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Réflexions sur la mondialisation et les perspectives du mouvement ouvrier

Publie le samedi 27 août 2005 par Open-Publishing
2 commentaires

Secrétaire du Parti de la refondation communiste d’Italie, Fausto Bertinotti a publié en Italie un livre sous le titre « Le idee che non muoiono » (les idées qui ne meurent pas). En estimant que la problématique abordée dans ce livre est susceptible d’intéresser des militants du mouvement ouvrier et des intellectuels de gauche d’autres pays.

de Fausto Bertinotti

Nous devons nous poser la question de savoir pourquoi et comment un mouvement né pour la liberté de tout le monde a pu déboucher en réalité sur des formes d’oppression. Le mouvement historique du communisme est appelé à donner une réponse, en dépit de toutes les difficultés que cela comporte. Il serait plus facile, voire plus acceptable intellectuellement, de développer une critique des aboutissements d’une idéologie carrément d’oppression. Mais nous devons aborder le cas contraire : celui d’une idéologie et d’une culture de la libération, qui représente le point le plus haut atteint par l’idée de liberté dans l’histoire de la pensée humaine.

Nous devons donc supposer qu’au cours des événements les forces qui se sont réclamées de cette idéologie, dans la plupart de leurs expériences, ont contredit
radicalement le projet d’où elles étaient issues (...)

Les idées de Marx ont connu un développement au moins tridimensionnel. La première dimension est celle du communisme idéal, c’est-à-dire du développement de l’ensemble de la doctrine, de l’idéologie, de la culture qui découlaient de l’approche marxienne ; la deuxième est représentée par les expériences étatiques post-révolutionnaires qui ont suivi la révolution de 1917 en Russie (...) ; la troisième est celle de l’histoire du mouvement ouvrier dans son ensemble et, au sein de celui-ci, l’histoire des mouvements , de la lutte de classes et de ses expressions politiques telles qu’elles se sont développées en Europe occidentale.

Ces éléments dans leur ensemble configurent l’histoire d’un siècle du mouvement ouvrier. Dans ce bilan global, au lieu de partir des erreurs et de la faillite des pays de l’Est, des raisons et causes motrices de cette faillite, qui posent, par ailleurs, des interrogations gigantesques, il est opportun et nécessaire de réfléchir d’abord sur la pensée de Marx.

Je partage l’opinion des chercheurs marxistes qui, au cours des dernières décennies, ont expliqué que Marx a représenté le point le plus haut de la pensée politique, qui réside justement dans le concept de révolution. Toutefois, si on juge sur la base de l’expérience historique, il faut dire que sa pensée comporte également des éléments de mûrissement et de vide, qui, certes, n’expliquent pas les événements, même tragiques, qui ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier, mais ne sauraient être minimisés dans la mesures où ces “vides” ont ouvert le chemin aux erreurs qui se sont produites par la suite.

Marx et ses héritiers

Mais, avant de s’occuper de ces brèches, il faut réfléchir sur l’héritage et les héritiers. En ce qui concerne le communisme idéal je persiste à croire que la pensée de Marx sur la liberté n’a pas été dépassée, même s’il y a eu de grands penseurs communistes tout au long d’un siècle, par exemple Gramsci, qui, à un moment historique déterminé, a marqué une nouvelle évolution du marxisme, sans oublier les apports gigantesques des grands révolutionnaires qui ont combiné action et
pensée dans la première décennie du XXème siècle, de Kautsky à Rosa Luxembourg, de Trotsky à Lénine, ni de grands contemporains comme Sweezy et Marcuse.

C’est surtout au cours des dernières décennies qu’il y a eu un obscurcissement du noyau le plus radical de la pensée de Marx. Cet obscurcissement n’est pas
seulement déterminé par un grand événement historique, c’est-à-dire la défaite du dernier grand mouvement qui a soulevé la question de la révolution : je me réfère à la révolte ouvrière et estudiantine de la fin des années 1960, dont la défaite a incontestablement fermé une porte à l’évolution de la pensée marxiste. Mais même avant cette défaite - et encore plus après - le thème de la liberté a été avancé dans des termes assez similaires à ceux qu’on utilisait avant Marx, c’est-à-dire par une juxtaposition de liberté et d’égalité et une tentative de composition entre ces deux termes qui, dans le mouvement communiste lui-même, semblent plus proches de la pensée démocratique que de la pensée originale de Marx.

