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La confusion qui s’installe

par Observatoire des réseaux.

Publie le samedi 30 avril 2016 par Observatoire des réseaux. - Open-Publishing
7 commentaires

Essai de dialogue entre gauche réelle (réformiste comme révolutionnaire) et libertaires autour de la question du confusionnisme, et de la meilleure façon de le combattre, notamment sur les réseaux.

Au-delà de ce qui nous [1] a toujours sinon divisés, dans le pire des cas, du moins séparés, nous sommes décidés à maintenant établir un dialogue entre partisans du changement réel effectif. Pas contre nos organisations (pour ceux qui en ont une) ni contre nos idées. Nous avons plutôt décidé d’établir un dialogue contre l’attentisme (qui confine à l’immobilisme), le cloisonnement, l’atomisation et la décomposition qui nous ont vu naître dans une société capitaliste et qui risquent fort, si nous n’y faisons pas attention, de nous y laisser vivre jusqu’à l’épuisement. L’épuisement des ressources humaines, l’épuisement des ressources physiques du caillou sur lequel nous n’avons d’autre choix que de (sur)vivre.

Oui, la question de l’Etat, de la nation, de la souveraineté, de la conquête du pouvoir, de son contrôle ou de sa destruction, de la légalité et de la violence sont des points de clivage à gauche. Ils le sont depuis longtemps, et le resteront sans doute.

A ce titre, les positions des partisans d’une reconquête de la souveraineté populaire dans le cadre national, par exemple, ou en faveur d’un strict rejet de toute forme de changement dans un cadre étatique, peuvent être débattues. Nous avons tendance à penser qu’elles doivent précisément l’être, y compris de façonhommage-a-la-catalogne-4208 conflictuelle, mais pour ce qu’elles sont : des options stratégiques différentes dans le cadre d’une lutte engagée contre le même ennemi, la domination sans partage d’une classe, celle qui possède le Capital. Chaque tenant d’une des options de gauche ne peut d’autorité expulser les autres vers un outre-monde fasciste, cryptofasciste, protofasciste ou postfasciste (cela s’est déjà vu, bien sûr, mais une telle attitude n’évoque pas les heures les plus glorieuses de la gauche et du mouvement ouvrier).

A l’heure où l’extrême-droite gagne du terrain partout en Europe, notamment grâce à des stratégies confusionnistes qui brouillent à dessein le clivage gauche-droite — afin de capter la colère sociale et de repeindre des bourgeois réactionnaires en révolutionnaires anti-système — il n’est certes pas question de taire les clivages internes à la gauche, mais il convient assurément de ne pas ajouter de la confusion à la lutte contre le confusionnisme.

Ainsi, assimiler par exemple la position d’un Frédéric Lordon relative aux moyens d’actions « nationaux » en première intention à du nationalisme chauvin relève de la même confusion qu’assimiler le communisme libertaire au libéralisme, ou à un prétendu libéralisme libertaire qui serait forcément contre-révolutionnaire (selon une lecture plus ou moins confuse de Clouscard[2]). Sauf à considérer les camarades de la CNT dite « Vignoles » comme d’affreux confusionnistes, pour avoir osé inviter Lordon à leur fête.
Hélas, ce type de confusion se répand (y compris chez des camarades qui se sont donnés mission de démasquer le confusionnisme — un comble !) :
•La confusion qui fascise d’autorité une position interne à la gauche — en pleine structuration — qui conçoit l’internationalisme dans le cadre de structures nationales.
•La confusion qui réduit ce légitime débat (vieux comme la Première Internationale) à une opposition fascistes/antifascistes.
•La confusion qui laisse les véritables rouges-bruns, chauvins, xénophobes et stalinisants (leur alibi « rouge ») ravis devant le spectacle de nos procès d’intention politiques, ou devant nos propres alertes antifascistes internes : pensons au lynchage en règle du blog « Gauche de combat » par exemple. Pour quel résultat ? Avant le procès en place publique, n’aurait-il pas été plus judicieux d’informer le camarade du problème de lien douteux ?

