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La Justice espagnole en son droit aux passe-droits !

par Antoine (Montpellier)

Publie le mardi 4 juin 2019 par Antoine (Montpellier) - Open-Publishing

Sofía, elle s’appelle Sofía mais c’est son patronyme qui attire l’attention de quiconque suit l’actualité espagnole… Sofía Marchena. Marchena, Marchena, mais c’est bien sûr, c’est le président de la Deuxième Section du Tribunal Suprême qui juge 12 responsables indépendantistes catalans. Oui ? Et alors ? Procédons dans l’ordre.

Sofia, suivant les pas de son célèbre papa, s’est destinée à la judicature. Soyons clairs, elle fera comme papa. Juge... Mais non, finalement, elle sera procureure. Pas de quoi fouetter un chat ? Si.

Reprenons : reçue en 2016 au concours de recrutement commun aux métiers de juge et de procureur, elle opte, choix règlementairement irréversible, pour le premier et intègre l’Ecole Judiciaire. Papa a tracé la voie. Las, la maladie, au bout d’un mois d’école, l’oblige à interrompre son cursus. Pas de problème, il lui suffira de reprendre à zéro ledit cursus dès qu’elle sera remise d’aplomb. Pas de problème ? Eh bien si, et c’est là que, cher lecteur, chère lectrice, finit votre calvaire de vous être embarqué-e dans ce qui se dessinait comme une histoire individuelle d’une banalité affligeante, donc sans intérêt. Merci de votre patience car la solution de continuité de ce banal récit des avatars d’une vie d’étudiante qui s’effectue à partir d’ici ouvre sur les vastes horizons du pouvoir en ce qu’il entremêle les fils de l’anecdotique et de l’essentiel. L’essentiel qui fait la politique quand elle se pimente de transgresser la sacrosainte séparation – démocratique - des pouvoirs.

Pauvre Sofía, piégée donc dans son élan personnel vers le métier de sa vie par les remugles des amours incestueuses qu’ont nouées il y a si longtemps, il y a si peu, en Espagne, le pouvoir politique et son alter ego judiciaire.

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Le "Roi Soleil" de la Justice espagnole. Photo source

Mais reprenons : fin 2017, la Commission Permanente du Conseil General du Pouvoir Judiciaire (CGPJ) [1], prend la décision de « rétrograder » Sofía, au sortir de sa convalescence, au statut d’admise au concours de recrutement, en la plaçant ainsi en amont du choix à faire entre être juge ou procureure. Ce n’est pas rien cette décision. C’est même inédit. Un précédent tout simplement. Le fin mot de l’histoire ? N’allez surtout pas croire que la « rétrogradation » de Sofía ait pénalisé son projet de vie. Non, elle lui a permis de le réorienter, contre ce que prévoient les textes qui posent que la voie choisie à l’entrée de l’école est définitive : recouvrant à nouveau, par ce qui est littéralement un coup de force administratif, le pouvoir de choisir le métier qu’elle vise, elle opte désormais pour celui de procureur. Et pour que la cerise soit belle sur le gâteau de la manoeuvre, les décideurs du CGPJ lui créent le poste sur mesure, 35+1 (la dotation en postes de procureur en 2016 s’élevant à 35 avait été couverte), pour lequel aucun autre candidat n’aura évidemment pu opter. Et pour s’assurer que la cerise et le gâteau conservent leur superbe, nos bons magistrats du cercle des « importants » qui pilotent la chose de bout en bout, s’abstiennent de céder à l’imbécile prurit démocratique de la transparence : aucune délibération, aucun exposé de la démarche entreprise ne sont accessibles aux associations de juristes ni aux journalistes.

Tout ceci remonte à 2016-2017 mais a trouvé sa consécration ces jours derniers avec la prise de fonction officielle de Sofía Marchena en tant que « procureure 35+1 » de sa promotion : le Roi lui a solennellement ouvert la porte de son bureau flambant neuf. Clap de fin ? Vous êtes quelque peu sur votre faim ? Tout ça, si peu, pour ça ? L’histoire d’une fille à son important papa qui jouit d’un passe-droit, certes inacceptable mais comme il doit s’en produire à foison à tout instant et partout ? Ce n’est pas l’avis de la journaliste espagnole, Elisa Beni, spécialiste de tout ce qui touche à la justice en Espagne : elle suit depuis le début cette affaire [2], et en tire une analyse toute politique [3].

