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POUR LA DEMOCRATIE

Publie le mercredi 21 mai 2003 par Open-Publishing

POUR DE NOUVELLES FORMES
D’INTERVENTION DANS LE CHAMP POLITIQUE

Dans le champ de ce qu’il est convenu d’appeler l’économie, trois questions peuvent être posées (pour ne pas remonter loin dans l’histoire) : sommes-nous dans un ensemble économique coopératif où chaque co-opérant a les mêmes droits et possibilités ? Sommes-nous dans un écosystème à dominante capitaliste, mâtiné d’interventionnisme « étatique » ? ou encore dans un écosystème capitaliste où la sphère financière mondialisée est, de fait, aux commandes, avec ses intérêts et ses moyens propres ?

Dans le champ politique, au sens large, quel type de pouvoir s’exerce et comment ? Le pouvoir, au sens classique de domination, ne s’est-il pas substitué à l’exercice de la responsabilité, qui suppose la démocratie sous la forme du débat, de l’initiative, de l’élection, du contrôle, de l’alternance et aussi de l’alternative ?

Se pose conjointement la question de l’information, dans tous les aspects du champ social qui combine l’économique, le politique, le culturel.

La « dépolitisation » apparaît comme un fait central contemporain. La dépolitisation ne date pas d’aujourd’hui, elle ne se réfère pas non plus à un idéal supposé d’un fait politique ayant vraiment existé. Dépolitisation signifie recul, alors qu’on attendait (peut-être) progrès quant à l’affirmation d’une citoyenneté large et partagée, diversifiée en fonction des héritages historiques et de l’évolution des cultures et des relations sociales propres à chaque région du monde.

Pourquoi et comment s’est opérée la dépolitisation, depuis quelque trois décennies ? Pour simplifier, et pour s’en tenir à deux tendances convergentes, la dépolitisation a été souhaitée et activée d’une part par les dirigeants des grandes firmes économiques, commerciales, financières, internationales (transnationales). Leur stratégie a consisté à limiter toute possibilité sérieuse d’intervention aux d’associations où se sont établies et développées les formes diverses de la citoyenneté (syndicalisme, partis, éducation et culture, solidarité, etc.), et à ôter tout pouvoir décisif d’intervention aux Etats et, en dernière analyse, à dénier à toute forme de démocratie la possibilité d’intervenir dans le champ de l’économie (qui n’est plus : produire les moyens de vivre et de vivre mieux).

Simultanément, la dépolitisation a été aussi la conséquence de l’abandon par les « politiques » de toute volonté régulatrice et interventionniste, au profit du « marché », et a fortiori de toute idée de transformation sociale. Il s’agit aussi bien des politiques en exercice ou qui l’ont été que de la plupart des aspirants à l’exercice de la responsabilité politique.

Parmi les conséquences de cette dépolitisation, il faut noter le retour du politique par des voies foncièrement anti-démocratiques : d’une part la montée des populismes, d’autre part la politique de la canonnière (à l’extérieur) et du tout sécuritaire (à l’intérieur des Etats ou groupements d’Etats, comme l’Union Européenne actuelle). Autre conséquence : l’extension des systèmes mafieux et clientélistes.

La dépolitisation, l’autonomie supposée de la sphère économique, revient notamment, mais pas uniquement, à retirer à la sphère politique la maîtrise de la politique économique. D’une certaine façon, on peut dire que cela a commencé avec l’accroissement du poids des firmes multinationales fin des années 60 et début des années 1970. Une des conséquences fut l’émergence progressive de connivences entre dirigeants des grandes firmes, des corporations de hauts fonctionnaires nationaux et internationaux, et des gouvernements, ainsi que d’une partie des appareils politiques et syndicaux. Il s’en est suivi une politique de dérégulation sociale qui, dès le début des années 70 (fin des accords de Bretton Woods), a montré le bout de son nez, pour se déchaîner depuis vingt cinq ans, d’abord sous la houlette des gouvernements anglais et américain, ensuite avec ceux de la France, puis de toute l’Europe, Centre et Est inclus, et de l’ensemble de la planète.