Devant ces excès, motivés par un antifascisme réel, les critiques forcenés de l‘antifascisme auront sans doute quelques munitions à sortir, profitant de l’aubaine pour pratiquer l’inversion dont ils raffolent, proclamant par exemple que « les antifas ont les mêmes méthodes que les fascistes » ou plus directement que « les antifas sont les vrais fascistes », faisant ainsi passer les fachos pour d’aimables démocrates respectueux d’autrui et partisans d’une totale liberté d’expression face à une odieuse « police de la pensée ».

Oui, l’époque est à la confusion. Oui, certain-e-s, et non des moindres, relaient des articles comme on zappe, sans regarder la source. Oui, certain-e-s ne cherchent pas à identifier qui est à l’origine d’une idée, d’un concept. Oui, certaines organisations font preuve d’une coupable négligence face aux dérives de leurs adhérents ou aux tentatives d’entrisme. Question d’époque sans doute. Question de dépolitisation sauvage ou savamment orchestrée par le mantra du TINA (There Is No Alternative) et l’abandon de la question de la lutte des classes. Tout ceci nous condamne à une « vigilance de fer » face à ceux qui mettent aisément une cerise rouge pour cacher l’énorme étron brun par-dessous.

Mais pas que.

Nous avons deux possibilités, a minima. Alerter les camarades face au foisonnement de sources et d’articles, douteux au mieux, clairement confus le plus souvent. Ou leur mettre une pancarte « fasciste » autour du cou au moindre « j’aime » trop rapidement accordé.li-zhensheng-12

Faire ce que l’on faisait avant qu’internet ne devienne le centre de tout, ou s’instituer juge et parti permanent.

Certains camarades semblent malheureusement avoir choisi la deuxième option, et gâchent le très utile travail d’enquête qu’ils accomplissent par ailleurs par une hargne à dénoncer comme confusionniste ou fasciste tout ce qui, à gauche, n’épouse pas tout à fait leurs conceptions quant à l’Etat ou à la nation, quitte à user d’amalgames, de soupçon par chaîne, d’accusations en contamination par capillarité, pour étayer leurs jugements a priori. C’est le cas par exemple d’Ornella Guyet et de son site confusionnisme.info. Parmi les têtes de turcs de ce site, le politicien Jean-Luc Mélenchon (ainsi que d’autres dirigeant-e-s du PG), l’économiste Frédéric Lordon, les journaux Fakir ou Reporterre…

