué à la poubelle de l’histoire avec l’élection de Barack Obama, est plus virulent que depuis les années soixante. Dus à cette réaction, le caractère du système judiciaire, la façon dont ses lois sont appliquées, et le système pénitencier sont tous regardés à la loupe. Mais aucun homme politique n’a proposé de réforme mettant fin à la brutalité policière actuelle, ni pour ôter les policiers meurtriers de nos rues. Aucun élu n’a considéré le rôle fondamental qui joue le capitalisme neo-libéral en ce qui concerne l’appauvrissement de la classe ouvrière américaine, spécialement parmi les non-blancs. Les critiques adressées à Wall Street et ses agents visent plutôt la classe moyenne, cet idéal bien américain. En effet, Sanders a été un des nombreux députés à avoir voté pour l’Omnibus Crime Bill* de 1994 dont l’auteur, Bill Clinton, a récemment reconnu qu’il mettait trop d’importance sur l’incarcération par rapport à la réhabilitation, spécialement concernant les jeunes. Le lobby du secteur pénitencier privé, qui en tire d’énormes bénéfices, empêche une discussion honnête et critique de ce grave problème social, et pour Sanders, comme pour chaque candidat, de se soustraire à ce débat s’annonce fatal. Il serait intéressant de voir comment il va réagir à cette question-là.

En tout cas, la question posée ici n’est pas si Bernie Sanders est le messie progressiste tant convoité par le peuple. La question est plutôt si un politicien vraiment progressiste peut même exister en ces Etats-Unis. Je serais le premier à admettre que le bilan de Sanders sur les questions de travail, les vétérans, et une bonne partie des questions de la liberté civile est plutôt acceptable, spécialement venant de quelqu’un de la classe dirigeante (même s’il ne se voit pas comme tel). Par contre, ce dernier fait n’a pas d’importance. Le système incarné par l’Exécutif est implacable et sans rédemption. Les deux mandats de Barack Obama devraient montrer la vérité de ce constat. A l’exception d’un tout petit peu de questions sociales, Obama n’a rien fait de différent ni de son prédécesseur de la droite radicale ni du champion néo-libéral Bill Clinton qui a précédé George Bush. Dans un sens c’est parce qu’Obama n’est certainement pas de gauche ni progressiste. Pourquoi ? Parce que les politiciens qui ne sont pas d’accord avec l’idée de la supériorité militaire américaine et son hégémonie économique arrivent rarement à Washington, DC. Encore moins à la Maison Blanche.

John Nichols, (6) dans un entretien avec Sanders paru dans le numéro imprimé de The Nation du 7 avril 2014, a demandé si la campagne de Jesse Jackson de 1984 est contemplée comme modèle pour celle de Sanders. Pour ceux qui s’en souviennent, les idées progressistes et populistes de Jackson ont eu un succès inimaginable, bien au-delà des rêves de ses supporteurs. Puis l’ordre établi s’est réveillé. L’argent anti-Palestinien, pro-business s’est mis en branle et les médias se sont emparés d’une conversation privée prise hors contexte et l’a mise à la une. Des mots de code raciales ont été attachés à Jackson et ses chances de gagner la nomination du parti démocrate se sont volatilisées. Résultat : les démocrates sont partis de San Francisco en boitant, avec le libéral post Guerre Froide Walter Mondale comme candidat perdant.

La réalité de la politique américaine actuelle dicte qu’un progressiste qui assume une position de pouvoir doit tempérer ses tendances gauchistes s’il veut garder son pouvoir. Plus de puissance demande plus de compromis. Les anecdotes relatées ici suggèrent que Bernie Sanders comprend tout ça très bien et se comporte en connaissance de cause. Même si le lecteur croit que Bernie Sanders est capable de nous retenir de l’abime qui se trouve au bout de nos pieds, la nature même du système politique et économique américain assure que cela lui est impossible. En commençant sa campagne comme démocrate on se demande même s’il le veut, lui.

(Cet article est apparu dans le numéro imprimé du CounterPunch, mai 2014, sous le titre "Bernie Sanders Cannot Save US". Il a été modifié pour mieux refléter l’actualité.)

Ron Jacobs est l’auteur d’une série de romans policiers, The Seventies Series. All the Sinners, Saints est le troisième de la série. Il est aussi l’auteur de : The Way the Wind Blew : a History of the Weather Underground. Il a contribué à : Hopeless : Barack Obama and the Politics of Illusion, Editions AK Press. Son livre Daydream Sunset : Sixties Counterculture in the Seventies sera publié par CounterPunch. Il vit au Vermont. ronj1955@gmail.com

Traduit de l’anglais (US) par Steve Church

Notes (Toutes les notes sont du traducteur)

1 Aux Etats-Unis chaque Etat a son propre gouvernement à l’image de celui de Washington, DC. Un représentant est l’équivalent d’un député en France.

2 Capitale de l’état du Vermont.

3 The Unsustainable Presidency, Palgrave Macmillan, décembre 2014, ISBN 9781137371812. (On peut traduire le titre comme : La Présidence sans Avenir).

4 Nommé comme candidat démocrate pour l’élection présidentielle de 1972, il a été battu par Nixon.

5 Conseil de Direction Démocrate. Groupe de réflexion fondé en 1985 qui prônait un virement radicale vers la droite.

6 Journaliste à The Nation.

http://www.counterpunch.org/2015/04/30/the-problem-with-bernie/