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La « déclaration de Paris »

Publie le mardi 24 juin 2003 par Open-Publishing

Nous, signataires de cet appel, venus du Nord et du Sud, de
l’Est et de l’Ouest, nous dénonçons les effets dévastateurs de la grande corruption, avec son
corollaire, l’impunité.

L’explosion des marchés ouverts a favorisé des pratiques de
prélèvements, de commissions et de rétro-commissions, qui se sont développées de manière
inquiétante au point d’envahir des secteurs entiers de l’économie.

Les activités les plus sensibles sont l’énergie, les grands
travaux, l’armement, l’aéronautique et l’exploitation des ressources minières.

Sur ces marchés d’intérêt national, quelques grandes sociétés
ont intégré la corruption comme un moyen d’action privilégiée. Ainsi, plusieurs milliers de
décisionnaires à travers le monde échappent à tout contrôle.

La grande corruption bénéficie de la complicité de banques
occidentales. Elle utilise le circuit des sociétés off shores. Elle profite de la soixantaine
de territoires ou d’Etats qui lui servent d’abri.

La grande corruption est une injustice.

Elle provoque une ponction de richesses dans les pays du Sud et
de l’Est. Elle favorise la constitution de caisses noires ou de rémunérations parallèles à la
tête des grandes entreprises. Elle rompt la confiance nécessaire à la vie économique.

Parce qu’elle a atteint parfois le c½ur du pouvoir, la grande
corruption mine les vieilles démocraties occidentales. Elle entrave le développement des pays
pauvres et leur liberté politique.

Alors que la globalisation a permis la libre circulation des
capitaux, les justices financières restent tenues par des frontières qui n’existent plus pour
les délinquants. La souveraineté de certains Etats bancaires protège, de manière délibérée,
l’opacité des flux criminels. Logiquement, les bénéficiaires de la grande corruption ne font
rien pour améliorer la situation.

Il convient de tirer les conséquences de cette inégalité devant
la loi dont profite la grande corruption. Il est indispensable de rétablir les grands
équilibres de nos démocraties. Plutôt que d’espérer une vaine réforme de ces Etats, il est
possible d’inventer de nouvelles règles pour nous-mêmes.

A un changement de monde, doit correspondre un changement de
règles.

Aussi nous demandons :

1. Pour faciliter les enquêtes :

la suspension des immunités diplomatiques, parlementaires et
judiciaires le temps des enquêtes financières (le renvoi devant un tribunal restant soumis à un
vote sur la levée de l’immunité).

la suppression des possibilités de recours dilatoires contre la
transmissions de preuves aux juridictions étrangères.

l’interdiction faite aux banques d’ouvrir des filiales ou
d’accepter des fonds provenant d’établissements installés dans des pays ou des territoires qui
refusent, ?ou appliquent de manière purement virtuelle, la coopération judiciaire
internationale.

l’obligation faite à tous les systèmes de transferts de fonds
ou de valeurs, ainsi qu’aux chambres de compensations internationales d’organiser une
traçabilité totale des flux financiers, comportant l’identification précise des bénéficiaires
et des donneurs d’ordre, de telle manière qu’en cas d’enquête pénale, les autorités judiciaires
puissent remonter l’ensemble des opérations suspectes.

2. Pour juger effectivement les délinquants :

l’obligation légale faite aux dirigeants politiquement exposés
de justifier de l’origine licite leur fortune. Si celle-ci ne peut être prouvée, elle pourra
faire l’objet d’une "confiscation civile".

la création d’un crime de " grande corruption ", passible d’une
peine similaire à celles prévues contre les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation.