vu sur confusionnisme.info

Par exemple, dans la rubrique « les figures de la confusion », on peut trouver en date du 17 septembre 2015 une « brève » ironisant sur une phrase dans laquelle l’ex-candidat du FdG à la présidentielle accuse le gouvernement allemand (de droite) de vouloir « punir les Etats européens qui ne se plient pas à ses exigences », ceci « après avoir transformé la Grèce en protectorat ». Sur un ton faussement naïf digne du style du Canard enchaîné, mais l’humour en moins, Ornella Guyet se demande si Mélenchon inclut dans sa liste les Etats « qui mènent des politiques directement inspirés [sic] de l’extrême-droite comme celui de Viktor Orban en Hongrie ». Ainsi, un internaute désireux de se documenter sur le confusionnisme apprendra, grâce à Ornella Guyet, que Mélenchon, « figure de la confusion » pourrait bien, alors qu’il est classé à gauche dans le paysage politique, être un défenseur de l’extrême-droite à la sauce Viktor Orban. Or, si quelque chose apporte de la confusion dans cet exemple, c’est bien la présentation malveillante et diffamatoire d’Ornella Guyet. Il y a là un sérieux problème de méthode. En effet, quoi qu’on pense des prises de position de Mélenchon, ce qu’il dit ne défend en rien le régime d’Orban. Il accuse le gouvernement allemand de vouloir imposer ses vues aux autres Etats européens sans respect des choix exprimés démocratiquement par les électeurs de ces Etats. Il s’appuie pour cela sur l’exemple grec : le peuple grec a voté contre l’austérité en élisant Tsipras en janvier 2015 et en votant « non » aux injonctions de l’eurogroupe en juillet 2015 ; pourtant un nouveau memorandum austéritaire a été imposé au pays. On peut discuter à gauche sur la responsabilité dans cette histoire du gouvernement Merkel, mais aussi des autres Etats européens, du FMI, de la BCE, des BRICS (qui n’ont finalement été d’aucun secours à la Grèce), du rôle de François Hollande, des Etats-Unis, de la bourgeoisie et du clergé grecs, de la faible mobilisation de la gauche internationaliste, des contradictions internes à la gauche grecque, etc. On peut ainsi approuver, nuancer, critiquer ou contester le point de vue de Mélenchon. Mais sans être d’une totale mauvaise foi, on ne peut l’accuser, même implicitement, de défendre le gouvernement d’Orban. Un fait est d’ailleurs objectivement indéniable : les instances européennes ont brutalement mis un frein à l’application du programme de Syriza en Grèce mais n’ont jamais réagi autrement vis à vis de la politique d’extrême-droite en Hongrie que par, au mieux, des protestations de pure forme, au pire, une totale indifférence. Ornella Guyet embrouille donc complètement le lecteur en faisant un parallèle entre le cas grec, défendu par Mélenchon, et le cas hongrois, qu’il n’a nullement évoqué dans la phrase citée (on serait bien en peine par ailleurs de chercher dans d’autres écrits de Mélenchon le moindre signe d’approbation de la politique d’Orban). Bref, Ornella Guyet opère une confusion entre son point de vue hostile à Mélenchon (hostilité légitime mais dont on ne saura pas explicitement sur quelle opposition politique elle repose, Ornella Guyet se gardant bien d’exposer sa propre analyse de la situation européenne) et le travail d’enquête qu’elle mène à juste titre sur les milieux confusionnistes (nous n’avons par exemple rien à redire sur le dossier bien documenté qu’elle a constitué sur l’Agence Info Libre).

Autre cible de confusionnisme.info : Frédéric Lordon. L’économiste qualifié de « souverainiste » a eu beau prendre on ne peut plus clairement ses distances avec le confusionniste Etienne Chouard, et condamner fermement son « frayage avéré avec des personnalités les plus nocives du secteur le plus nocif de la politique française » (notamment Alain Soral), il ne fera pas oublier à Ornella Guyet qu’un jour Chouard s’est vanté sur Facebook d’avoir « initié Lordon au parapente« . L’argument politique étant tout de même un peu léger, Ornella Guyet (à qui l’on conseillera — on ne sait jamais, avec ces confusionnistes — de ne pas faire de roller ou de vélo avec n’importe qui) le renforce en mettant en doute la possibilité de disjoindre (ce que Lordon nous invite à faire) la réflexion sur « les modalités d’écriture de la constitution » du « boulet » qu’est devenu Chouard pour cette même cause. Est donc incidemment repeinte en confusionniste cryptochouardienne toute personne qui s’intéresserait à la question constitutionnelle. Mais ce n’est pas tout. Si jamais il était possible de penser la question constitutionnelle sans être chouardien, ce ne serait surtout pas comme le fait Lordon, c’est-à-dire « en faisant la promotion, même réservée, d’une organisation qui se réfère explicitement au “ boulet ” en question et qui multiplie les références complotistes et réactionnaires sur son compte Facebook ». Mais de quels confusionnistes Frédéric Lordon est-il donc accusé de faire la « promotion » ? De l’association « Les Citoyens Constituants » qui est effectivement un nid de confusionnistes (qui ont tenté d’infiltrer puis de saboter le Mouvement pour la 6e République initié par Mélenchon). Force est de reconnaître que Lordon serait bien mal inspiré de faire la « promotion » d’une telle association. Examinons donc la question. En fait, Ornella Guyet nous rapporte que « lors d’une rencontre organisée le 2 avril dernier [2015] par le collectif Penser l’émancipation-Paris Frédéric Lordon a été interrogé à propos du mouvement des Citoyens constituants ». Fait sans doute aggravant, l’enregistrement vidéo de cette rencontre aurait été repris « avec son accord » par le site du M’pep (c’est le M’pep qui le dit sur son site, donc Ornella Guyet nous demande de croire sur parole cette organisation qu’elle situe elle-même en pleine dérive confusionniste). Et que dit Lordon ? D’après Ornella Guyet, ceci :