Après l’avènement du fordisme-taylorisme la pensée marxiste a connu un infléchissement scientiste, qui a amené à concevoir le développement des forces productives et de la technique, fondamentalement, comme une base nécessaire pour la poursuite d’un processus d’émancipation sociale et de liberté. (pp. 29-32)

(...) Malgré l’obscurcissement du projet que Marx conçoit comme base d’une liberté humaine et malgré les limites de sa pensée et les erreurs qui se sont produites tout au long d’une expérience historique qui s’est réclamée de Marx - dans deux directions, aussi bien par l’oubli de l’inspiration la plus forte et la plus révolutionnaire de Marx que par les conséquences extrêmement négatives qui se sont produites en exploitant les brèches que ses silences ont laissées ouvertes - malgré tout cela, Marx se confirme comme celui qui a découvert une loi fondamentale de l’histoire, c’est-à-dire que le capitalisme est négateur de liberté et que cette liberté qui peut se produire dans son cadre est le résultat d’un processus historique qui a des liens avec le communisme, les luttes et les tentatives de le réaliser. ( p. 42)

(...) Je reste convaincu que notre critique principale à l’expérience des pays du socialisme réel vise leur pénurie de socialisme (...). Toutefois, la pénurie de socialisme n’explique pas entièrement la carence de démocratie et l’existence des formes d’oppression contre les personnes. Mais tout cela ne peut être réellement expliqué si on n’a pas à l’esprit, justement, l’idée de libération chez Marx, qui indique comme l’étoile polaire la perspective humaine d’une libre activité pour tout le monde.

Pourtant, tout en affirmant ceci, nous devons être tout à fait conscients que nous avons plus que jamais besoin d’une théorie de la légalité. (...) Il y a donc un élément supplémentaire, spécifique qui doit être abordé dans le processus de transformation de la société capitaliste, dont le centre reste le dépassement de la propriété privée et la socialisation du travail, en d’autres termes, la libération du travail. Cet aspect ne saurait être négligé : nous avons besoin d’une théorie de l’État, de la légalité et de la démocratie. A ce propos les penseurs libéraux et démocratiques avaient raison, tout en ayant tort pour l’essentiel. (p. 45)

(...) Dans la phase précédente du développement de la société capitaliste il y avait eu un affrontement entre les projets réformistes et les projets révolutionnaires. Or, les uns et les autres ont essuyé une défaite. En ce qui concerne le projet réformiste, je me réfère aussi bien au réformisme du mouvement ouvrier qu’au réformisme bourgeois (par rapport à celui-ci notre critique est encore plus efficace et pertinente). Mais aujourd’hui nous devons avoir une attitude encore plus radicale. Nous n’assistons guère à une atténuation des inégalités mais à leur accentuation de tous les points de vue. Pourtant, ce processus se développe sans être contrecarré par les
gouvernements de centre-gauche .(p. 65)

Conscience de classe et crises du marxisme

(...) Comme l’on sait, il y a toujours eu deux interprétations critiques, l’une qui attribuait à Marx une lecture tout à fait progressiste du capitalisme, l’autre qui ne saisissait que le côté négatif que seul le plein développement de la lutte de classes pourrait renverser. Ce paradoxe nous aide même aujourd’hui à réfléchir sur la complexité tant du capitalisme que de la lutte de classes, mais sans doute aussi sur la condition sociale et humaine dans le capitalisme.
Dans une certaine mesure cela peut être saisi si on réfléchit sur le sort de la classe ouvrière elle-même. Elle a été le fondement de l’accumulation capitaliste par sa nature de force de travail et en même temps elle est le sujet de la transformation dans sa condition de classe et de conscience de classe acquise. Il faut, toutefois, comprendre qu’il s’agit d’une simplification puisque c’est dans ce processus historique lui-même que peut être résolue une question qui, sinon, serait sans solution.

