Accueil > L’AFP et le ploucgate de Sarkozy

L’AFP et le ploucgate de Sarkozy

par Daniel Schneidermann

Publie le mercredi 2 novembre 2016 par Daniel Schneidermann - Open-Publishing

Etrange silence que celui de l’agence de presse suite à son déjeuner avec l’ancien président où celui-ci assimilait son électorat à des « ploucs ».

C’est un déjeuner au siège de l’AFP. L’hôte du jour s’appelle Nicolas Sarkozy. Autour de lui, « la direction, et une partie de la rédaction de l’AFP », selon Paris Match. Pourquoi Paris Match ? Pas d’impatience, vous allez comprendre. Ce déjeuner aurait dû rester secret. C’était un déjeuner « off ». Les journalistes présents n’ont pas le droit d’écrire ce qui s’y dit. On demandera : à quoi bon, alors, déjeuner avec Sarkozy ? Les participants répondront : « Pour recueillir des éléments de contexte. » Pour éclairer notre réflexion. Pour connaître les arrière-pensées des déclarations publiques de Sarkozy, si elles existent. Pour rédiger des dépêches éclairées. Admettons.

Seulement voilà : deux jours plus tard, le site de l’Obs se barre d’un gros titre : « INFO OBS. Sarkozy : "Mon électorat est populaire, ce sont des ploucs". » Avec ce sous-titre : « Selon nos informations, l’ancien président de la République a tenu ces propos lors d’un déjeuner organisé à l’AFP ». Arrêtez les rotatives, une énormité a fuité ! Toute la presse reprend l’incroyable citation. Que se passe-t-il ? Après le livre-catastrophe de Gérard Davet et Fabrice Lhomme (1), Nicolas Sarkozy, dans un accès de hollandite aiguë, s’est-il lui aussi tiré une balle dans le pied ? Le mal est donc contagieux ? Furibard, le camp Sarkozy rectifie : ce qu’a voulu dire le candidat, c’est qu’aux yeux de ses hôtes du jour - les journalistes de l’AFP - ses électeurs, à lui Sarkozy, sont considérés comme des ploucs. Traduction libre : « Vous autres, bobos de l’AFP, prenez mes électeurs pour des ploucs ».

On reconnaît mieux là, en effet, la dialectique sarkozienne, pour laquelle tout journaliste est présumé bobo, vivant dans le XIe arrondissement de Paris, achetant des œufs frais dans un panier d’osier, et sirotant des tequilas en terrasse. Mais aucun commentaire de l’AFP après la fuite de l’Obs. Jusqu’à un article de Match, huit jours après le déjeuner (nous y voilà). On y apprend que le PDG de l’agence, Emmanuel Hoog, a adressé à Nicolas Sarkozy ses « excuses personnelles et professionnelles ». Sa citation aurait été sortie du contexte. Pour sa part, l’Obs maintient crânement.

Ce « ploucgate » s’inscrit dans un contexte. On a appris, dans les jours précédents, de la source totalement fiable, bien entendu, de son ancienne compagne Valérie Trierweiler, que François Hollande, pour sa part, traitait vraiment les pauvres de « sans-dents ». De la source tout aussi fiable d’une journaliste du JDD, Anna Cabana, on a aussi appris qu’Alain Juppé lui avait confié (en 2011) : « Je n’aime pas les flics et je déteste les juges. » Sur les méfaits de ce journalisme low-cost, qui envahit des médias traditionnels naguère plus scrupuleux, tout a été dit ici par notre confrère Alain Auffray. Mais l’épisode du ploucgate de Sarkozy mérite un sort particulier. Le plus baroque de l’histoire, ce sont les huit jours pendant lesquels les participants au déjeuner (tous journalistes professionnels, si l’on comprend bien) savaient exactement ce qu’il en était. Soit la citation a été déformée par l’Obs, soit non. Mais aucun d’entre eux ne l’a exprimé publiquement, d’aucune façon. Evidemment, aucune dépêche de l’AFP à ce propos : l’AFP aura été le seul média français à ne pas traiter cette affaire, qui s’est déroulée dans les murs de l’AFP.

Un des aspects du problème est le suivant : à quoi servent ces déjeuners avec « la direction et une partie de la rédaction » (selon Match) ? Déjà, à quoi bon mélanger rédaction et direction ? Admettons que les journalistes politiques assistent à ce déjeuner pour travailler. Mais que fait là la direction ? Pourquoi y vient-elle, sinon pour « faire du relationnel », arrondir les angles avec l’invité, bref, mondaniser ?

Ces déjeuners sont permanents. Dans le passé, après que DSK a été cassé dans son élan au Sofitel de New York, on avait ainsi appris que toutes les rédactions étaient au courant, par Radio-Déjeuner, de sa candidature à la présidentielle, bien avant qu’il l’officialise lui-même. Plus récemment, on se souvient aussi d’un épisode cocasse, au pot de départ de la cheffe du service politique de l’AFP. François Hollande et Jean-Luc Mélenchon y avaient eu un aparté. Aucune dépêche, évidemment, sur cet insolite événement politique, qui s’était déroulé en présence de tout le service politique de l’agence.

Depuis quelque temps, l’AFP produit un excellent blog sur les coulisses de la fabrication de l’info. Du Nigeria à la Sicile, en passant par la Syrie, les articles sont toujours passionnants. On y voit le grand chaudron dans lequel se fabrique l’information. Chiche qu’on y raconte le fameux déjeuner !

(1) Un président ne devrait pas dire ça… Les secrets d’un quinquennat, aux éditions Stock.

http://www.liberation.fr/debats/2016/10/30/l-afp-et-le-ploucgate-de-sarkozy_1525234