« Que dire qui ne soit pas trop mièvre sur Les Citoyens constituants ? Sinon que tout ce qui développe la raison politique est bon à prendre, donc y compris le fait que les individus se réapproprient la question constitutionnelle, acquièrent à son propos une compétence et oui peut-être, offrent par tirage au sort […] les éléments d’une assemblée constituante. Bon, pourquoi pas ? Si vous voulez, dit comme ça, ça me paraît une idée à propos de laquelle je ne me prononcerai pas catégoriquement mais qui mérite au moins en tant que telle d’être creusée. »

Mais Ornella Guyet commet ici un grossier contre-sens : il suffit d’écouter vraiment la réponse de Lordon (voir notre extrait) pour comprendre qu’il ne parle pas ici du « mouvement » (ou plutôt de l’association) confusionniste « Les Citoyens constituants » mais de la question générale des citoyens constituants, c’est-à-dire d’un bouleversement politique qui passerait par un changement de constitution impulsé par les citoyens. Les majuscules ont été ajoutées par Ornella Guyet dans sa retranscription et changent le sens de l’intervention. En réalité, ce que dit Lordon ne constitue certainement pas une « promotion » du concept (à propos duquel il refuse tout de même de se prononcer autrement que par une banalité qu’il peine à ne pas rendre « mièvre » et dont il relativise pour le moins l’importance dans la suite de sa réponse), et encore moins une « promotion » d’une confidentielle association chouardienne dont il n’a vraisemblablement jamais entendu parler. Bref, que ce soit par manque de rigueur ou par malhonnêteté intellectuelle, Ornella Guyet fait dire à Lordon ce qu’elle adorerait lui reprocher d’avoir dit mais qu’il n’a pas dit du tout. On ne fait pas plus confus.

Précisons encore une fois que les positions qualifiées de « souverainistes » de Lordon restent très légitimement critiquables dans le cadre du débat interne à la gauche. On conviendra aussi que l’angle qui est le sien utilise un vocabulaire et des thèmes qui sont utilisés aussi par la droite ou l’extrême-droite souverainiste et que le confusionnisme trouve dans ces thématiques un terreau fertile. D’autres ont indéniablement sombré, qui étaient dénoncés depuis longtemps. C’est le cas de Jacques Sapir, par exemple, prônant une alliance des souverainistes de gauche et de droite pouvant aller jusqu’au FN. C’est pourquoi une prise de position publique de Lordon pour se démarquer dudit Sapir et condamner ses propos sur le Front National constitue une utile et indispensable clarification. Utile pour qui n’a pas décidé à l’avance qu’aucune clarification ne sauverait celui qui a eu le malheur d’utiliser certains termes comme « souveraineté », « Etat », « nation ». Car, d’après Ornella Guyet, la critique de Lordon contre Sapir ne suffit pas à l’en démarquer puisqu’il « ne renonce pas à son antienne : réhabiliter l’idée nationale à gauche, alors même que le chauvinisme est une des sources importantes de la confusion qui règne dans certaines franges de ce camp politique ». Voilà encore une belle confusion : l’évocation de la nation (pertinente ou pas) serait forcément du « chauvinisme ». Pourtant, Lordon avait bien pris soin de préciser qu’il se référait à la « nation souveraine » de 1789 constituée comme « universalité citoyenne » (bien différente donc des conceptions de droite de la nation) et considérée comme condition de possibilité de l’internationalisme. Mais rien n’y fait : il a été marqué une fois pour toutes au fer rouge pour confusionnisme et se démarquer clairement de Sapir ne le sauvera pas car il n’a pas vu que le retournement de Sapir n’était que « la conséquence logique et pratique de son souverainisme ». Le fait que justement Lordon, lui, ne se « retourne » pas ne changera rien à l’affaire pour Ornella Guyet, prête à tout encore une fois pour justifier son jugement a priori : elle l’accuse au final contre toute vraisemblance (il suffit de lire Lordon pour vérifier le contraire) de se focaliser sur l’euro et de ne pas expliquer comment « revenir à une monnaie nationale permettrait de combattre efficacement le capitalisme » (la thèse de Lordon, qui n’est pas avare d’explications, est pourtant clairement que ce retour est une condition nécessaire mais pas suffisante).

