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La privatisation du monde

Publie le vendredi 3 juin 2005 par Open-Publishing
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de Jacques Drillon

La Sacem a fait un procès au cinéaste Pierre Merejkowsky parce qu’un personnage de son film "Insurrection résurrection" siffle "l’Internationale" pendant sept secondes. Refrains, romans, titres, tout n’est plus que marque déposée. Enquête

Ce qui nous vient des Etats-Unis, c’est la privatisation, opération par laquelle ce qui appartenait à tous devient la propriété d’un seul : un mot ou une suite de mots, un mythe, une couleur, une forme, et même un signe de ponctuation (la virgule de Nike). Tout se dépose, tout se protège, tout devient propriété, même les noms de chevaux. Des petits malins ont ainsi déposé à tout va des « noms de domaine » (sites internet), pour pouvoir les revendre à prix d’or à ceux qui en auraient besoin plus tard. Trouver un titre devient un casse-tête. Radio-France a déposé plus de 350 titres d’émissions, et en dépose 20 nouveaux tous les ans. Mais la journaliste Anne-Marie Gustave, qui a fait son enquête sur la question, raconte que France-Culture est attaqué en justice pour l’utilisation de « Science-Frictions », qui appartenait à un marchand de parapluies (?). Une marque de lingerie ayant déposé « Tam-Tam », Pascale Clark a dû intituler son émission « Tam Tam Etc. ».

L’antériorité ne suffit plus depuis longtemps. Radio-Luxembourg n’avait pas déposé « Quitte ou double », qu’elle a diffusé pendant vingt ans. Un fabricant de jeux bien avisé l’a déposé pour son compte ; quand RTL a voulu reprendre l’émission, son émission, il a fallu payer une licence au propriétaire. Quant à la revue « le Monde de la musique », qui avait quitté depuis longtemps le giron du « Monde » quotidien, elle lui a pendant des années payé le droit d’imprimer le mot Monde en gothique sur sa couverture. Il est interdit de dessiner des oreilles rondes, elles appartiennent à Disney ; il n’est pas conseillé de s’appeler Bernard quand on est boucher, ni de laisser voir la tour Eiffel de nuit dans un film sans payer des droits à l’éclairagiste.

Avec la propriété vient le vol, et donc la judiciarisation de la vie. Le tribunal se fait omniprésent. Un bon avocat peut décider un juge à prendre des décisions ahurissantes. Depuis que François Cérésa a été attaqué par les héritiers de Victor Hugo pour avoir écrit une suite aux « Misérables », et qu’il a perdu en appel (il s’est pourvu en cassation), on ne s’étonne plus de rien. Tout s’attribue, tout se paie, tout se plaide. C’est que la privatisation ne connaît aucune limite, elle est devenue compulsive. Logo et marque déposée ont pris le pouvoir. L’idée de propriété a été poussée jusqu’à l’absurde, et le rôle du juge au grotesque. La protection d’une œuvre est une excellente chose, mais au nom du droit moral, imprescriptible en France, un héritier de Molière pourrait faire interdire une nouvelle mise en scène du « Misanthrope ». Dans l’affaire qui a opposé en 2002 les chocolats Lindt au château de Versailles, on ne sait que déplorer, car tout y est déplorable. Versailles accuse Lindt d’abuser de l’image de marque du château. Ridicule. Versailles attaque Lindt. Minable. Lindt se défend, car le chocolatier est propriétaire de la marque (donc du mot) « Versailles ». Incroyable. Lindt gagne son procès. Inouï. Qu’aurait-on pensé si Lindt avait perdu ? Qu’on allait boycotter Lindt et Versailles ? Mais Chambord est une marque déposée, et Marquise de Sévigné aussi.