Politique, cette affaire l’est en effet de par le triangle de pouvoir qui a permis à l’étudiante en droit Sofía de suivre un parcours interdit à tout autre étudiant car, ce qui n’est pas rien quand il s’agit de droit, pardon d’insister, il est en flagrante dérogation précisément dudit droit. Et ce sont les gardiens de celui-ci, au plus haut de l’institution judiciaire qui régule les nominations et affectations de la justice espagnole, le CGPJ, qui sont à l’origine de cette incroyable dérogation. Le triangle funeste, dont le CGPJ est la pointe essentielle et qui, très concrètement, a été à la manœuvre, est ainsi construit selon notre journaliste : femme de Llarena-papa Marchena-le roi Lesmes. Reprenons le fil : tout est parti de madame Llarena, la directrice de l’Ecole Judiciaire où Sofía avait commencé son cursus de juge et qui a suggéré qu’on l’aide à revenir sur sa première décision d’orientation. Llarena ? Eh bien c’est le nom du juge, le mari de la dame en question, qui a instruit, lourdement à charge, l’accusation contre les indépendantistes catalans qui passent en procès actuellement sous la présidence de papa Marchena. Lequel Marchena père, prenant la pose intraitable sur le respect de la loi, se distingue, dans ce procès, par une atteinte régulière aux droits de la défense [4], ce que les observateurs internationaux ont relevé et dénoncé à plusieurs reprises [5], Quant à Carlos Lesmes, le Roi Soleil, comme le nomme la journaliste, qui connaît bien l’histoire de France, il occupe les deux postes clés du pouvoir judiciaire espagnol : celui de président du CGPJ et du Tribunal Suprême et, à ce double titre, il s’est distingué pour avoir dirigé l’opération « réorientation de l’orbite étudiante » de Sofía M mais aussi favorisé nombre de nominations de juges en déjouant les annulations prononcées à leur encontre sur saisines d’aspirants à ces nominations.

Conclusion : Elisa Beni, à travers ce qui, se profilant anecdotique, acquiert la dimension politique au plus haut niveau au point de signifier l’essence du pouvoir en Espagne, nous avertit de ne pas nous méprendre sur la place de la justice dans le dispositif étatique espagnol. Loin que le politique instrumentalise au plus près la justice, celle-ci joue sa partition en toute autonomie : « Je peux désormais vous dire qu’il n’y a rien en Espagne qui ait plus de pouvoir que Lesmes et ses sept acolytes de la Commission permanente du CGPJ. Personne n’a plus de pouvoir qu’eux car ils sont les seuls dans cet Etat de Droit dont les actes ne peuvent être contrôlés ni mis sous surveillance par personne. Le voilà le vrai pouvoir ». Il n’existe en effet aucun vrai recours face aux procédures arbitraires de cette caste jouissant d’une radicale impunité qui ajoute à ce que, de manière spectaculaire, a révélé comme carences démocratiques l’instruction et le procès lui-même intenté aux catalanistes accusé-es (pour certain-es emprisonné-es depuis plus d’un an). Elisa Beni n’hésite pas : « alors que dans la juridiction pénale, où se jouent des choses beaucoup plus graves telles que la liberté, la société se voit reconnaître la légitimité d’agir à travers « l’accusation populaire », dans la juridiction contentieuse-administrative [dont relève l’affaire Sofía Marchena et tant d’autres] il n’existe aucun moyen de dénoncer les actes arbitraires ». On nous permettra seulement la réserve, l’énorme réserve, que nous inspire, comme on le voit dans le procès présidé par le juge Marchena, que l’acquis de l’accusation populaire puisse se voir dénaturé par le fait qu’il revienne à l’extrême droite d’en assurer l’exercice. C’est tout sauf un acquis de justice. Sans parler de l’arbitraire que, comme dit plus haut, subit constamment et, dans ce cas aussi, impunément, la défense. Par ailleurs, pour nuancer encore la portée du propos d’Elisa Beni, les pleins pouvoirs dont jouit, en toute autonomie de son fonctionnement, la caste judiciaire ne l’empêche pas d’assumer en hétéronomie maîtrisée le rôle politique qui lui revient dans la défense de l’ensemble de l’Etat espagnol et dans la criminalisation, induite par cette défense, des dissidences, spécialement celle de l’indépendantisme catalan.

Osons ceci pour finir vraiment : et si Llarena-Marchena-Lesmes, dans le croisement de la fausse insignifiance politique du cas Sofía M et le sursignifiant procès contre l’indépendantisme catalan, dessinaient le terrifiant triangle que l’on sait où sombre corps et biens une démocratie espagnole rattrapée par de vieux démons prédémocratiques qu’en déni de ce que la psychanalyse établit, elle avait naïvement (?) prétendu pouvoir refouler ?

Antoine

[1] Le CGPJ est l’instance qui régit le fonctionnement de la magistrature. Il a, parmi ses importantes attributions, le pouvoir de désigner les magistrats de la Cour Suprême et de décider les affectations à d’autres charges judiciaires tout aussi décisives. Il exerce aussi les compétences lui permettant de récompenser ou de sanctionner les juges. Il dispose également de la faculté de procéder aux nominations provisoires aux tribunaux de première instance ou aux cours d’appel. C’est à ce titre que le CGPJ est considéré comme le garant suprême de l’indépendance de la justice, ce qui devrait le préserver de toute instrumentalisation politique de son fonctionnement [comme celle qui a lieu en Espagne par entente de quelques partis]. Tiré de L’anomalie judiciaire espagnole en Europe

[2] La hija de Marchena - el diario.es, 25 07 2018

[3] Sofía ya es fiscal y Lesmes, el Rey Sol, eldiario.es, 01 06 2019

[4] Procès de Madrid. L’obstruction du président du tribunal envers la défense

[5] Procès de Madrid. L’avertissement des observateurs internationaux

[6] Avant que le juge Marchena, le scandale étant devenu trop important, ne refuse la promotion proposée : Justice espagnole : "l’anomalie" qui n’en finit pas...

https://blogs.mediapart.fr/antoine-montpellier/blog/040619/le-triangle-des-bermudes-de-la-justice-espagnole