3. Pour prévenir la grande corruption :

l’obligation faite aux sociétés cotées de déclarer dans leurs
comptes consolidés, pays par pays, les revenus nets (impôts, royalties, dividendes, bonus,
etc.), qu’elles payent aux gouvernements et aux sociétés publiques des pays dans lesquels elles
opèrent..

la compétence donnée à la Justice du pays où est établi le
siège social des sociétés multinationales lorsqu’une de leurs filiales à l’étranger est
suspectée d’un délit de corruption, et que le pays ou est commis le délit ne peut pas, ou ne
souhaite pas, poursuivre l’affaire.

la mise en place d’une veille bancaire autour de dirigeants
politiquement exposés et de leur entourage. Par dirigeants politiquement exposés, nous
entendons les hommes et les femmes occupants des postes stratégiques au gouvernement, dans la
haute administration et à la direction générale des entreprises privées intervenants dans les
secteurs " à risque ".

les portefeuilles de titres et les comptes bancaires, des
dirigeants politiquement exposés ainsi que ceux de leurs famille proche, ouverts dans leur pays
où à l’étranger, sera soumis à une procédure d’alerte lors de tout mouvement important, avec
l’instauration d’une obligation pénale de signalement pour les cadres bancaires et les
gestionnaires de titres.

Combattre la grande corruption est un préalable à toute action
politique authentique. Nous devons restaurer la confiance dans les élites politiques et
économiques. A l’heure de la globalisation, la responsabilité de ceux qui nous dirigent est
immense. Elle doit échapper au soupçon, pour permettre l’espoir.
http://www.declarationdeparis.org/declaration.php

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Une "déclaration" pour la traçabilité
des flux financiers

Une quinzaine personnalités du monde entier se sont réunies à
Paris, jeudi 19 juin 2003, à l’initiative de la juge Eva Joly, pour dénoncer "les effets
dévastateurs de la grande corruption et de son corollaire : l’impunité".

Sept ans après l’"appel de Genève", signé le 1er octobre 1996
par des magistrats européens pour une meilleure coopération judiciaire, une quinzaine de
personnalités du monde entier se sont réunies à Paris, jeudi 19 juin, dans le grand
amphithéâtre de la Sorbonne, pour dénoncer à nouveau "les effets dévastateurs de la grande
corruption et de son corollaire : l’impunité".

Cette "déclaration de Paris" a été lue devant la presse par la
juge Eva Joly, à l’initiative du projet, entourée d’un prestigieux aréopage de magistrats, en
activité ou non, parmi lesquels Bernard Bertossa, ex-procureur de Genève, Antonio Di Pietro,
ancien responsable italien de l’opération antimafia "Mains propres", Baltazar Garzon, juge
d’instruction espagnol, ou encore Juan Guzman, le conseiller à la cour d’appel du Chili qui a
inculpé le général Pinochet.

D’autres personnalités ou militants des droits de l’homme,
comme le Canadien John Charles Polanyi, Prix Nobel de chimie, Nina Berg, veuve du journaliste
Carlos Cardoso assassiné au Mozambique, ou Yolande Pulecio, la mère d’Ingrid Betancourt, otage
des forces armées révolutionnaires de Colombie, ont évoqué les ravages d’un fléau qui, selon
l’appel, "mine les vieilles démocraties occidentales, entrave le développement des pays pauvres
et leur liberté politique".

"Pour faciliter les enquêtes", la "déclaration de Paris"
demande la suspension des immunités diplomatique, parlementaire et judiciaire, et l’obligation,
pour les institutions financières internationales, "d’organiser une traçabilité totale des flux
financiers comportant l’identification précise des bénéficiaires et des donneurs d’ordres".Elle
prône la suppression des "recours dilatoires contre la transmission de preuves aux juridictions
étrangères", pratique légale en Suisse, au Luxembourg ou au Liechtenstein, quelques-uns des
soixante paradis fiscaux qui "protègent, de manière délibérée, l’opacité des flux criminels".

Les 24 premiers signataires proposent aussi la création d’un
délit d’enrichissement illicite et d’un crime de grande corruption applicable aux détournements
supérieurs à 10 millions de dollars. Ils prônent la mise en place d’une veille bancaire autour
des "dirigeants politiquement exposés", qui seraient contraints de justifier l’origine licite
de leur fortune, ainsi que l’obligation, pour les sociétés cotées, de consolider leurs comptes
pays par pays.

Il n’y a là rien d’utopique, estime Mme Joly : "Les outils
techniques existent pour tracer les flux financiers des fortunes mal acquises. En outre, les
fonds en cause sont concentrés, et la corruption ne concerne que peu de gens parmi les élites
des pays. En France, il s’agit d’une centaine de personnes et d’une vingtaine d’entreprises."
Les mesures proposées sont urgentes, poursuit la magistrate. "Si nous ne le faisons pas, c’est
parce que certains ne le veulent pas", a-t-elle conclu sous les applaudissements.

