Accueil > En bonnes vitrines du néolibéralisme,Facebook et Instagram mettent nos (...)

En bonnes vitrines du néolibéralisme,Facebook et Instagram mettent nos vies en compétition.

par Jamina

Publie le samedi 20 juin 2015 par Jamina - Open-Publishing
1 commentaire

Pourquoi Facebook et Instagram font-ils de nous des losers ?

Sur Facebook et Instagram, on ne montre que les bons côtés de la vie, des morceaux choisis par nos soins. À quel point cette mise en scène peut-elle impacter négativement ceux qui en sont à la fois les spectateurs et les acteurs ?

Plages paradisiaques, hamburgers alléchants et soirées déjantées, voilà que ce l’on voit passer en quasi-permanence sur nos timelines Facebook et Instagram. Et pour cause, sur les réseaux sociaux, armes fatales du personal branding, on ne dévoile que ce l’on veut bien et en particulier ce qui est susceptible de faire saliver nos voisins virtuels. Ces mises en scène incessantes, celles des autres mais aussi les nôtres, peuvent-elles nous impacter négativement et nous rendre, au final, malheureux ?

“Depuis l’arrivée de Facebook et d’Instagram, j’ai compris que tout le monde ne montre de sa vie que ce qu’il veut bien”, écrit Nathanaël Rouas, dans son livre Le bomeur, paru en 2014, qui raconte le parcours du combattant d’un jeune chômeur bobo qui essaie de rester cool. “Sur Instagram, (…) tu n’as que des moments de vie joués. Il faut montrer au plus grand nombre que ta vie est plus cool que celle des autres. (…) En fait, t’as même plus le droit de ne rien faire tranquillement chez toi tellement les autres se chargent de te montrer qu’ils sont en train de vivre un moment génial… et pas toi.” Autrement dit, depuis quelques années, la tyrannie du cool nous laisse peu de répit.

“Face à des gens qui ont plein d’amis, plein d’activités, on dévalorise son propre capital social alors même qu’il était satisfaisant.”

Sur les réseaux sociaux, Facebook et Instagram en tête, c’est à coup de photos de piscines à débordement, de paysages somptueux, de vacances idylliques et d’intérieurs parfaits que se joue la guerre psychologique virtuelle, la surenchère du bonheur affiché. Loin de nous l’idée de diaboliser ces nouveaux moyens de communication, fantastiques canaux de socialisation, sources de connaissances et excellents outils de partage. Cependant, au fur et à mesure de leur existence et de l’utilisation que l’on en fait, ils pourraient bien se retourner contre nous.

Pourquoi Facebook et Instagram nous rendent-ils (parfois) malheureux ?

Le sentiment de solitude du spectateur accentué

Le psychologue Sébastien Dupont, qui travaille notamment sur le sentiment de solitude des jeunes, estime qu’il peut y avoir “une impression de grossissement de l’effet de solitude face à la mise en scène de la sociabilité des autres”. La sensation d’être seul est “très subjective et très dépendante de ce que l’on voit autour de soi, continue-t-il, c’est comme le sentiment de pauvreté, on se sent davantage pauvre au milieu de gens riches et ça fonctionne de la même façon sur la richesse émotionnelle”. Résultat ? “Face à des gens qui ont plein d’amis, plein d’activités, on dévalorise son propre capital social alors même qu’il était satisfaisant”, conclut Sébastien Dupont.

“Comme dans les films, on ne voit jamais le héros se brosser les dents, on le voit au top, à 19 heures, sur la plage, avec une lumière de crépuscule, en train de siroter un cocktail.”

C’est exactement ce qui est arrivé à Serena, 33 ans, qui a déconnecté son compte Facebook il y a maintenant quatre ans -et elle le vit très bien, merci : “Je n’ai jamais vraiment compris à quoi servait Facebook, je n’ai jamais mis de statut, ni de vraie photo de profil, je n’ai jamais eu envie de me mettre en scène et, avec ce réseau, j’ai eu très vite l’impression d’une foire exhibitionniste vachement narcissique et extrêmement chronophage.” À l’époque, la trentenaire, qui a “toujours réussi à faire partie des cool mais sur un malentendu”, vient de se marier et elle est sur le point de devenir mère : “J’avais une vie sociale, des amis, un mec et pourtant ma timeline me déprimait, j’avais la sensation d’être une loseuse.” Et de continuer : “Ça me faisait me sentir super minable, je me demandais comment les gens faisaient pour passer leur temps à Courchevel ou à Marrakech, ou bien pour vivre des trucs chanmé sans arrêt.”