 « L’Internationale », marque déposée
On n’a pas le droit de chanter « l’Internationale » en public sans autorisation et sans payer de droits. C’est ce qui ressort d’une affaire risible. Dans le film, « Insurrection résurrection », réalisé par Pierre Merejkowsky et produit par Jean-Christophe Soulageon, un personnage siffle « l’Internationale » pendant 7 (sept) secondes. Le producteur n’a pas demandé l’autorisation de faire interpréter cette chanson, composée par Pierre Degeyter, et dont l’œuvre n’est pas encore tombée dans le domaine public. Pauvre petit producteur, dont le film n’a pas atteint 260 entrées : la Sacem lui tombe sur le poil, et l’éditeur de la chanson, Chant du Monde, lui demande 1000 euros, infiniment plus que ne lui aura rapporté le film. Posez cette question en ricanant à la Sacem : « Vous touchez des droits dès qu’on chante "l’Internationale" quelque part ? » On vous fera cette réponse sérieusement jésuite : « Normalement, on touche. » Doit-on croire les jésuites ?
Par une sorte de bizarre dérogation française à la directive européenne, qui la fixe à 70 ans après la mort de l’auteur, la protection des œuvres musicales est prorogée de 14 ans si l’œuvre date d’avant la Première Guerre mondiale, ou de 8 si elle date de l’entre-deux-guerres.

 Prénom : Milka
Une couturière de Bourg-lès-Valence (Drôme), nommée Milka Budimir, a ouvert un site internet à son nom, ou plutôt à son prénom, Milka.fr. Ce qu’apprenant, le géant américain de l’agroalimentaire Kraft Foods s’est ému : ne fabrique-t-il pas le chocolat Milka ? Il a porté l’affaire devant la justice, en proposant, bon prince, d’offrir à la couturière le dépôt d’un autre nom de domaine, milkacouture.fr. Mais la couturière a insisté : premier arrivé, premier servi. Pas du tout : le chocolat Milka existait bien avant vous, chère Madame. Oui, mais mon site est le premier. La justice a tranché : « Madame Budimir a fait un emploi injustifié des marques dénominatives Milka, dont la société Kraft Foods est propriétaire. » (La petite Mégane Renault et le petit Yahoo, qui vient de naître, n’ont qu’à bien se tenir.)
En théorie, les deux activités étant bien distinctes, couture et chocolat, le site de Milka ne portait pas préjudice au propriétaire de la marque. C’est son prénom, le site était français, ses deux boutiques s’appellent Milka, elle était inscrite sous le nom de « retoucheuse Milka » au registre des métiers depuis 1988... Mais la loi reconnaît la taille d’une entreprise, et la petitesse d’une autre. Que les activités n’aient rien en commun ne change plus grand-chose, il y a « dilution de notoriété ». Cette idée vient des Etats-Unis, où, depuis 1996, on ne peut plus s’appeler Cadillac, même si l’on fabrique des aliments pour chien. Seule la cohabitation entre puissants est possible : les crèmes Mont-Blanc n’attaquent pas les stylos Mont-Blanc. Mais le département de Haute-Savoie devrait essayer de poursuivre les deux à la fois.

 Le Bonheur pas pour tous
Le mot bonheur est protégé jusqu’en 2007, pour la « classe 30 », celle du café, du cacao, des glaces, de la pâtisserie, etc. Il appartient en propre à Nestlé. Ne vous avisez pas de vanter votre café avec ce slogan : « Il vous aidera à vous lever de bonheur ! » Vous tomberiez sous le coup de la loi. Sinon qu’à l’Institut national de la Propriété industrielle, on précise : « Un juge remettrait peut-être en cause la valeur de ce dépôt. »

 Gang de requins
Sont déposés : Cousteau, Parc Océanique Cousteau, Cousteau Exploration, Cousteau Biotope, Fondation Cousteau, Réserve Cousteau, la Lettre du commandant Cousteau, l’Equipe Cousteau, The Cousteau Society... Le commandant Cousteau a donc attaqué son fils en justice pour lui interdire d’employer le nom qu’ils portent l’un et l’autre. Il faut dire que le fils voulait le donner à un club de vacances écologiques aux îles Fidji. C’est pas grand tout ça, c’est même rikiki - rikiki mais cousteau, dirait l’ami Reynaert. A propos, le mot « rikiki », employé par sept marques, est déposé aussi. (Par curiosité, le signataire de ces lignes a vérifié. Son nom est bien déposé, par un bordeaux, un Château Drillon à 4,95 euros - doit pas être fameux.)

