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Sur le débat Mercier-Lordon

par Julien Varlin

Publie le jeudi 5 mai 2016 par Julien Varlin - Open-Publishing
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Daniel Mermet a invité le 30 avril Frédéric Lordon et Jean-Pierre Mercier à débattre dans son émission « Là-bas si j’y suis ».[1] L’occasion d’un débat intéressant, comme on aimerait en voir plus souvent dans les médias. Mais aussi d’un débat frustrant à notre avis, car le marxisme de Lutte ouvrière, momifié, n’attirera pas grand monde.

Jean-Pierre Mercier n’a visiblement pas cherché à savoir d’où vient Lordon, ce qu’il raconte, ce qu’il défend vraiment. Ce qui semble clair, c’est qu’il avait une seule caractérisation en tête en venant (« intellectuel réformiste ») et un seul mandat : marteler que « seule la classe ouvrière pourra vraiment faire changer les choses etc. »

Prolos vs intellos ?

Beaucoup de militant-e-s zélé-e-s de LO ont partagé fièrement autour d’eux la vidéo de ce débat, en le présentant comme une soi-disant « démonstration » de la « classe ouvrière » faite à un « intellectuel du réformisme ». Lourd de sous-entendu... Mercier a pourtant été plus honnête en rappelant que Karl Marx aussi était un intellectuel, et que l’important était les idées défendues.

Mercier a commencé par asséner les sentences de LO sur Nuit debout :

ce ne sont pas les étudiants, les lycéens, les intellectuels qui peuvent changer la société, c’est la classe ouvrière

ce n’est pas sur les places qu’il faut se mobiliser, c’est sur les lieux de travail

Du point de vue stratégique, Mercier a raison. Sauf qu’au lieu de répéter « nous avons un vrai désaccord », si Mercier avait été plus attentif, il aurait remarqué que Lordon, comme François Ruffin, ont depuis le début pointé ces limites de Nuit Debout et ont cette préoccupation de favoriser la jonction avec le monde du travail.

Sur la place de la République et aux autres Nuits debout, il y a souvent des milieux qui ne peuvent pas faire grève : étudiant-e-s, mais aussi précaires isolé-e-s. Faut-il qu’ils/elles attendent le grand soir pour se mobiliser ? Ou est-ce qu’au contraire, la présence de ce mouvement peut jouer un rôle d’entraînement ? Ceci n’est pas nouveau : on sait que LO ne porte aucun intérêt pour le mouvement étudiant par exemple, alors que c’est peut-être la principale étincelle, dans les pays développés, qui peut servir à mobiliser les salarié-e-s (bien plus encadrés par les bureaucraties).

Du côté des bureaucrates syndicaux ?

Puisque Lordon assure qu’il est tout à fait conscient de la nécessité de s’adresser aux salarié-e-s et à leurs organisations, Mercier croit bon de dérouler une petite leçon sur les directions syndicales frileuses sur lesquelles il ne faut pas compter...

Lordon répond non seulement qu’il en est bien conscient, mais montre au passage une compréhension plus profonde des directions syndicales : elles ne sont pas seulement frileuses, elles ont de multiples liens avec l’ordre existant dont elles font partie : ce que nous appelons des bureaucraties.

Et dans la pratique, au lieu de sous-entendre comme le font Mercier et LO qu’il n’y a qu’à ignorer ces directions, Lordon propose de façon bien plus utile de chercher à les pousser le plus loin possible.

Revendiquer rien ou revendiquer tout ?

Daniel Mermet a demandé à Lordon de revenir sur la fameuse intervention au cours de laquelle il a dit « nous ne revendiquons rien ». Pour la plupart des militant-e-s que nous sommes, cette phrase a heurté, et nous l’avons reçue comme une éruption de « gauchisme » : au nom du fait que la Loi El Khomri n’est qu’un symptôme de la course généralisée à la compétitivité que l’on nous impose, on pourrait être tenté de dire que la lutte contre cette loi en particulier est un détail. Mais Lordon avait clairement levé toute ambiguïté dans une autre intervention, dans laquelle il rappelait l’importance fondamentale, pour le mouvement, d’arracher des « victoires intermédiaires ». En réponse à Daniel Mermet, il a répondu qu’il aurait dû dire « nous revendiquons tout ! ».