Malgré le recul que Serena peut prendre à ce moment-là, elle n’arrive plus “à gérer l’effet accumulation” : “Je trouvais ça oppressant, j’avais une impression de tourbillon, de vie à 100 à l’heure. C’est comme quand on regarde un film, on ne voit jamais le héros se brosser les dents, on le voit au top, à 19 heures, sur la plage, avec une lumière de crépuscule, en train de siroter un cocktail.” Et même si la jeune femme sait que tout ça est “factice”, elle ne peut s’empêcher de se demander pourquoi sa vie ne ressemble pas aussi à ça.

La vie rêvée des autres…

Parfois, Justine aussi, 34 ans, bade devant sa timeline Facebook : “En ce moment, je n’en peux plus, je bosse beaucoup, je n’ai plus de vie, je veux partir en vacances et j’ai le sentiment que tous mes amis sont en Thaïlande.” Un jour, un statut lui a porté un coup fatal : “J’ai vu un ami qui postait une photo de lui dans l’avion, il voyageait en business. Je me suis dit ‘merde, j’ai raté ma vie, c’est mon rêve et je ne le ferai jamais’.” De son côté, Marieke, 23 ans, a décidé de supprimer ses notifications pour éviter que les réseaux sociaux ne viennent à elle : “Je préfère que ce soit le contraire.” Ça n’empêche pas celle qui y passe environ deux heures par jour de tomber “sur les photos de vacances de potes en train de s’éclater alors que je suis en train de bosser” ou bien des clichés de bouffe alléchante pendant qu’elle se contente d’“un plat de pâtes”.

Pourquoi Facebook et Instagram nous rendent-ils (parfois) malheureux ?

Marine Normand, 28 ans, journaliste chez Retard Magazine, s’est inscrite sur Instagram il y a trois mois. Ce qu’elle y a vu lui a inspiré un billet bien senti, intitulé Hashtagueule. Elle écrit : “Instagram, c’est l’une des pires choses qui soit arrivée à notre société. C’est la culpabilisation à coups d’intérieurs nickels et de daronnes parfaites qui jouent du ukulélé, c’est les filles mégabonnes qui prennent des photos au Club Med Gym alors que t’as repris trois fois de la brioche au petit-déjeuner, c’est les gens qui font la fête avec Kathleen Hanna, Tavi Gevinson et Tina Fey alors que tu bois un Monaco toute seule en terrasse d’un PMU qui donne à la fois sur le boulevard et sur le métro aérien.”

“Instagram demande un certain don de mise en scène, d’être au bon endroit au bon moment. Tout le monde se bat pour être plus cool que son voisin.”

En permanence susceptible d’être le spectateur du bonheur des autres -du moins celui qu’ils donnent à voir-, notre réalité peut nous sembler bien fade. Ce sentiment est accentué, selon Marine Normand, par notre position passive face à ce flot d’images : “Quand on est sur Instagram, on est dans une position de touriste, soit dans les transports, soit sur son lit, on a la mèche qui colle, on ne fait rien et on voit tous ces gens qui font plein de choses géniales, on ne peut que se sentir en décalage.” D’ailleurs, si la jeune femme considérait qu’elle avait “une vie cool” quand elle la racontait, ce n’est plus le cas depuis qu’elle est sur Instagram : “Quand je la photographiais, ce n’était pas la même chose. Facebook est un outil que j’arrive mieux à maîtriser car j’écris mieux que je ne prends des photos. Instagram demande un certain don de mise en scène, d’être au bon endroit au bon moment. Tout le monde se bat pour être plus cool que son voisin.”

