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Quelques critiques anarchistes de la médecine

par jean 1

Publie le jeudi 21 juin 2018 par jean 1 - Open-Publishing

La Médecine sociale anarchiste dans l’Espagne libertaire (1936-1938)

Premièrement, Michel Bakounine approuvait le développement de la science, mais rejetait un socialisme scientifique, « règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, despotique, arrogant et élitiste de tous les régimes [Bakunin on anarchy, Sam Dolgoff, 1972] ». Il rejetait la législation et la règle de l’expert scientifique ou d’une académie de savants en se fondant sur ces 3 points [Dieu et l’État, Michel Bakounine, 1870] :
⦁ La science humaine est toujours et nécessairement imparfaite.
⦁ Une société qui obéirait à la législation parce qu’elle est imposée par l’académie, et non à cause de son caractère rationnel, serait une société de brutes et d’idiots.
⦁ L’académie scientifique aboutirait rapidement et infailliblement à une corruption intellectuelle et morale, immergée dans la stagnation et l’absence de spontanéité.

Dans « Dieu et l’État », Bakounine s’attaque également au privilège du médecin, qui à son avis, comme chez les politiciens, dans les classes sociales ou dans les nations, « tue l’esprit et le corps des hommes ». Mais, un seul être humain ne pouvant embrasser tous les développements de la science, Bakounine n’était pas totalement contre l’idée de « l’homme spécialisé ». Il n’aura toutefois pas de foi absolue en qui que ce soit, les écoutera librement et avec un grand esprit critique et en consultera plusieurs avant d’accepter un compte-rendu. Il voit la relation spécialiste/bénéficiaire comme « un échange continu d’autorité et de subordination mutuelle, passagères et surtout volontaires ».

Un peu comme Bakounine, Errico Malatesta considérait la science avec prudence, mais avançait la socialisation de celle-ci comme piste.


« La science, arme qui peut être utilisée à de bonnes ou à de mauvaises fins, méconnaît complètement l’idée de bien ou de mal. Nous ne sommes donc pas anarchistes pour des raisons scientifiques, mais parce que, entre autres, nous voulons que tous soient en mesure de jouir des avantages et des plaisirs que la science procure. »
- Errico Malatesta, 1929

À l’automne de 1884, alors que le choléra prenait des proportions gigantesques en Italie, Malatesta, Andrea Costa et plusieurs autres camarades travaillèrent dans un hôpital de Naples. Ils y signèrent un manifeste où ils affirmaient que la véritable cause du choléra était la misère et que son remède était la Révolution sociale [Errico Malatesta, The Biography of an Anarchist, Max Nettlau].

James Guillaume, dans le texte « Idées sur l’organisation sociale » (1877), regroupe toute la question de la santé sous le thème de l’Hygiène. Il prône la gratuité des soins et leur accessibilité à tou-te-s, mais pour lui la prévention est primordiale [James Guillaume, Idées sur l’organisation sociale, 1877].

Le médecin communiste libertaire argentin, Emilio Arana, de Rosario, écrivait dans son ouvrage « La medecina y el proletariado » (1899) qu’il existe « la médecine qui combat la misère », l’hygiène sociale, et la médecine marchandisée, où règne une discipline de fer, héritage du clergé. Dans cette dernière, la médecine devient pour l’auteur, un bien de consommation comme un autre pour les familles [Gonzalo Zaragoza Rovira, « Anarquismo argentino (1876-1902) », p.389].

Ivan Illich (1926-2002) place, dans son ouvrage « Némésis médical », la base de la santé de tout individu dans leur autonomie personnelle. Sa critique est radicale sur un monopole professionnel qui dresse la société à la dépendance à une science monolithique et hétéronome. Selon lui, la médicalisation de la maladie fait des institutions de soins un « grand masque sanitaire » pour « une société destructrice » et par le fait même, prend le contrôle du pouvoir individuel de ses citoyen-ne-s face à cette même société industrielle. Les spécialistes rattachent exclusivement nos besoins au pivot du système économique que constituent les services professionnels et les biens de consommation.