Mercier a rappelé l’importance de l’expérience pratique de la lutte collective, en particulier de la grève, dans laquelle les travailleur-se-s peuvent non seulement faire mal au portefeuille des patrons, mais aussi avancer vers l’idée qu’ils et elles peuvent non seulement s’auto-organiser, et élaborer elles/eux mêmes leurs revendications, mais aussi gérer la production sans ces mêmes patrons. Mercier a bien sûr eu le mérite de bien expliquer cette idée fondamentale portée par le mouvement ouvrier marxiste, que la conscience de classe s’acquiert à une échelle de masse par cette participation à des luttes qui se généralisent, et pas par un débat d’idées qui convaincrait un par un des citoyen-ne-s.

Mais premièrement, il n’y avait aucune raison de considérer que Lordon était d’emblée en désaccord. (Mercier répète « là j’ai un profond désaccord »).

Et deuxièmement, la façon dont LO défend ce « matérialisme » de la conscience de classe est trop limitée. Les luttes rendent plus audibles nos idées... à condition de les défendre !

Face à ce type de questionnement sur « revendiquer un peu, beaucoup, tout ? » que se pose toute personne qui veut changer les choses, les communistes révolutionnaires ont des pistes à défendre. En particulier, s’il y a bien quelque chose d’important à maintenir vivant dans l’héritage trotskiste, c’est la démarche transitoire : défendre les revendications qui fédèrent le plus les travailleur-se-s, et expliquer systématiquement qu’il faut arracher aux patrons le pouvoir pour les satisfaire. Là encore rien de neuf, mais on peut déplorer que LO, malgré son orthodoxie verbale[2], se limite à un discours syndicaliste 99 % du temps sans proposer la perspective du pouvoir des travailleur-e-s (et parle abstraitement du communisme dans quelques meetings). C’est au contraire Lordon qui insiste sur la nécessité d’expliquer qu’il faut rompre avec les structures capitalistes pour pouvoir satisfaire les revendications. Sans ces perspectives, les revendications d’interdiction des licenciements ou d’une répartition plus juste des richesses apparaissent comme totalement illusoires : TINA (There is no alternative) triomphe et les « révolutionnaires » sont à l’ouest.

Contre les capitalistes ou contre le capital ?

Un autre débat de fond émerge ensuite : faut-il lutter contre les capitalistes (Bernard Arnault, la famille Peugeot...) ou contre le capital (ses structures, ses institutions nationales, européennes, internationales...) ?

Mercier se faisait le champion de la lutte contre des exploiteurs « en chair et en os », accusant Lordon de les « dédouaner » en se concentrant sur les structures. Il n’y a pourtant aucune raison d’opposer la lutte contre les capitalistes et contre le capital ! Alors que Mercier dit que « il y a une origine physique derrière la bourgeoisie, ce n’est pas des traités, des structures économiques, des idées, c’est des hommes et des femmes (…) c’est ma conviction profonde parce que je suis marxiste », c’est au contraire Lordon qui est bien plus marxiste (au moins sur ce plan là) que lui. Les capitalistes ne sont que les fonctionnaires du capital, et c’est bien évidemment les structures économiques qu’il faut briser. Et le capitalisme d’aujourd’hui ne se résume pas aux « 200 familles », et on ne gagne rien à ce genre de raccourcis.

Pour dire les choses simplement : si les ouvrier/ères de PSA saisissent et autogèrent leurs usines, cela fait tomber la famille Peugeot et cela transforme les rapports dans l’entreprise. Si cette autogestion se généralise et se coordonne, cela fera tomber tous les capitalistes, et cela aboutit à des rapports sociaux différents, socialistes. Lordon lui fait d’ailleurs la remarque que si l’on fait tomber la famille Peugeot, et seulement ça, alors, il en poussera une autre.

Contre le cadre austéritaire ?