A propos du souverainisme de gauche, Ornella Guyet reprend en fait à son compte les mêmes affirmations que l’anthropologue Jean-Loup Amselle dans Libération. Pour lui, en effet : « hors des bonnes ou des mauvaises intentions des uns et des autres, il n’existe pas, contrairement à ce que pensent certains – Frédéric Lordon -, de bonnes formes de souverainisme qui s’opposeraient à de mauvaises formes de cette figure du politique, celle incarnée de façon caricaturale par Jacques Sapir ».
Sur quels arguments repose cette affirmation ? Sur la dérive d’un Chevènement se rapprochant de Pasqua puis plus récemment d’un Dupont-Aignan, et sur d’autres exemples sans rapport les uns avec les autres mais qu’Amselle amalgame pêle-mêle, par exemple « la notion d’« insécurité culturelle » censée affecter les Français dits « de souche » en butte, selon eux, aux avantages indument accordés aux immigrés » (mais où Lordon a-t-il jamais usé de tels concepts ?) ou « le glissement d’un certain nombre de personnalités issues de la gauche vers une posture « nationale républicaine », type Marianne ou Causeur » (mais on cherchera en vain quelles sont ces personnalités, à part Chevènement et Sapir, et quels sont leurs liens avec des journaux qui sont peut-être tenants d’une posture « nationale républicaine » mais qu’on peut difficilement qualifier de journaux « de gauche »). Avec la même logique, on pourrait se fonder sur la dérive libérale libertaire d’un Cohn-Bendit, parfaitement réelle celle-là, pour poser une fois pour toutes que tout anarchiste est un néolibéral en devenir et mettre ainsi les adhérents de la FA dans le même sac que les libertariens du Tea Party. Ce serait ridicule.

Reconnaissons tout de même qu’Amselle déroule aussi un argumentaire que ne renieront ni certains marxistes ni certains libertaires à l’encontre du « schéma national » qui n’aurait « jamais constitué l’échelon pertinent d’analyse puisque ce sont les rapports sociaux de production qui formaient l’armature de la problématique et de l’organisation des luttes ». Répétons-le encore une fois : le débat interne à la gauche sur le meilleur cadre d’action des luttes est légitime, et il n’est pas nouveau. Amselle soutient que ce n’est pas le cadre national, et c’est bien son droit. Encore faut-il qu’il évite de falsifier la pensée des auteurs qu’il évoque. Car si Lordon parle d’utiliser l’Etat-nation comme cadre de conquête de la souveraineté populaire, il ne la fétichise pas pour autant en la rabattant sur ce seul cadre au détriment de tous les autres (cadre local, international) et n’interdit en rien la convergence internationale de luttes prenant pied concomitamment dans les espaces nationaux. Enfin, contrairement à des souverainistes comme Sapir, il raisonne toujours dans le cadre de la lutte des classes et ne prône nullement une union nationale par-delà les classes ou par-delà le clivage gauche-droite. Il y a donc bien entre Lordon et Amselle (ou encore Corcuff ou d’autres « internationalistes ») une opposition d’ordre stratégique interne à la gauche et non un adieu du premier aux seconds pour rejoindre les rivages (rouges) bruns du « ni gauche ni droite ». Lorsqu’Amselle écrit que : « l’émergence de la thématique souverainiste chez des penseurs de gauche, que ces derniers soient dévoyés ou non, ne traduit, au fond, que la dilution des rapports de production capitalistes sous l’effet du chômage et du précariat et l’exposition corrélative des travailleurs et des citoyens aux différentes formes de nationalisme qui fleurissent à l’(extrême) droite et à l’extrême gauche », il commet une erreur historique de taille : la « thématique souverainiste », comme on la nomme aujourd’hui, ou tout simplement la synthèse entre socialisme et républicanisme telle qu’elle s’est opérée au XIXe siècle, n’est pas « le fruit de la dilution des rapports de production capitalistes » (Jaurès l’internationaliste opposé au nationalisme belliciste jusqu’à son assassinat en 1914 assumait totalement l’héritage de la nation universaliste de Robespierre, par exemple). Il commet aussi un abus de langage étonnant, confondant nationalisme (à droite) et référence à la nation révolutionnaire universaliste (à gauche), et confondant la gauche et « l’extrême-gauche », reprenant ainsi curieusement pour cibler la gauche qu’il qualifie de souverainiste le terme employé habituellement par le PS, l’ex-UMP ou le FN (pour dénigrer la gauche en la qualifiant d’extrême). Les vrais révolutionnaires d’aujourd’hui souriront sans doute d’apprendre que les honnêtes réformistes légalistes du Parti de Gauche qui s’appuient parfois sur certaines thèses de Lordon pour envisager une sortie de l’euro seraient des nationalistes d’extrême-gauche.