En effet, s’il existait une aliénation capitaliste totale, il serait impossible de concevoir en même temps la possibilité de se libérer de cette aliénation. Il faut alors utiliser une formule utilisée par Claudio Napoleoni (1), c’est-à-dire admettre qu’il y a un résidu, c’est-à-dire quelque chose qui dans quelque mesure échappe à l’aliénation
capitaliste tout en étant connectée à celle-ci. (pp. 88-89)

(...) Sans la critique du travail salarié il n’y a aucune possibilité de matérialiser une contestation radicale du système capitaliste, ni de fonder un nouveau sujet révolutionnaire, ni de saisir ces deux grandes questions. J’estime toujours que les différentes crises du marxisme ont eu un lien avec l’évolution de la conscience de classe. Par exemple, au début du XXème siècle on s’était rendu compte que, contrairement aux prévisions, l’accroissement de la conscience de classe n’avait pas une progression linéaire et ininterrompue. Cette simple constatation avait eu des effets importants sur des certitudes théoriques dans l’évolution de la pensée marxiste.

Tout en ne glissant pas vers une approche déterministe, il est incontestable que les différentes crises du marxisme sont en rapport avec des changements fondamentaux de la société capitaliste. Donc, la conscience de classe peut être en rapport aussi bien avec une grave défaite qu’avec un effet de déplacement provoqué par la capacité du capitalisme de changer ses propres structures. Cela peut se produire tant par un processus hégémonique direct que par une obstruction des projets antagonistes. Cet effet de déplacement a été le résultat de plusieurs éléments : notamment la défaite représentée par l’échec du mouvement des étudiants et des ouvriers de la fin des
année 1960, l’écroulement des régimes de l’Est et le développement de cette révolution capitaliste qu’on appelle aujourd’hui “mondialisation”.

Ces trois éléments ont déterminé un changement de scénario qui se répercute sur la question du travail. La thèse de la fin du travail a été tout à fait démentie. Il faut, toutefois, se poser la question de savoir pourquoi elle a été soulevée. Ma réponse est que justement l’apparition de cette thèse contribue à démontrer que c’est la question du travail qui est
l’enjeu. En d’autres termes, pour faire valoir l’idée de la fin du conflit dans un modèle de société global il faut s’efforcer de faire disparaître de la scène sociale le travail lui-même.

Toujours est-il que le travail n’a pas disparu : il a été profondément révolutionné. Nous sommes désormais en condition de rassembler de nombreux éléments
d’enquête et d’analyse sur la nouvelle condition du travail, un véritable tableau d’ensemble aussi bien au niveau mondial qu’au niveau régional. Nous sommes
également en condition d’observer les modifications qui ont lieu tant dans l’organisation du travail que dans la composition sociale. Mais nous ne disposons pas encore d’une clé d’interprétation unitaire. (pp. 93-94)

Étape actuelle du capitalisme

(...) A l’étape actuelle du développement du capitalisme, il faut saisir un autre aspect de la réorganisation du travail, qui détermine, vers le bas, une modification de la composition sociale, stimulée par l’effort d’acheter la force de travail au prix le plus bas. Il faut y ajouter la révolution de l’informatique et de la communication. Cette composante de la révolution du capitalisme concerne directement l’organisation du travail. En fait, elle modifie non seulement le rapport de processus productif, d’espace et de temps, mais aussi le rapport du capital financier et du capital productif, dans le sens que la financiarisation est un processus découlant dans une mesure décisive de la possibilité de déplacer les capitaux au delà des frontières en temps réel. Cela implique une poussée importante vers une déterritorialisation de la production.

Ainsi, le rapport de facteurs matériels et de facteurs immatériels de la production change radicalement et la distinction entre travail manuel et travail intellectuel connaît également un bouleversement. Il suffit de considérer la figure du typographe et du journaliste pour comprendre la profondeur de mutation de l’espace, du temps, du rapport entre bases matérielles et immatérielles dans le processus de production. Mais cette modification structurelle du travail et de la production, de leur rapport avec la société s’insère dans une mutation du rapport plus général entre production et culture.