La question qu’il aurait été plus utile d’aborder, c’est celle de quelle structure, quel cadre on cherche à briser. Mercier et LO ne veulent entendre parler de rien d’autre que de la lutte patrons/salarié-e-s, et se désintéressent de tous les vecteurs de la domination capitaliste (l’Union européenne, le FMI, l’OMC...) et de ses configurations concrètes, à commencer par le néolibéralisme. Mercier n’a fait qu’évoquer en passant la « crise du capitalisme », mais il pourra difficilement être convainquant avec comme seul bagage l’explication keynésienne de LO...[3]

A l’inverse Lordon tend à isoler le néolibéralisme du capitalisme, voire à isoler l’euro du néolibéralisme. Non pas parce qu’il prendrait le capitalisme des « 30 glorieuses » comme un modèle, mais parce qu’il considère le néolibéralisme (ou l’euro austéritaire) comme un cadre que l’on pourrait détricoter pour retrouver des marges de manœuvres. C’est ce qui amène Lordon à centrer les revendications qu’il propose sur la saisie des banques et la sortie de l’euro.

Lordon sait pertinemment que le capitalisme est plus fondamental que cela, et il s’affirme pour la fin de la « propriété lucrative des moyens de production ». Depuis peu (et encore dans cet échange), il se prononce pour la rupture avec le mode de production capitaliste. C’est quelque chose qu’il faut saluer. On peut même se demander, avec un brin de méchanceté, si Lordon ne parle pas plus souvent de cette perspective anticapitaliste que LO qui s’autocensure en permanence sous couvert de masses qui ne seraient pas prêtes à l’entendre...

Plutôt que de poser le débat en terme de perspective, et de se réfugier dans une attitude (« moi je suis révolutionnaire ») qui flirte avec le procès d’intention (« toi tu ne l’es pas »), il aurait été plus utile de le faire porter sur la stratégie.

Peut-on se fixer un objectif anti-austéritaire qui serait une sorte « d’étape » sur la voie de l’anticapitalisme ? Peut-on prioriser la sortie de l’euro et voir la souveraineté nationale comme un cadre qui permettrait aux exploité-e-s en France de souffler, parce que les salaires cesseraient d’être la seule variable d’ajustement ? Nous pensons que c’est une illusion, car, sans rupture avec le capitalisme, les travailleur-se-s paieraient la crise d’autres manières. L’outil monétaire doit être repris mais pas laissé aux mains de l’État capitaliste : la rupture avec l’euro doit s’accompagner de l’expropriation des patrons. La souveraineté n’est pas un gros mot, et nous devons expliquer que la vraie souveraineté, c’est le pouvoir politique et économique des travailleurs.

De même, la saisie des banques ne peut en aucun cas suffire. Dans des cas extrêmes, des gouvernements gestionnaires comme celui de Mitterrand ont nationalisé le secteur bancaire, ce qui n’a conduit qu’à les réorganiser pour le plus grand bénéfice de la bourgeoisie française.

S’organiser

Mercier a eu bien évidemment raison de rappeler qu’il était impératif de progresser dans l’organisation de la classe ouvrière, dans une organisation la plus démocratique possible (sic)[4]. Seulement, on peut douter qu’il ait convaincu largement au-delà des rangs de Lutte ouvrière. Pourtant, face à l’appareil d’État et aux bureaucraties syndicales, il est plus nécessaire que jamais de construire un parti révolutionnaire, pluraliste, démocratique, et centralisé, et pas des sectes sclérosées et repoussoirs. Un parti porteur d’un projet de société, d’une stratégie, et qui mettrait toutes ses forces pour permettre l’auto-organisation des travailleur-se-s. Car l’auto-organisation est un combat, et les travailleur-se-s ont besoin d’un parti solide pour affronter tous les ennemis et les faux-amis qui ont pour point commun de les traiter comme des sujets des institutions du capital.

Source : http://tendanceclaire.org/article.php?id=958

1 https://vimeo.com/164813729

2 LO, de son vrai nom « Union communiste (trotskiste) »

3 Cf. Analyse de la crise par Lutte ouvrière : 100% keynésienne, 0% marxiste !

4 A cet égard, le fait que Mercier accepte la présentation de Mermet comme « n°2 de LO » est problématique... Rappelons aussi que la direction de LO se fait presque toujours plébisciter à 100 % des votes.

Messages

  • " si les ouvrier/ères de PSA saisissent et autogèrent leurs usines, cela fait tomber la famille Peugeot et cela transforme les rapports dans l’entreprise." L’autogestion dans le système capitalisme n’est pas le but, puisqu’elle devrait appliquer les règles du capitalisme pour perdurer : compétitivité, dégraissage, etc. Les ouvriers licenciés de Fagor-Brandt l’ont expérimenté. Faire croire que LO tient ce discours est de la mauvaise foi.