 Le foot, c’est plus « forte » que toi
Cela faisait des années que dans ses critiques « Télérama » notait les disques par des f en italique, ces f que le solfège emploie pour indiquer la nuance forte. Les cotes allaient de f à ffff, par ordre croissant d’enthousiasme. Soucieux de ne pas se faire voler ses logos, « Télérama » a tenté en 2003 de les déposer. Mais la Fédération française de Football (FFF), sans doute désœuvrée, a pris ombrage de cette concurrence déloyale. C’est déjà cocasse comme cela. Mais, pis encore, l’Institut français de la Propriété industrielle lui a donné raison... Il a fallu négocier, et signer un « accord de coexistence de marques » par lequel les deux parties s’engagent à ne pas exercer d’activité concurrentielle !

 Silence, on paie
Le compositeur John Cage a écrit en 1952 une pièce intitulée « 4’33 », entièrement silencieuse : le musicien s’assied, regarde sa montre, et s’en va au bout de quatre minutes et demie, sans avoir fait la moindre fausse note, ni accéléré de manière intempestive (la partition existe, coûte 4,33 euros, ce qui est amusant, mais peu cher, sans doute en vertu de la loi de l’offre et de la demande). En 2002, un rocker anglais, Mike Batt, s’est avisé d’insérer « One minute silence » dans un de ses disques, et de signer la plage : « Batt/Cage ». Peters, l’éditeur de Cage, l’a attaqué pour plagiat. En rigolant, Batt a dit que sa pièce était bien meilleure que celle de Cage. Colère redoublée de Peters. Batt a transigé avant le procès, et payé à Peters une somme inconnue, mais considérable : un nombre à six chiffres (en livres sterling).

 Elise, femme vénale
La société néerlandaise Shield Mark BV a déposé les neuf premières notes de la « Lettre à Elise » de Beethoven (ainsi d’ailleurs que l’onomatopée suggérant le cri du coq en néerlandais). Un publicitaire, M. Kist, a réemployé le début de la « Lettre à Elise » (et le « Kukelekuuuuu ») dans une de ses campagnes. Shield Mark BV a attaqué Kist pour contrefaçon et concurrence déloyale. La Cour européenne de Justice a admis que cette mélodie pouvait être déposée, dès lors qu’elle pouvait « distinguer un produit ou un service », et qu’elle était susceptible d’être « notée sur une portée divisée en mesures, et sur laquelle figurent une clef, des notes et autres symboles de musique ». Shield Mark BV est une société de conseil en propriété intellectuelle.

 Eminem nique M&M’s
Il faut absolument attaquer tout de suite ces musiciens qui font un usage abusif de noms sans doute déposés, et plus ou moins déformés : Dandy Warhols, Marilyn Manson (Marilyn Monroe + Charles Manson), The Dead Kennedys, The Brian Jones Town Massacre, Nevermind Picasso, Picasso Jones (Picasso est une marque largement déposée)... On a du mal à croire qu’Eminem n’ait pas été attaqué par les M&M’s, que les héritiers Sade, pourtant très sourcilleux sous le rapport du droit moral, aient laissé courir le groupe Marquis de Sade, ou Sade, la belle chanteuse métisse britannique née au Nigeria. Les ayants droit de Dickens n’ont apparemment rien intenté contre le type qui se fait appeler David Copperfield. Il y a des procès qui se perdent, si l’on peut dire.

 J’ai fait un rêve®
Les marques ont tendance à devenir des noms comme les autres, des génériques. On sait qu’il faut écrire une fermeture Eclair : c’est une marque déposée, et Caddie® est célèbre pour ses rappels à l’ordre. Il faudrait qu’on joue au baby foot® en bikini® tout en écoutant des minicassettes®, ou qu’on couse de la rufflette® près d’un taxiphone®, pendant que le petit joue au yo-yo® ou avec un ballon couvert de rustines®. Mais l’usage en a décidé autrement.

http://www.nouvelobs.com/articles/p2117/a269723.html

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