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"En Irak, l’Amérique a déjà perdu la guerre"

Publie le dimanche 30 octobre 2005 par Open-Publishing
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de JEAN MICHEL VERNOCHET

INTERVIEW - Le Sénat américain respecte une minute de silence en hommage au 2000 soldats morts officiellement en Mésopotamie. Entretien avec Robert Fisk, chef du bureau à Beyrouth de l’"Independant" de Londres et grand connaisseur du Moyen-Orient.

Né en 1946, Robert Fisk sillonne depuis trente ans toutes les routes de l’Orient musulman. De fréquents séjours en Irak lui font porter sur le chaos irakien un regard bien différent de la vision parcellaire et médiatiquement correcte diffusée par les grands médias internationaux. Il est l’auteur d’un opus au titre aussi évocateur qu’ironique, La Grande Guerre pour la Civilisation, dans lequel il retrace l’effort de conquête de l’Orient arabe et islamique par l’Occident de 1979 à 2005.

Vous situez les racines de la tragédie qui frappe aujourd’hui le Moyen-Orient à la fin de la guerre de 14-18.

Robert Fisk : Exact. A ce moment, l’Angleterre et la France se partagent les dépouilles de l’Empire Ottoman. Aux Britanniques l’Irak, qui fut ainsi une construction totalement artificielle, aux Français un grand Liban englobant la Syrie. La construction de l’Irak a d’ailleurs mal commencé, dans le sang, par une révolte des chiites et des Kurdes entre 1919 et 1920. Churchill, alors secrétaire à la Guerre, n’a pas hésité à faire raser des villes et villages Kurdes par la RAF (En 1925, Churchill fait bombarder à l’ypérite la ville kurde de Soleymanié, les deux tiers de la population seront atteints, ndlr).

Les Anglais ont donc perpétré des crimes identiques à ceux reprochés aujourd’hui à la dictature de Saddam. L’histoire rappelle opportunément des faits oubliés nécessaires à une bonne interprétation du présent !

 Je dis qu’un journaliste doit partir en reportage un livre d’histoire sous le bras. Hélas, la plupart de nos confères se nourrissent essentiellement de coupures de presse ! A Bagdad, les correspondants vivent dans des forteresses coupées du monde et de la réalité. Comment voulez-vous qu’ils puissent rendre compte de ce qui se passe réellement à l’extérieur ? Ils n’en ont qu’une idée très vague. Il est vrai qu’il est de plus en plus dangereux de travailler. J’ai l’habitude de sortir des périmètres sécurisés, mais là, maintenant je commence vraiment à hésiter.

Pourtant la réalité se rappelle durement à eux. Cette semaine trois bombes, dont un camion-citerne, ont explosé dans la zone de haute protection des hôtels Palestine et Sheraton.

 Il est en effet difficile d’ignorer ce qui se passe dehors, même en ne sortant pas des zones de sécurité. Le matin dès sept heure, après la première prière, la terre se met à trembler. C’est la première attaque-suicide de la journée, ensuite les explosions se succèdent. En dehors de ses patrouilles lourdement armées, la coalition ne maîtrise plus rien. A deux cents mètres de la zone verte, vous commencez à croiser des insurgés en armes.

Au bout de la route, la guerre civile ?

 Du Nord au Sud, de Mossoul à Bassora, c’est l’anarchie totale, sauf au Kurdistan, autonome depuis longtemps (Saddam Hussein avait accordé une large autonomie aux Kurdes dès 74. Ils furent cependant durement réprimés, comme les chiites, lors des soulèvements du printemps 1991, ndlr). C’est ce chaos même qui me fait exclure l’éventualité d’une guerre civile, car à mon sens la situation pourrait difficilement être pire. Mais ça, les gens de « zone verte » ne le savent peut-être même pas ou finissent par croire à leurs propres bobards. L’opposition entre sunnites et chiites est une commodité de langage. Beaucoup de familles irakiennes appartiennent à la fois à ces deux branches de l’islam. Cependant, peut-être existe-t-il des factions désireuses de pousser à l’affrontement intercommunautaire. Il faudrait alors les chercher du côté des anciennes oppositions écartées du pouvoir.

Que dire pourtant de la démocratie en marche ? Le referendum a permis d’adopter la Constitution avec 78% des voix et des élections générales sont prévues le 15 décembre.

 Oubliez le referendum. Oubliez la Constitution. Ce sont des fictions. Il n’y a pas de vie politique et de pouvoir institutionnel en dehors de la zone verte. Il s’agit d’un pays où la préoccupation de chaque jour est de trouver à manger, d’assurer sa sécurité et celle des siens. Vous comprendrez que la démocratie n’est pas la première des priorités.

Les dirigeants de la coalition s’étaient persuadés qu’avec la capture de Saddam Hussein, s’arrêterait très vite le mouvement insurrectionnel.

 C’est tout le contraire qui est arrivé. Ceux qui hésitaient à rallier les rangs des insurgés par crainte d’un possible retour du Raïs ont été du coup délivré de cette hypothèque et se sont jetés dans la résistance. On assiste à un authentique soulèvement général.

Alors quelle issue ? Quelles solutions ?

 Il faut être lucide. Les Américains ont d’ores et déjà perdu la guerre. De toute façon, leur politique de démocratisation de la nation arabe n’est qu’une façade. Ils ont voulu en Irak effectuer une démonstration de force et de puissance, comme en Afghanistan, afin de contrôler des populations et des territoires d’intérêt stratégique, mais leur projet a échoué. Maintenant ils veulent partir, ils faut qu’ils partent mais ils ne le peuvent pas, donc tôt ou tard il faudra qu’ils acceptent de négocier. D’abord avec les Iraniens parce qu’ils auront besoin de leur aide. A ce moment-là, le contentieux nucléaire trouvera son règlement naturel et tout le monde aura oublié les déclarations infantiles d’Ahamdinejad (Le président iranien vient d’exprimer publiquement son désir de « voir Israël rayé de la carte », ndlr). La difficulté sera alors pour les Américains d’identifier leurs véritables interlocuteurs au sein des partis pro-iraniens, le Dawa du grand Ayatollah Ali Sistani et le Conseil de la révolution islamique d’al-Hakim, au Conseil des oulémas sunnites et, surtout, dans les rangs des insurgés et même ceux du Baas déjà présent aujourd’hui dans les nouvelles structures. Nous sommes donc maintenant au stade où l’enjeu de l’insurrection est une lutte de légitimation entre prétendants à l’exercice du futur pouvoir après le départ des Coalisés. Mais pour l’administration Bush, discréditée par ses scandales à répétition, « Game is over » !

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