Il me semble que cela se produit dans deux directions. La première est celle de la pensée unique analysée par Ignacio Ramonet, qui souligne la construction progressive d’un point de vue organique et fonctionnel à cette révolution du capital et des technologies soumises au capital. La deuxième est celle qui s’efforce de briser les espaces d’autonomie qui, tout en étant intégrés dans la division capitaliste du travail et fortement marqués par la montée des classes subalternes, avaient caractérisé le cycle précédent.

A l’époque on avait, en effet, conquis des espaces importants dans les processus culturels, scientifiques et artistiques, parfois à l’intérieur même de cadres institutionnels, dont celui de l’école, en réussissant à influencer, par le conflit de classes, l’organisation du travail dans son ensemble. C’est justement tout cela qui est remis radicalement en question à l’heure actuelle. Une intellectualité diffuse est en train de se former, avec une nouvelle place dans la division sociale du travail et des savoirs. Il ne s’agit plus d’intellectuels qui opèrent une médiation entre production et société, organisent le consensus et, en même temps, produisent.

Ce rôle classique des intellectuels est désormais en crise alors qu’en même temps naissent des intellectuels diffus, intimement liés au nouveau
processus de production qui brise toutes les barrières entre production de biens matériels, de services et de culture. D’où une dimension de plus en plus totalisante au sein de laquelle les spécifications internes sont tout simplement techniques ou, en tout cas, dépourvues d’une autonomie quelconque. (...) Le système exige une renonciation totale à la pensée en tant que telle, de même que l’acceptation d’une séparation de capacité d’innovation du système et de progrès social. (pp. 107-9)

(...) [Au sujet de la féminisation du travail] il ne faut pas oublier qu’en même temps il existe une marginalisation constante des femmes du marché du travail. Le processus de privatisation de droits sociaux détermine une détérioration ultérieure de la vie des femmes, aussi bien directement que par la médiation de la famille. Ce n’est pas par hasard qu’au cours de ce processus la famille est hypervalorisée en tant que cellule économique de base, comme lieu de compensation, encore une fois au détriment de la femme. On peut donc parler d’une féminisation du travail sous condition de ne pas oublier qu’il s’agit d’une féminisation pauvre, qui consiste à externaliser de nombreuses fonctions accomplies auparavant par l’État-providence organisé et qui aujourd’hui sont assignées au système de la sous-traitance et à une utilisation distortionnée du “troisième secteur”, soumis aux exigences de remplacement du public par le privé dans le cadre du processus de privatisation croissante.

En revanche, c’est dans une conception tout à fait différente des droits sociaux, de droits sociaux universels, misant sur une qualité élevée des prestations garanties, qu’on peut introduire le thème de la rétribution comme reconnaissance d’une prestation sociale. Je crois que cette approche peut se concrétiser dans la proposition d’un salaire social aux chômeurs et aux inoccupés de longue durée, que les députés du PRC ont présentée dans un projet parlementaire du premier février de cette année, et qui propose un revenu monétaire assuré par l’État à tous ceux qui se trouvent dans une telle condition douze mois après leur inscription parmi les chercheurs d’emploi, et des services gratuits garantis par les administrations locales. (pp. 114-115)

Des choix différents étaient possibles

(...) Ce n’est pas que par un intérêt historique qu’il est nécessaire de faire un bilan du mouvement ouvrier et communiste du XXème siècle. Se pose en même temps le
problème non seulement de redonner une crédibilité à la perspective de dépassement de la société capitaliste et donc d’avancer les raisons pour lesquelles le
capitalisme ne doit pas être conçu comme une société sans alternative, une sorte de nouvelle fin de l’histoire, mais aussi d’expliquer pourquoi l’échec des expériences de construction de sociétés socialistes au cours du XXème siècle n’implique pas par lui-même l’échec de toute hypothèse de dépassement de la société capitaliste. Selon moi, il ne suffit pas d’avoir une approche expérimentale, c’est-à-dire d’expliquer qu’il faut essayer et essayer à nouveau. Si on veut refonder une trajectoire, il faut garantir que de nouvelles tentatives ne parcourent pas les chemins déjà expérimentés.