A ce stade de confusion sémantique, il serait facile de retourner à Amselle son procédé, en lui faisant remarquer qu’affirmer comme il le fait que « sous la défense des différents types de souverainisme gisent l’idée et l’illusion que la démocratie, les élections, en particulier, peuvent changer de façon sensible la donne des citoyens européens », c’est tenir en fait rigoureusement les mêmes propos qu’Etienne Chouard et ses partisans pour qui « nous n’avons jamais été en démocratie ». Et nous pourrions alors marquer Jean-Loup Amselle (et du même coup Ornella Guyet qui a eu le malheur de le citer avec bienveillance) du sceau infâmant du confusionnisme. Sauf que nous savons que Chouard n’a pas inventé la critique de la démocratie représentative et que tous ceux qui la critiquent ne sont pas nécessairement confusionnistes. Comme celle de la souveraineté, la question de la démocratie est un point de clivage à gauche, qui peut constituer un angle d’attaque pour les confusionnistes mais qui ne permet en aucun cas de désigner comme confusionniste les tenants de l’une ou l’autre des positions. Il ne faut donc pas se tromper de combat et nous ne saurions que conseiller fraternellement aux camarades Guyet et Amselle, ainsi qu’aux autres antifascistes partageant partiellement ou totalement leurs vues, de faire la part des choses entre leur opposition légitime à certaines idées de gauche (souverainistes, étatistes, réformistes…) et leur engagement indispensable dans la lutte antifasciste, notamment contre le confusionnisme. Confondre ces deux axes est dangereux. De même, les camarades de gauche qui persistent à retourner les valeurs de l’antifascisme pour en faire le nouveau fascisme persistent à plonger notre camp à tous dans les bras des rouges bruns, toujours en embuscade. On sait à qui profite toujours la confusion qui s’installe.

[1] Cet article un peu plus politique que nos productions habituelles a été rédigé conjointement par des militants libertaires et écosocialistes, réunis dans un collectif au sein duquel se côtoient différentes tendances de la gauche émancipatrice.
[2] Auteur marxiste qui voyait notamment dans mai 68 une révolte « libérale libertaire » ayant permis à la classe moyenne hédoniste de s’affranchir du conservatisme gaullien pour plonger dans la consommation de masse et dans un « capitalisme de la séduction », il a aussi tenté de réhabiliter l’Etat-nation : « Alors que l’État-nation a pu être le moyen d’oppression d’une classe par une autre, il devient le moyen de résister à la mondialisation. C’est un jeu dialectique ». Le nazi demi-mondain Soral s’est appuyé sur la pensée de Clouscard dans un sens purement réactionnaire et confusionniste désavoué par Clouscard lui-même avant sa mort.

NB : Illustration d’en-tête empruntée au tampographe sardon

Messages

  • "CNT dite « Vignoles » ..., pour avoir osé inviter Lordon à leur fête"

    Quoi de choquant ? Entre jacobins...