Enfin, dans Our Synthetic Environment, Murray Bookchin critique l’environnement synthétique et le mode de vie occidental comme facteur majeur dans l’apparition des maladies d’aujourd’hui. Selon Bookchin, les chercheurs/euses sont amené(e)s à nier la constellation (pluralité combinée) de facteurs environnementaux amenant la maladie ; la complexité étant vue comme de l’ambigüité. “Les besoins des usines industrielles sont placés avant les besoins humains en air pur ; la disposition des déchets industriels est priorisée par rapport aux besoins des communautés en eau potable. Les lois les plus pernicieuses du marché reçoivent préséance sur les lois les plus impérieuses de la biologie”. Il dénonce que les mesures apportées par le mode de vie occidental contemporain n’amènent qu’une compensation partielle à la dégradation de la qualité de notre hygiène de vie et de notre mode de vie. La pollution menace tout le vivant sur la planète. L’être humain vit dans un réseau complexe d’interrelations, la Nature, où l’abus d’un des chaînons a des conséquences sur le reste du réseau. L’homme doit vivre en harmonie avec son environnement qui est indispensable à sa survie. Il comprend ainsi la relation étroite entre les conditions environnementales et sociales et la santé. Il ajoute à ce propos : « Ce n’est pas exagérer que de déclarer que les réformateurs sociaux qui ont été des acteurs dans le retrait des enfants travaillant dans les manufactures et qui ont participé à l’action collective pour de plus hauts salaires et la journée de travail de huit heures ont fait plus pour contrôler la tuberculose que l’a fait Koch, qui a découvert le bacille de la tuberculose ».

Médecine sociale libertaire durant la Révolution espagnole

C’est sur certaines de ces critiques qu’un grand nombre de travailleurs et de travailleuses de la santé participèrent à la socialisation de la médecine, durant la Révolution espagnole. 


Tout d’abord, il faut énoncer quelques antécédents à l’expérience. Même s’il serait faux d’assigner directement le naturisme aux libertaires, on ne peut nier un lien assez important entre ces deux éléments. Au début du 20e siècle, les centres naturistes, en Espagne, comme dans plusieurs autres pays, furent assez populaires parmi les libertaires, car ces centres étaient plutôt ouverts à l’expression de leurs idées. Il s’y développera une conception particulière de la santé. D’autres éléments comme le néo-malthusianisme et la libération sexuelle étaient aussi importants chez les anarchistes de ce temps.

Ensuite, il faut aussi dire que la médecine se pose comme une question criante dans le contexte de la Révolution espagnole. Avant le déclenchement de la guerre civile, c’était un personnel religieux qui administrait les soins de santé. Or, à la veille de celle-ci, une très grande partie du personnel avait fui. Les anarchistes ont dû se pencher sur la question en y faisant de nombreux apports originaux ; ce sera la médecine sociale libertaire. Comme l’ouvrage « Espagne libertaire » de Gaston Leval le souligne l’expérience dû être très créative de par l’insuffisance des antécédents historiques de médecines socialisées.

Organisation sanitaire durant la Révolution

C’est au mois de septembre 1936 que se constitua, à Barcelone, le Syndicat des services sanitaires de la CNT. Le texte "Socialisation de la médecine" y compte, 5 mois après sa création, 1020 médecins de toutes spécialités, 3206 infirmières/iers, 330 sage-femmes, 633 dentistes, 71 spécialistes en diathermie, 153 herboristes, 203 stagiaires, 180 pharmaciennes/iens, 663 aide-pharmaciennes/iens, 335 préparateurs/trices de matériel sanitaire, 220 vétérinaires, 10 spécialistes indéfinis et un nombre incertain de masseuses/eurs. Un peu plus tard, en 1937, ce n’est pas moins de 40 000 membres qui composaient la section des travailleurs et travailleuses de la santé de la CNT.

Le travail de ce personnel spécialisé, et des quelques noms que l’on retient encore, fut non-négligeable dans la guerre civile. Félix Martí Ibañez commente d’ailleurs :

« Dès le premier jour du combat, nous, médecins de la CNT, avons constitué, grâce à l’organisation sanitaire ouvrière, le premier contrôle sanitaire qui fut également le premier effort de cohésion organique des services sanitaires de la Catalogne. Quand le moment sera venu, nous décrirons ces journées frénétiques au cours desquelles le contrôle sanitaire de la CNT improvisait, à une vitesse vertigineuse, les solutions que réclamaient les innombrables problèmes qui surgissaient sans arrêt. »

La Catalogne fut couverte par des centres de santé primaires et secondaires autonomes (sans toutefois, d’indépendance absolue), pour que tous les individus, villages, villes et hameaux puissent recevoir des soins de santé adéquats. Il y avait une coordination entre les centres primaires et secondaires par des délégué-e-s révocables et une coordination intersectorielle. Les prises de décision étaient égalitaires. Rationnels et loin des intérêts de la médecine du secteur privé, ces centres ont mis beaucoup d’ardeur dans la prévention des maladies (Prophylaxie), leur détection rapide et l’hygiène. Plusieurs médecins ont également travaillé, via la presse, à détruire les préjugés sociaux concernant divers troubles et maladies comme les maladies vénériennes et l’alcoolisme.