Je crois que, par rapport au passé, nous devrions même être en état de nous proposer une histoire contre-factuelle. En rejetant l’idée qu’on ne saurait écrire l’histoire avec des si, il faudrait réexaminer le siècle qui vient de se terminer et notamment quelques passages cruciaux justement ayant recours aux si, s’efforcer de partir de l’hypothèse que, dans l’histoire de la construction des sociétés autoproclamées socialistes, un choix différent aurait pu avoir un aboutissement bien différent. (pp. 175-76)

Dépérissement de l’État national

(...) Le processus de mondialisation balaie les pouvoirs et les compétences des États nationaux et projette ses propres lieux de gouvernement. Ceux-ci sont lointains et
tout à fait indépendants des lieux de la démocratie représentative, même sous ses formes les plus diluées

(...). On assiste, en fait, à un processus de crise profonde et, sous certains aspects, irréversible, de l’État-nation, qui pèse de moins en moins aussi bien dans la politique intérieure que dans la politique extérieure. Mais de cette crise il n’en découle pas du tout la disparition des États. Il en découle plutôt une modification profonde de leur rôle et une liquidation des processus d’élargissement de la démocratie qui s’étaient développés dans leur cadre comme résultat des luttes du mouvement ouvrier, du moins en ce qui concerne l’Europe. Ils pèsent moins, mais peu d’États pèsent beaucoup et depuis la fin de la guerre le nombre des États, loin de diminuer, est allé augmentant. La politique des grandes puissances, comme l’on a vu lors des événements des Balkans, pousse en effet vers la multiplication d’États dont la dimension territoriale se réduit à la moindre expression et qui parfois
se définissent sur une base ethnique, mais ces États ont de moins en moins de pouvoir et d’autorité.

En même temps, bien que le capital financier ait une dimension internationale, son centre a encore une localisation prédominante, surtout aux États-Unis, dont la superpuissance militaire et les formes d’organisation sociale qui la soutiennent, constituent le cœur, le modèle et le moteur d’un nouveau système impérial fondant son pouvoir non sur le consensus, mais sur l’intégration de groupes sociaux restreints et l’exclusion de très larges secteurs de peuples et de populations de la vie économique, civile, culturelle et démocratique. La crise de l’État-nation va donc de pair avec la création d’un nouveau système impérial, qui a au centre les États-Unis et à la périphérie une myriade d’États soumis à ceux-ci ou par ceux-ci combattus. (pp. 192-193)

Esquisses d’un programme alternatif

(...) Un programme politique actuel doit esquisser à la fois une alternative de gouvernement de la société face aux politiques néolibérales et une alternative
d’émancipation de régions importantes du monde face au modèle social induit par la mondialisation. Est-ce qu’il est possible de définir ce programme sans rouvrir en
même temps la grande question du capitalisme et de son dépassement ? De ce point de vue, il me semble que se pose justement le problème de l’Europe, d’une Europe où il soit possible de construire une alternative de société, fondée sur la critique de la guerre comme fondement d’un nouvel ordre mondial impérial, et une alternative aux politiques néolibérales.

Ce passage - qui peut et doit comporter la construction de forces politiques pour l’alternative dans une dimension qui ne soit pas euro-centrique, mais soit capable de concevoir l’Europe comme une masse critique nécessaire pour avancer sur le chemin d’une alternative - devrait être nourri à nouveau par la critique de l’exploitation et de l’aliénation et par la formation d’éléments de communauté susceptibles de réaliser, sous des formes non utopistes, mais concrètes, des objectifs partiels. Je voudrais être clair : je ne pense pas qu’il faille récupérer au niveau local ou territorial une idée d’objectif intermédiaire ou une idée d’autonomie d’une réalité par rapport à toutes les autres, disons, sous la forme où dans les XXème siècle ont été esquissées les expériences des voies nationales au socialisme, fondées, entre autres, sur l’importance du rôle de l’État national à l’époque.

