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L’alternative kurde abandonnée par l’Europe

par Des membres du collectif pour Initiative pour un confédéralisme démocratique

Publie le mercredi 21 mars 2018 par Des membres du collectif pour Initiative pour un confédéralisme démocratique - Open-Publishing

La ville d’Afrin, au sein du Rojava kurde, était un lieu où se développait une alternative démocratique. La Turquie vient de l’envahir, dans l’indifférence des Occidentaux. Une raison de leur silence : se protéger des migrants.

Dimanche 18 mars, la Turquie a pris le contrôle de la ville d’Afrin, au nord de la Syrie. Depuis le 20 janvier, la Turquie, aidée par des supplétifs islamistes (membres de gangs liés à Al-Nosra, anciens membres de Daech, etc), avait envahi l’enclave kurde d’Afrin, au Rojava, au nord-ouest de la Syrie, dans le silence et la complicité internationale les plus ignobles. Ces derniers jours l’infamie a encore dépassé un cran. Sous le siège, les accès à l’eau étaient coupés, la ville prise sous une pluie de bombardements. Des centaines de milliers de civil-e-s y étaient réfugiés. Les hôpitaux et les convois d’habitant-e-s essayant de fuir étaient bombardés. Le 16 mars, en une seule journée, près de 47 civils seraient morts sous les bombes.

Afrin est le troisième canton isolé à l’extrême-ouest du Rojava, le Kurdistan de Syrie, où fleurit depuis cinq années, au cœur du chaos syrien, en tenaille entre Assad, Daech et la Turquie, une expérience sociale unique au monde fondée sur des milliers de communes auto-organisées, le féminisme et l’écologie. Le Rojava dépasse largement la question kurde. Des centaines de volontaires internationaux s’y sont engagé-e-s, dans les projets de la société civile ou au sein des forces armées. Des centaines de milliers de déplacés, fuyant la guerre civile en Syrie, pouvaient y bénéficier d’une paix relative au cours des dernières années. Des dizaines d’ethnies et de confessions tentaient d’y vivre en bonne entente dans des institutions qui les représentent au mieux.

Au nom de la guerre contre les forces armées du YPG/YPJ et les Kurdes, qu’Erdogan, le président turc, considère plus ou moins tous comme des « terroristes », c’est cette cohabitation pacifique entre les peuples que le dictateur turc cherche à massacrer. Déjà plus de 300 morts, plusieurs dizaines de milliers de déplacé-e-s. L’opération militaire porte le nom de « Rameau d’olivier ». La novlangue orwellienne a de beaux jours devant elle dans la valse sanglante des bouchers et des hypocrites. Macron, qui a invité Erdogan en grande pompe début janvier, reste évidemment muet face aux agissement de son « partenaire essentiel » sur la « crise migratoire » et la « lutte contre le terrorisme ». Les États-Unis également.

L’ONU s’en tient à compter les morts, s’horrifier du sort des civil-e-s, et voter une résolution de cessez-le-feu humanitaire qu’elle peut à peine appliquer. « La guerre, c’est la paix ». Ou plutôt, la guerre, c’est le pognon. La Turquie est la deuxième armée de l’OTAN. Ses engins de morts proviennent, entre autres, de l’Allemagne.

« Ne laissez pas Afrin devenir un autre Kobané », ont demandé, en vain, des universitaires et des activistes parmi lesquels Noam Chomsky et Michael Hardt le 20 janvier dernier. Les Kurdes, utiles contre Daech, ne pèsent pas bien lourd face à la Turquie et dans les plans de recomposition de la Syrie. On dira « oui, mais la Turquie ce n’est pas Daech ». Pire : c’est son parrain. L’État, membre de l’OTAN, en pourparlers pour l’adhésion à l’Union Européenne, a fourni sans se cacher à l’organisation terroriste pendant des années « une coopération militaire, des armes, un soutien logistique, une aide financière et des services médicaux », selon une étude de l’université Columbia. Les Occidentaux sont silencieux face à ce « partenaire » dont il faut ménager la « stabilité », et qui arrose le terreau du djihadisme international.

L’Union Européenne se tait, et la raison principale est des plus honteuses : empêcher de nouveaux migrant-e-s de fouler son sol. Depuis mars 2016 elle s’est faite l’obligée d’Erdogan, via un accord de près de 3 milliards d’euros pour parquer tous les migrant-e-s qui ont transité par la Turquie, dans des dizaines de camps où personne ne sait ce qu’il se passe. Voilà la vraie raison de l’impunité de la Turquie à Afrin : un chantage aux migrant-e-s, que personne, et surtout pas la France, ne veut accueillir sur son sol. Ces mêmes migrant-e-s qui sont traité-e-s de manière inhumaine depuis des années à Calais, Vintimille, Lampedusa et ailleurs.

Or dans un monde de plus en plus instable, marqué par le changement climatique et d’innombrables conflits pour les ressources et le pouvoir, les réfugié-e-s seront toujours plus nombreux-euses. L’Union Européenne avait devant elle une alternative simple. Ou bien soutenir Afrin et le projet politique de cohabitation et de stabilité qui s’y développe, décréter une zone d’exclusion aérienne, interrompre le massacre. Ou bien, au nom de petits arrangements sordides, continuer de faire le jeu du fascisme, des haines et du chaos. Sa préférence semble claire. Combien d’Afrin, combien de Ghouta et d’Alep, combien de massacres dans l’indifférence faudra-t-il encore ?

Plus que jamais, il n’y a rien à attendre des États et des institutions. Leur action ne sera que le résultat de la solidarité internationale, d’une pression très forte, et pas des « eaux glacées du calcul égoïste » que l’on sirote dans les salons feutrés de la raison d’État. Depuis deux mois les mobilisations s’enchaînent dans un silence médiatique. Parfois, durement réprimées. Le 15 et 16 mars, pour la première fois en quarante ans, le Tribunal Permanent des Peuples s’est saisi de la question des crimes de la Turquie sur le peuple kurdes et ses organisations. En février, la marche internationale des kurdes en Europe a rassemblé des centaines de personnes. Quelques comités de soutien se créent, à Paris notamment. C’est bien, mais les kurdes marchent encore trop seul-e-s.

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