Les idées de Félix Martí Ibañez

Étant conscient des us et abus de la science, le docteur Félix Marti Ibañez désira d’abord convertir et socialiser les soins médicaux à un rôle préventif plutôt que curatif. Par la "socialisation des soins médicaux", il voulait parler de la création de conseils ou de comités de coordination révocables et démocratiques formés par ceux et celles qui travaillent dans l’industrie, ainsi que les utilisateurs/trices de celle-ci.

La thérapie sociale fut probablement la principale œuvre de Félix Marti Ibañez. Le docteur en commence l’explication en disant que la maladie a d’abord une cause sociale ou morale. La médecine sociale se doit alors de regarder la personne tout autant que l’environnement où elle vit et travaille. En exemple, une femme qui vint le voir avec des tendances névrotiques et mélancoliques. Dans la thérapie sociale, remarquait Martí Ibañez, son style de vie serait étudié et les résultats suivants auraient été trouvés : c’est une femme mariée qui est enceinte, abandonnée par un mari alcoolique, en conflit sexuel avec lui, qui doit s’occuper seule des enfants et qui a été renvoyée de son travail. La thérapie sociale conseillerait un traitement médical et d’abord psychologique, rechercherait le mari et s’efforcerait de le désintoxiquer de l’alcool, de résoudre le problème sexuel des deux partenaires et, si possible, de les remettre ensemble. Ses dettes financières seraient payées, les enfants seraient pris en charge et elle serait réinsérée dans son emploi.

Comme il a l’a souvent plaidé, le médecin ne peut être seul dans l’organisation de la santé, une organisation sociale entière en charge de la santé du prolétaire (asistencia proletaria) devrait s’occuper de la tâche.

Conclusion

En conclusion, on peut constater qu’une énorme modification des structures et rôles de l’organisation de la santé fut nécessaire pour la rendre plus libre, plus démocratique et plus égalitaire. Bien que la question de la relation d’expert ne fût toujours pas résolue dans l’Espagne libertaire, Bakounine lui-même n’aurait pas été totalement réticent à l’idée de faire coudre ses bottes chez un homme dont c’est la spécialité, pour reprendre la métaphore. Il reste à savoir si l’"Asistencia proletaria", idée de Félix Marti Ibanez, aurait aidé la population à se délivrer suffisamment de l’institution médicale, mais on ne peut pas nier l’avant-gardisme de leurs pratiques proactives et conséquemment, une plus grande autonomie côté santé.

Quelques figures historiques de la médecine sociale anarchiste

Né en Irlande, c’est peu de temps après son arrivée à Buenos Aires, en Argentine, en 1874, que John O’Dwyer Creaghe (1841-1920) est devenu anarchiste. Plus tard parti pour l’Angleterre, il s’installa dans le quartier ouvrier de la ville de Sheffield où les ouvriers finirent par le respecter. Il y exerça la médecine pour les pauvres et y créa le journal "The Sheffield Anarchist" (1891). Il quitta l’Angleterre pour l’Argentine en 1892, où il créa d’autres journaux comme « El Oprimido ». Creaghe participa également à la création d’une École Ferrer, à Lujan. Le docteur Creaghe fit ensuite de nombreux autres départs et participa à la Révolution mexicaine.

Fabio Luz (ou Fabio Lopez dos Santos Luz sous son nom complet) (1864-1938) a découvert l’anarchisme très jeune à partir du mouvement antiesclavagiste. Un peu plus tard, il démarra une clinique pour les pauvres et gagna le respect de la communauté locale. Il a écrit Ideólogos (1903), d’Os Emancipados (1906) et Virgem-Mãe (1908), premières nouvelles à toucher la question sociale au Brésil. Il fut également médecin hygiéniste et professeur dans l’enseignement public. Il donna des cours du soir aux ouvriers chez lui, en plus des consultations médicales gratuites aux pauvres. Il participa à la création l’Université Populaire à Rio de Janeiro en 1904 et est mort, encore fidèle à son idéal, le 9 mai 1938.

Ayant gradué à l’école médicale en 1903, Marie Diana Equi (1872-1952) organisera ensuite réponse médicale humanitaire au tremblement de terre de San Francisco de 1906. Marie Equi était l’une des seules docteures performant l’avortement, et elle le faisait sans égard aux classes sociales ou au statut. Ce ne sera cependant qu’en 1913 qu’elle deviendra anarchiste ; durant un piquetage de l’Industrial Workers of the World, elle s’occupait d’un travailleur blessé, quand elle fut tout à coup attaquée par la police, une brutalité qui la révolta. Elle fut accusée de sédition le 31 décembre 1918 sous un nouvellement-révisé "Espionnage Act" pour son opposition à la guerre.