Je voudrais reprendre ici l’intuition gramscienne des “casemates” à libérer dans la “guerre de classe” contre la société capitaliste. A mon avis, cette intuition sur les “casemates” nous rappelle même aujourd’hui la nécessité d’occuper des espaces et des temps en les remplissant de contenus qui soient susceptibles d’échapper, tout en n’y réussissant pas complètement, à la logique de l’exploitation et de l’aliénation et, dans une certaine mesure, de se référer à cette société future dont la réalisation implique que le prolétariat ne peut exister que sur le plan de l’histoire universelle. Cette dialectique, pour ainsi dire, de la
communauté et du monde esquisse les deux polarités dans le cadre desquelles il est possible de reconstruire une idée nouvelle de lutte des classes, une nouvelle idée de
libération des hommes et des femmes, une idée de la vie qui avance le thème du communisme, rendu, d’un côté, historiquement nécessaire par la révolution restauratrice du capitalisme dont nous avons parlé, de l’autre côté, reconstruit subjectivement.

L’élément le plus critique d’une telle perspective - en même temps que la disproportion entre sa maturité objective et l’immaturité dramatique de la subjectivité organisée du mouvement social, du mouvement ouvrier, des forces antagonistes au nouveau capitalisme - réside dans le hiatus qui, dans le cadre de la modernisation capitaliste actuelle, se produit entre exploités et exploiteurs dans la perception et les cultures répandues au niveau des masses. Le rapport causal entre malaise social, d’une part, et pouvoirs des patrons et des classes bourgeoises, d’autre part - qui a été au XIXème siècle un facteur déterminant de la croissance des organisations prolétariennes, de la transmission de la conscience de classe dans des communautés socialement très marquées - s’est aujourd’hui dissipé à la suite d’une défaite historique, de nombreux abandons et changements de camp et d’une rupture, d’un déchirement, dans le tissu social, dans la composition de la classe. Voilà pourquoi ce rapport causal, qui auparavant était dans une certaine mesure le résultat d’un processus historique et d’un processus social, doit être aujourd’hui entièrement reconstruit. On ne saurait, selon moi, le reconstruire pédagogiquement ou du haut des états-majors, mais dans le vif d’une nouvelle expérience sociale, politique et culturelle. (pp. 206-208)

* Fausto Bertinotti, né en 1940 dans une famille ouvrière, est surtout connu pour son engagement syndical, à Novare, à Turin et au secrétariat national de la CGIL. A la fin des années 1980 et au début des années 1990 il a été le principal dirigeant du courant syndical de gauche Essere sindicato (être un syndicat).

Après avoir milité au sein du Parti socialiste italien, il a rejoint le PSIUP (scission du PSI en 1964), puis a été membre du PCI. Depuis 1994 il est secrétaire du Parti de la refondation communiste, fondé en 1991 à la suite d’une rupture du PCI, devenu PDS (Parti démocratique de gauche, puis DS - Démocrates de gauche).

Il est député du PRC au Parlement italien et au Parlement européen. Il a publié, entre autres, Tutti i colori del rosso (Toutes les couleurs du rouge), 1995, et, en collaboration avec Alfonso Gianni, Pensare il ’68 (Penser 1968), 1998 et Le idee che non muoiono (Les idées qui ne meurent pas), éd. Ponte alle Grazie, 2000, dont nous avons extrait les fragments publiés ici. Le choix des extraits, le titre et les intertitres sont de la rédaction d’Inprecor.

1. Claudio Napoleoni, Il valore, éd. Isedi, 1976.

Messages

  • Ca :

    1)
    Ce rôle classique des intellectuels est désormais en crise alors qu’en même temps naissent des intellectuels diffus, intimement liés au nouveau processus de production qui brise toutes les barrières entre production de biens matériels, de services et de culture. D’où une dimension de plus en plus totalisante au sein de laquelle les spécifications internes sont tout simplement techniques ou, en tout cas, dépourvues d’une autonomie quelconque. (...) Le système exige une renonciation totale à la pensée en tant que telle, de même que l’acceptation d’une séparation de capacité d’innovation du système et de progrès social. (pp. 107-9)

    La hausse prodigieuse du niveau d’études des nouvelles générations pose tout autrement la question de la place des intellectuels dans la société. Une très grande partie des salariés utilise maintenant des outils requerants des connaissances intellectuelles .
    Ce bond en avant, couplé à l’apparition de médias à très bas coût, fragilise la domination du capitalisme.

