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Edgar Morin, l’exclu

Publie le lundi 25 juillet 2005 par Open-Publishing
3 commentaires

Au soir de son exclusion, Edgar Morin se mit à sangloter. C’était "comme un malheur d’enfant, énorme et très court", écrira-t-il. Puis, s’apercevant qu’il ne perdait que de faux camarades, il se fit une raison, emplie de liberté créatrice : "Finalement, je ne me sens bien qu’avec les défroqués, les heimatlos, les cosmopolites, les exclus."

Le résultat est une œuvre originale et singulière où il n’a cessé d’assumer sa condition de franc-tireur et de marginal, d’indiscipliné et d’inclassable.

Cela ne va pas sans douleur cachée ni intime solitude. "Je ne suis pas des vôtres", faillit-il proclamer en titre d’une autobiographie intellectuelle, tant la reconnaissance académique n’apaisait pas son malaise intérieur. C’était en 1974, et l’auteur fêté de La Rumeur d’Orléans (1969) ou du Journal de Californie (1970) se vivait toujours comme un déviant, à part et à l’écart. Comme un éternel exclu.

A aujourd’hui 84 ans, l’âge des reconnaissances tranquilles et des retraites paisibles, il en est toujours ainsi. La notoriété, ses honneurs factices et ses allégeances opportunes n’y ont rien changé. Sa vie de penseur semble se poursuivre sous le sceau de cette première exclusion, celle du Parti communiste, en 1951, parti auquel il avait adhéré dans la Résistance. Le pressentant sans doute, il en avait lui-même élaboré la métaphore avec Autocritique (1959), analyse de sa période militante où il tente d’élucider ces "processus de pensée à partir desquels l’esprit soit justifie et rationalise, soit refoule à la périphérie, comme épiphénomènes, tout ce qui vient contredire ou contester la croyance".

"L’HORREUR DU MENSONGE QUI TRIOMPHE"

De son passage par la religion du salut terrestre, Edgar Morin retiendra en effet que "les germes du stalinisme plongent dans l’archaïsme de la vie mentale et de la vie politique". Autrement dit, la leçon vaut pour aujourd’hui et pour demain, l’obligeant, insistera-t-il, à avoir "le souci de respecter la complexité des choses humaines et l’horreur du mensonge qui triomphe". De ce mécanisme intellectuel et, hélas, si courant, qui justifie l’injustifiable et approuve la calomnie au nom d’un intérêt supérieur, le récit de son exclusion proprement dite offre un témoignage stupéfiant. Lui reprochant d’avoir écrit un article dans France-Observateur, l’ancêtre du Nouvel Observateur, son procureur lui lance : "Que penses-tu d’un communiste qui écrit dans le journal de l’Intelligence Service ?" Et d’ajouter que ledit directeur, l’ancien résistant de Combat, "Claude Bourdet, c’est bien connu, est l’agent patenté, officiel, de l’Intelligence Service en France".

Ce procureur était pourtant l’intelligence même, mais l’intelligence ne protège de rien, et certainement pas de l’aveuglement. Devenue Annie Kriegel, Annie Besse sera l’historienne reconnue du communisme français et une éditorialiste respectée du Figaro. Passée à droite quand Morin restera à gauche, malgré ses déceptions ou ses impatiences. Et ferme soutien de la politique de l’Etat d’Israël quand Morin s’en fera le critique vigilant, au nom de l’injustice faite aux Palestiniens. Nous y voilà : signature régulière du Monde depuis une quarantaine d’années, Edgar Morin vient d’être condamné pour diffamation raciale à raison d’un énième article sur le conflit israélo-palestinien publié en 2002 dans nos colonnes.

UN BAN D’INFAMIE

Prononcé en appel et contredisant un jugement de relaxe en première instance, cet arrêt est, pour Morin, une nouvelle exclusion. Ce n’est pas l’énoncé d’un désaccord, la sanction d’une polémique, la conclusion d’un débat, c’est un ban d’infamie. Au vu de deux paragraphes isolés du contexte d’ensemble de l’article, des magistrats ont décidé qu’Edgar Morin avait intellectuellement commis un acte antisémite. Le voici dans la situation de Joseph K., le héros du Procès de Kafka : incapable de prouver son innocence, tant elle va de soi, face à une accusation absurde. Et l’on se souvient des derniers mots du roman : "C’était comme si la honte allait lui survivre..."

Que l’article incriminé soit discutable, c’est l’évidence - et il le fut, vivement, dans nos colonnes, par Françoise Giroud. On peut légitimement estimer qu’une fois n’est pas coutume, la plume de Morin a laissé transparaître une passion qu’il retient d’ordinaire. Mais c’est justement pour cela même que cette condamnation est irréelle. S’il se l’est autorisée, cette passion, c’est au nom de ce qu’il est et qu’il n’a cessé de revendiquer, de livres en articles : un "juif spinozant", refusant toute idée de peuple élu, ayant forgé dans l’exil et la persécution une sensibilité universaliste rétive à tout communautarisme, à tout renfermement identitaire, à toute fermeture aux autres persécutés, à toute indifférence aux autres malheurs du monde.

"Je romps avec le peuple élu, mais je demeure dans le peuple maudit", écrit Morin dans Mes démons (1994), où il se définit comme un post-marrane, incarnation moderne de ces convertis qui, sous l’Inquisition, judaïsaient en secret, "un juif non juif, un non-juif juif", ajoute-t-il. Le judaïsme n’est pas un bloc uniforme, et le réduire, selon un esprit de parti - religieux ou nationaliste -, c’est non seulement le mutiler, mais renier son apport universel. Après tout, Spinoza lui-même fut exclu de la synagogue, et sa lumière nous éclaire encore quand ses persécuteurs sont tombés dans l’oubli.

http://www.lemonde.fr/web/article/0...

Messages

  • Arrête de poster tes articles, Edwy, on t’a reconnu !

    L’antidote à la pensée moustachue et complexifiée est ici :

    http://www.homme-moderne.org/plpl/n10/p4.html

    • Ben non, ce n’était pas Edwy.
      La question n’est pas tant de savoir si "l’antidote à la pensée moustachue et complexifiée est ici" ou pas, mais plutôt de se demanquer ce qui a bien pu faire que la France ait voté une loi qui ne permette pas de dire ou d"écrire ce que dit ou a écrit Edgar Morin (ou d’autres). "Mieux vaut ne pas l’oublier", écrit Raoul Vaneigem, "une fois instaurée, la censure ne connaît pas de limites." Tout peut se dire, rien n’est sacré - Réflexions sur la liberté d’expression - Ed. La Découverte - coll. Sur le vif, Paris, 2003

    • l’Histoire mettra les "juges" au ban de l’infamie, sans qu’aucun nom d’entre eux ne survive,
      celui d’Edgar Morin persistera encore longtemps : et c’est l’essentiel !

      arlequin