Pedro Vallina Martínez (1879-1970) ne représente pas seulement un exemple de révolutionnaire infatigable, mais aussi, un homme avec beaucoup d’honnêteté et de rigueur avec un immense sens social dans sa pratique médical. Forcé à de très nombreux exils tout au long de sa vie par cause de son militantisme libertaire, Pedro Vallina n’en était pas moins capable de concilier ses actions avec sa pratique médicale. Par exemple, à Extremadura, un village très inhospitalier surnommé "la Siberia extremeña"(frontière sibérienne), son éthique anarchiste et sa bienfaisance médicale lui ont valu les sympathies de la population locale. Il créa aussi un sanatorium contre la tuberculose sur la terre de sa famille à Cantillana, dans la province de Séville, et y travailla en même temps que sa pratique médicale jusqu’à ce que les troupes franquistes le détruisent. Durant la rébellion de 1936, il fut médecin des colonnes miliciennes de Guadalajara, directeur de l’hôpital milicien de Cañete et médecin dans les hôpitaux militaires. En 1943, il a joint le Consultorio médico quirúgico Ricardo Flores Magón (soins médicaux et chirurgicaux) dans Loma, Oaxaca (Mexique).

Docteur Benjamin Lewis Reitman (1879-1942). Contrairement à bien d’autres futurs médecins, Benjamin Reitman est né dans l’abandon de son père et la pauvreté de sa mère. Il vécut ainsi, dans les quartiers pauvres de Chicago et reçu une « éducation de la rue ». Benjamin quitta l’école très tôt, mais un professeur d’une école médicale reconnut son intelligence et l’encouragea à faire des études en médecine. Il fut gradué en médecine en 1904 et ne pratiqua pas la médecine de façon régulière avant 1918. Il voyageait dans le pays pour donner des soins médicaux aux gens de la rue. Il réalisait également régulièrement des avortements même si la loi de l’époque l’empêchait. En 1908, pendant qu’il organisait des programmes sociaux pour les sans-abris, le docteur Reitman rencontra Emma Goldman. Il la quitta puis se fit arrêter en 1918 pour distribution de documentation sur les moyens de contraception avec une amende de 1000$.

Isaac Puente Amestoy (1896-1936), sous le pseudonyme « Un médico rural », a longtemps pratiqué la médecine rurale et naturiste, fut l’un des principaux/ales diffuseur(e)s du néo-malthusianisme et les pratiques anticontraceptives et a écrit de nombreux articles dans la presse libertaire. Par exemple, sa réalisation du pamphlet « El comunismo libertario ». Beaucoup de ses articles se sont rapportés à la prévention de la santé, l’information sexuelle et le naturisme. Il prit part en 1931 à la fondation de la "Fédération nationale de la Santé de la CNT" avec Augusto Alcrudo Solorzano. Isaac Puente fut un important théoricien anarchiste durant la période républicaine. L’humanisme dont il faisait preuve avec ses patients était très apprécié. Isaac n’était pas un simple théoricien, on le nomma d’ailleurs responsable, en 1933, de coordonner la révolte à Aragón et à La Rioja avec, entre autres, Durruti. Dans la nuit du 28 juillet 1936, Isaac se fait arrêter chez lui et est emprisonné à Vitoria. Les fascistes le fusillèrent durant la nuit du 31 août au 1er septembre.

« La pauvreté est le symptôme et l’esclavagisme est la maladie. » Isaac Puente Amestoy
« Partisan de la prévention, de l’information claire et vraie et du soin du corps, il a défendu une puissante association entre la santé et la révolution. » José Vincente Martí Boscà, REVOLUCIÓN Y SANIDAD EN ESPAÑA, 1931-1939
« Indiscutablement, le docteur Isaac Puente fut le principal inspirateur des réalisations collectives de la République espagnole. » Federica Montseny

Javier Serrano Coello (1897-1974) était un ennemi déclaré du mercantilisme médical. Il fut un des principaux promoteurs de l’Organización Sanitaria Obrera (OSO). Il était partisan de l’éducation sanitaire, de l’hygiène et de la diététique et du naturisme.

Par des médecins comme Félix Marti Ibañez (1911-1972), la médecine a pu s’adapter aux réels besoins d’une population en matière de santé et d’hygiène. Au nombre des innovations de ce médecin se trouvent : une transformation des soins médicaux vers un rôle préventif plutôt que curatif, les « liberatorios de prostituciòn » (centre de réhabilitation pour les prostitués qui resta à l’état de projet) et la Thérapie sociale. Richard Cleminson écrit à propos du Dr. Marti Ibañez : "De tous les gens liés à la médecine qui se trouvaient à la CNT, ce fut lui qui écrivit le plus au sujet d’une révolution de la santé et des soins médicaux durant la période révolutionnaire elle-même".


Alain Gilbert

Publié par Collectif Emma Goldman

http://ucl-saguenay.blogspot.com/2018/06/la-medecine-sociale-anarchiste-dans.html