Et quand elle est tombée sur “cette blogueuse maman qui vit à Nashville dans ce qui ressemble à un catalogue Bonton, qui joue du ukulélé et qui a un portrait de Bob Dylan dans son salon”, la vingtenaire, dont les poils de chien envahissent son appart, s’est posé cette question : “Pourquoi ça ne ressemble pas à ça chez moi, pourquoi je n’arrive pas à vivre dans un truc aussi joli ?” Avant de s’interroger sur elle : “Je ne comprends pas pourquoi je suis jalouse de ces filles qui ont le temps de faire ça alors qu’en réalité, je n’ai pas envie de faire la même chose, c’est assez paradoxal.”

Pourquoi Facebook et Instagram nous rendent-ils (parfois) malheureux ?

Pourquoi Facebook et Instagram nous rendent-ils (parfois) malheureux ?

Ça n’a pas toujours été comme ça, rappelle Titiou Lecoq, auteure, blogueuse, et journaliste spécialiste des réseaux sociaux : “Au tout début, on ne maîtrisait pas du tout les règles, on pouvait mettre des photos qui n’étaient pas valorisantes. Aujourd’hui, il y a des codes esthétiques, on ne voit passer que de très jolies photos. Le côté brut, avec Instagram et ses filtres notamment, a disparu.” Pour elle, cette évolution a “le même effet pervers que la publicité : on a l’impression qu’il existe une vie parfaite, une bouffe parfaite, une maison parfaite, une déco parfaite, un mec parfait et des enfants parfaits”. Résultat, “ça crée une espèce de frustration permanente car, comme pour la pub, on a beau acheter des crèmes, on n’aura jamais la peau parfaite de la nana. C’est pareil avec la vie parfaite, on ne l’aura jamais non plus”.

… Et la sienne

Pourtant, c’est parfois ce que l’on essaye de faire croire aux autres. Lili, 34 ans, s’est déconnectée de Facebook il y a quelques mois après y avoir passé cinq ans. À l’époque, elle est au chômage, elle vient de rompre et Facebook lui fait plus de mal que de bien : “Je trouvais ça très désagréable de tomber sur des photos de mon ex, je l’ai bloqué mais avec tous les amis qu’on avait en commun, je tombais encore dessus et je savais quand il passait une bonne soirée”. C’est plus fort qu’elle, la trentenaire a envie de “répliquer” : “Je postais des photos juste pour qu’elles soient vues. Je me souviens d’une fois, j’étais en vacances, j’ai demandé à une pote de me prendre en photo sur la plage, à ce moment-là, c’était juste après ma rupture, j’étais hyper triste et sur le cliché, je suis bronzée et je souris. Tout le monde a commenté en disant ‘trop bien’ alors qu’en vrai, j’avais envie de me noyer, de m’accrocher une pierre autour du cou et de sombrer”, raconte-t-elle aujourd’hui en riant.

Aujourd’hui, sans Facebook, Lili se trouve “plus épanouie” : “On met sa vie en scène en permanence, on s’oublie et on finit parfois par s’éloigner de ce que l’on est vraiment.” C’est en effet l’un des risques pointés par le psychologue Sébastien Dupont : “Cette représentation peut donner l’impression de dévaloriser sa propre vie, on devient séparé de cette dernière.” Chacun devient finalement “l’acteur de sa vie mise en spectacle”. Marine Normand décrit ce phénomène avec beaucoup de justesse et d’ironie dans son billet : “Au lieu de profiter de mon quotidien, je le photographie et je fous un filtre dessus. Je suis devenue le touriste relou dans le musée de ma propre vie, imposant à mes followers la photo où j’ai une tête trop mimi dans la quête d’un petit like.”

Ce n’est plus tant le bonheur qui compte que la démonstration de ce dernier.