Quelques minutes plus tôt, Antonio Di Pietro avait lancé un
avertissement solennel sur l’émergence, dans nos démocraties occidentales, "d’un nouveau
féodalisme" caractérisé par l’existence de "groupes détenant de grands pouvoirs dans l’économie
et les médias, qu’ils utilisent ensuite pour placer leurs hommes à la tête de l’Etat". "Le
contrôle de l’information et de ceux qui peuvent être élus, le vote de lois garantissant
l’immunité aux dirigeant, contribuent à l’émergence d’une nouvelle forme de corruption moderne,
difficile à déceler et à poursuivre en justice", explique le magistrat, en référence à
l’adoption par les députés italiens, le 18 juin, d’un texte garantissant une "immunité
temporaire" au président du conseil italien, Silvio Berlusconi, inculpé pour "corruption de
magistrats" devant le tribunal de Milan.

Le Prix Nobel de chimie canadien John Charles Polanyi s’est de
son côté inquiété des relations opaques qui unissent le gouvernement américain au "complexe
militaro-industriel". La France n’a pas été épargnée dans la succession des témoignages, qui
ont mis aussi bien en cause l’homme d’affaires Pierre Falcone, dans l’affaire des ventes
d’armes à l’Angola, que les sociétés de BTP Spie Batignolles et Dumez International, citées
parmi d’autres entreprises occidentales par Fine Maema, procureur général au Lesotho, dans une
affaire de versement de commissions liées à la construction de barrages.

Depuis l’appel de Genève, la prise de conscience internationale
du problème a toutefois avancé. "Une lacune béante" a ainsi, selon M. Bertossa, été en partie
comblée dans le cadre du Groupe d’action financière sur le blanchiment (GAFI), qui oblige ses
vingt-neuf Etats membres à incriminer la corruption d’agents étrangers sur leur sol.

En 2001, l’Union européenne s’est, pour sa part, dotée
d’Eurojust, un outil chargé de coordonner les enquêtes pénales et de favoriser la coopération
en matière de criminalité grave. Olivier de Baynast, magistrat représentant la France, rappelle
que les accords de Schengen furent " la première traduction concrète de l’appel de Genève, en
permettant la transmission directe, entre juges, des commissions rogatoires qui transitaient
auparavant par les Etats".

Depuis, les conventions d’entraide judiciaire sont traduites
dans les droits nationaux. De grosses affaires sont désormais centralisées au niveau européen.
C’est le cas actuellement d’une vaste escroquerie d’origine mafieuse, portant sur des
résidences secondaires en temps partagé en Espagne, qui a fait 70 000 victimes en Europe.
Enfin, le mandat d’arrêt européen se substituera, à partir de 2004, aux procédures
d’extradition dont les gouvernements avaient la maîtrise. Les pouvoirs d’Eurojust sont
néanmoins limités. Nombre de magistrats financiers demandent qu’il se transforme en véritable
parquet européen, capable d’engager des poursuites, ce à quoi les Etats s’opposent encore.

Plus largement, après les années flamboyantes de la justice
financière, un mouvement de repli semble se produire. Les magistrats ont ainsi exprimé leur
inquiétude vis-à-vis des tentatives récurrentes de raccourcir les délais de prescription en
matière d’abus de bien social. Tout comme vis-à-vis du projet de nouveau code des marchés
publics, qui devait laisser échapper aux appels d’offres plus de 90 % des marchés, et dont le
gouvernement vient d’annoncer le retrait.

Les juges continuent d’affronter de nombreux obstacles dans
leurs enquêtes. Pour certains, le constat d’impuissance effectué à Genève est toujours
d’actualité et les grand-messes anticorruption sont vaines. Sociétés offshore et fiduciaires
protégées par le secret, places financières bienveillantes..., l’opacité demeure. En matière de
paradis fiscaux, "l’Europe ne tient pas ses engagements", souligne M. de Baynast. La
transparence que la "déclaration de Paris" réclame demeure un idéal lointain.

(Nathalie Guibert et Alexandre Garcia - Le Monde - 20/06/2003)