    Pendant que :
    2)
    (...) Le processus de mondialisation balaie les pouvoirs et les compétences des États nationaux et projette ses propres lieux de gouvernement. Ceux-ci sont lointains et tout à fait indépendants des lieux de la démocratie représentative, même sous ses formes les plus diluées

    De nouveaux lieux de pouvoir mondial apparaissent, comme embryons d’un futur état planétaire, comme lieux d’ententes (de pactes entre puissants), tous hors de portée de la démocratie, sans qu’on sache exactement lesquels se développeront et se renforceront ou lesquels dépérireront, le capitalisme mondial, par son mouvement laissant de multiples portes ouvertes, de multiples possibles (mis en concurence dans un soucis d’éfficience ?) .... : OMC , FMI, Grandes entreprises mondiales, Clubs (Bildeberg, Trilaterale, etc), ONU, etc..

    Mais les deux aspects précités ont un rapport certain, pendant que la légitimité démocratique des lieux de pouvoirs du capitalisme faiblit, les moyens de comprendre, les outils de communication se développent.
    Le processus européen qui a conduit à l’echec (provisoire) du TCE illustre bien ces deux aspects :

    1) des jeunes générations instruites, des couches populaires instruites et empietant fondamentalement sur les fonctions classiques des intellectuels dans nos sociétés, utilisant des outils modernes de communication, ...
    2) des instances de decision européennes ayant affaiblit de façon importantes le lien démocratique avec les populations.

    L’un + l’autre a conduit à une 1ere défaite, relativement symbolique hélas, des desirs de recul démocratiques et sociaux de la partie de la bourgeoisie dominante en Europe (non pas parcequ’elle est contre la démocratie mais parcequ’elle ne veut pas être soumise à celle-ci).

    On pourrait parler également des batailles qui ont eu lieu sur les questions de l’OMC où des batailles ont été menées et des fois gagnées.

    Enfin :

    3)
    En même temps, bien que le capital financier ait une dimension internationale, son centre a encore une localisation prédominante, surtout aux États-Unis, dont la superpuissance militaire et les formes d’organisation sociale qui la soutiennent, constituent le cœur, le modèle et le moteur d’un nouveau système impérial fondant son pouvoir non sur le consensus, mais sur l’intégration de groupes sociaux restreints et l’exclusion de très larges secteurs de peuples et de populations de la vie économique, civile, culturelle et démocratique. La crise de l’État-nation va donc de pair avec la création d’un nouveau système impérial, qui a au centre les États-Unis et à la périphérie une myriade d’États soumis à ceux-ci ou par ceux-ci combattus. (pp. 192-193)

    on se laisse là un peu impressioné par la force des USA. La part des USA dans la production mondiale, en influence, s’érrode lentement mais surement. Il n’y a pas encore de choix bien évident d’un systeme mondial impérial avec au centre les USA, mais un systeme imperial americain en declin, avec des secousses très violentes comme tout empire en déclin. Pendant que d’autres centres de pouvoir gagnent en puissance.

    La bourgoisie continue de révolutionner le monde, et elle porte , comme avant, en soi des avancées qui la fragilisent.

    Par contre les leçons des systemes bureaucratiques, ou nomenclaturistes, ou capitalistes d’état, ou staliniens, on appelle ça comme on veut (mais on en définit exactement le fonctionement) montrent que des esperances de dépassement d’une société capitaliste peut aboutir à des systemes pré-capitalistes (les bureaucraties impériales c’est pas nouveau) des fois encore + sordides que le capitalisme.

    Les poussées démocratiques de nos sociétés, leurs histoires et leurs expériences, les batailles pour les libertés collectives et individuelles, la séparation des pouvoirs, le maintien de conditions permettant aux êtres humains de toujours pouvoir choisir une orientation de dévelppement , la conservation de plusieurs modes de production legerement differents, nous donnent quelques pistes à réflechir pour eviter de même ornieres.

    Copas

  • Traduction française de ce livre aux Edition du Temps des Cerises...