    • jacobins ???Ceux qui firent la révolution de 89 ? dont Robespierre ?

    • C’est la bourgeoisie en général qui a fait la révolution de 89. Plus spécifiquement, on doit aux jacobins la loi Le Chapelier sans parler de leur nationalisme belliciste.

    • citation pertinente

      A propos du souverainisme de gauche, Ornella Guyet reprend en fait à son compte les mêmes affirmations que l’anthropologue Jean-Loup Amselle dans Libération. Pour lui, en effet : « hors des bonnes ou des mauvaises intentions des uns et des autres, il n’existe pas, contrairement à ce que pensent certains – Frédéric Lordon -, de bonnes formes de souverainisme qui s’opposeraient à de mauvaises formes de cette figure du politique, celle incarnée de façon caricaturale par Jacques Sapir ». Sur quels arguments repose cette affirmation ? Sur la dérive d’un Chevènement se rapprochant de Pasqua puis plus récemment d’un Dupont-Aignan, et sur d’autres exemples sans rapport les uns avec les autres mais qu’Amselle amalgame pêle-mêle, par exemple « la notion d’« insécurité culturelle » censée affecter les Français dits « de souche » en butte, selon eux, aux avantages indument accordés aux immigrés » (mais où Lordon a-t-il jamais usé de tels concepts ?) ou « le glissement d’un certain nombre de personnalités issues de la gauche vers une posture « nationale républicaine », type Marianne ou Causeur » (mais on cherchera en vain quelles sont ces personnalités, à part Chevènement et Sapir, et quels sont leurs liens avec des journaux qui sont peut-être tenants d’une posture « nationale républicaine » mais qu’on peut difficilement qualifier de journaux « de gauche »).

      O Guyet est celle qui fustige le site Le Grand soir comme etant des R-B car on y trouve des contributions en defense de pays du sud avec des gvnmts de dictateurs. On a dit la même chose et pire encore contre Michel Collon, un campiste selon moi, mais pas un antisémite, ou alors il faut sortir le propos coupable !

    • le révolution de 89 est bourgeoise certes,mais dans cette révolution il y eut des eclairs de refus de la misére et d’égalite sociale et ça aussi fut défendu par les jacobins.
      Faire le bilan en taisant cet apport ne permet pas de comprendre 93.
      la loi d
      Chapelier n’infirme pas ces avancées.
      il n’y eut pas de nationalisme belliciste à par quelques individualités.
      Valmy ce n ’est pas du nationalimse belliciste,et Saint just s’inscrit en faux là dessus.
      Condamner le centralisme capitaliste oui,refuser la rôle de l’état qui agit AUSSI en tant que composante révolutionnaire quand le peuple s’en empare (même peu et même pas longtemps) ,donne des forces à notre classe,force armée parfois,non.
      l’illusion que le morcellement ,le refus de la vision d’ensemble ,la prise de décision sans coordination est très jolie ,mais inéfficace .
      Il y a toujours dans un premier temps l’usage de ce qui existe déjà pour s’en servir POUR nous.
      Apres ,oui l’état sera à faire disparaitre,tout comme la monnaie etc ...mais je crois qu’on en est pas là.
      L’état est leur arme ,oui,c ’est pour cela qu’il faut leur prendre ,(et déjà commencer à l’affaiblir)mais ce serait une erreur de penser que détruire ce qui fut une avancée,leur otera cette arme si notre classe ne se donne pas tout aussi tôt ses propres organes de décision et d’organisation globaux,on peut appeler cela comme on veut,dans les faits c ’est bien un "état".

    • Danton, la Convention, (comme Louis XIV avant, comme les généraux français en 14-18) ne cachaient pas leur volonté d’annexer la rive gauche du Rhin, frontière "naturelle" de la République après avoir été celle des Gaules (pour les Romains tout au moins). D’après Custine : "Si le Rhin n’est pas la limite de la République, elle périra."

    • Danton n’est pas toute la révolution !! st juste Robespierre marat etc ...