Une telle offensive ne pouvait être menée sans être accompagnée d’un discours idéologique, que beaucoup désignent sous le vocable de « pensée unique ». Pensée unique signifie uniformité et plus particulièrement unification sur le thème : « seul le marché » est à même de réguler l’activité économique, d’en assurer la progression, et, ce faisant, d’offrir à toute personne et à toute collectivité la possibilité d’accéder au plus grand nombre de biens et services, sans s’interroger sur les conditions de la production, sur les conséquences de la production, sur la répartition effective des productions. Ce que les mouvements de contestation de la fin des années 60 et du début des années 70 dénonçaient s’est de plus en plus affirmé comme un fait se généralisant : émergence du consommateur manipulé consommant en silence et du producteur soumis et flexible.

Produire sous commandement et consommer sous influence ne laisse en définitive place ni au débat entre citoyens et groupes de citoyens, ni à la décision publique et collective (autrement dit à la démocratie, évidemment toujours à perfectionner). Pourtant cela concerne le quoi, le comment et le pour qui produire.

En effet, si le marché peut tout (le marché où se dissimulerait on ne sait quel dieu, la fameuse et fumeuse main invisible), pourquoi en effet considérer que des politiques économiques, sociales, culturelles, seraient utiles ? Pourquoi, dès lors, des discussions larges, sur de tels sujets, à tous les échelons et selon des combinaisons territoriales et sociales multiples ? Ce qui est pris en considération, dans le meilleur des cas, c’est la demande solvable (au préalable pré-construite, préfabriquée) au détriment des besoins et des priorités à définir. Est rejeté tout esprit de coopération (opérer ensemble, à égalité, en considérant les contradictions, les contraintes, les objectifs, les moyens). A cet égard, le projet AMI (Accord Multinational sur les Investissements) est un exemple de ce que voulaient imposer les grandes firmes, les institutions internationales et les gouvernements complices : investir librement, n’importe où, et désinvestir tout aussi librement, sans avoir à rendre compte, en franchise de toutes les lois sociales, nationales ou internationales. Ce projet, retiré dans les conditions que l’on sait, revient par la fenêtre, notamment par le truchement de l’OMC et dans le cadre des discussions sur la libéralisation très large des services (l’AGCS).

Curieusement, le discours sur le marché a également et longtemps masqué ce qui est proclamé aujourd’hui comme une nécessité : le recours aux experts, l’expertisme en l’occurrence. L’expertisme et non pas l’expertise qui, elle, peut s’avérer nécessaire dans de nombreux domaines, pour éclairer toute démarche démocratique. Cela est d’ailleurs paradoxal, marché et expertise. Car s’il y a (pas toujours) besoin d’experts (dont le travail est commandé et utilisé de façon complètement privative par les instances politiques nationales et internationales, et par les dirigeants des grandes firmes privées du secteur productif, comme du secteur de la distribution ou de la finance), c’est que le marché ne peut résoudre tout par le miracle de son fonctionnement automatique (toujours la bienfaisante main invisible). L’expertisme est une pratique pour exclure du champ de la démocratie et de tout contrôle à caractère public ce qui concerne notamment l’économie et la finance, la santé, le social et l’éducation. Les conséquences peuvent être désastreuses, comme on le constate dans le domaine agricole, dans celui de la santé, ou dans celui de l’environnement en général.

Dès lors, une des fonctions essentielles des forums sociaux devient celle de la recherche d’autres formes de démocratie, et d’abord en son sein. Les forums eux-mêmes sont déjà une première ébauche démocratique de rencontres, de réflexion, d’élaboration, pour résister et en vue de la transformation sociale.

Un des défis du FSE est justement celui des rapports entre le forum lui-même, qui ne peut adopter de positions, et l’espace réservé aux mouvements sociaux qui, eux, ont vocation à mobiliser ou lancer des campagnes (cf. le texte adopté à Berlin).

Le rapport au politique, et notamment avec les partis politiques, représente un autre défi qui ne recevra probablement pas de réponse satisfaisante aux yeux de tous les acteurs du FSE. Mais, il sera l’un des aspects, plus ou moins explicite, du débat, y compris pour réfléchir à d’autres pratiques et à d’autres formes d’interventions dans le champ politique.

Sur ce dernier point, le rapport au politique, le débat ne peut être limité aux relations qu’il serait souhaitable que le FSE entretienne avec les forces politiques constituées, partis, mouvements, représentations élues. Il doit s’ouvrir à la question d’autres formes et pratiques politiques. Le développement même, depuis Seattle, du Forum social mondial et des forums continentaux tend à répondre partiellement à cette question. C’est, je pense, un des enjeux des forums sociaux et de FSE en particulier.

Marc MANGENOT
5 mai 2003