Si cette scénographie virtuelle peut devenir “galvanisante de puissance car on maîtrise sa propre image et on l’embellit”, elle peut aussi nous amener à penser que “notre vie est fausse”, estime Sébastien Dupont. En somme, la photo est belle mais on sait qu’elle n’est pas l’exact reflet de ce que l’on vit. Le psychologue se souvient d’ailleurs d’une scène qu’il a vécue un jour dans un restaurant à Prague. Ce dernier dîne à côté d’un couple qui semble passablement se faire chier. À un moment, les deux amoureux décident de faire un selfie, la séance photo est assez longue, ils sourient, ils ont l’air heureux. “Si jamais ils ont publié cette photo sur Facebook ou ailleurs, leurs amis ont dû avoir l’impression qu’ils avaient passé une super soirée, alors que moi, qui ai vu les coulisses, je sais qu’ils se sont emmerdés comme des rats morts, raconte Sébastien Dupont. Cette photo outrageusement heureuse n’accentue-t-elle pas l’amertume de leur vraie vie ? Sans elle, l’ennui paraîtrait peut-être moins dur.” Ce n’est donc plus tant le bonheur qui compte que la démonstration de ce dernier. “C’est exactement ce que décrit Guy Debord dans La société du spectacle, continue le psychologue, les gens jouent un rôle dans la vie sociale et ils s’identifient à des désirs qui ne sont plus les leurs.”

La quête infernale de reconnaissance

La quête de reconnaissance dans le regard de l’autre, voilà ce qui nous pousserait à photographier notre quotidien sous toutes ses plus belles coutures. “Quand les réseaux sociaux sont apparus, quelques années après la téléréalité, je me suis dit que ça disait la même chose de la société, c’est le processus de starification, analyse Titiou Lecoq, on peut devenir star à partir de rien, c’est le phénomène Kim Kardashian.” Objectif ? Se créer une audience. D’ailleurs, “il y a quelque chose de fascinant dans l’idée de poster une photo de soi et de récolter des likes, continue la journaliste. Sur Internet, on te dit beaucoup plus souvent que tu es jolie que dans la vraie vie.”

Autrement dit, peu importe ce qu’on fait du moment qu’on le fait avec style et qu’on récolte du “j’aime” à gogo.

Les réseaux sociaux seraient-ils devenus le système d’évaluation exclusif de nos vies ? “Avec l’individualisation de la société et la chute des grandes valeurs, il est de plus en plus difficile d’évaluer la valeur de sa vie et de son identité, précise Sébastien Dupont, le seul critère qui reste, c’est : la vie que j’ai mise en scène est-elle plébiscitée par mon public, c’est-à-dire mon groupe d’‘amis’ ?” En devenant l’artiste de notre propre vie, on l’assimile à une œuvre et “on veut que cette dernière trouve son public, et la valeur quantitative de l’audimat finit par primer sur toutes les autres”. Autrement dit, peu importe ce qu’on fait du moment qu’on le fait avec style et qu’on récolte du “j’aime” à gogo. Et, sans surprise, le consensualisme remporte la mise : “Il y a une sorte d’effet d’appauvrissement puisqu’on choisit des images consensuelles du bonheur et du plaisir.” Exit donc certaines émotions peu glorieuses à l’image de la tristesse ou du coup de blues, place aux masques de joie et aux expressions convenues du nirvana.

Des nouvelles mondanités à apprivoiser

Ces réseaux sociaux vont-ils définitivement plomber le moral de la génération Y ? Non, pas forcément. Pour commencer, tout le monde ne montre pas qu’une vie idéalisée. “Je montre aussi ma vie lambda, mon quotidien, assure Marieke, 23 ans, je ne mens pas sur mes photos, je suis bien dans mes pompes, je n’ai pas besoin de mise en scène.” De son côté, Titiou Lecoq tempère car si elle arrive à prendre de la distance d’un point de vue intellectuel, parfois l’émotionnel la rattrape : “Ça nous atteint forcément car on est tellement conditionnés qu’on vit tous avec le fantasme de ce que pourrait être notre vie.”

Derrière le jeu social, la majorité d’entre nous sait “que ce n’est qu’une partie de la vie”.

Heureusement, avec les années, vient le recul. C’est du moins ce qu’assure le psychologue Sébastien Dupont : “Une grande partie de cette génération voit tout ça avec beaucoup de distance, ils montrent leur bonheur, ils se prêtent au jeu mais avec une espèce de conscience suraigüe que ce n’est pas là que ça se joue”. Lui compare ça aux “mondanités, à l’époque où il fallait faire des manières et inviter son voisin”. Derrière le jeu social, la majorité d’entre nous sait “que ce n’est qu’une partie de la vie”. Ça va quand même toujours mieux en le disant.

Julia Tissier