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Seulement la faute aux Chinois ?

Publie le jeudi 5 janvier 2006 par Open-Publishing

En Chine, la guerre de l’eau aura bien lieu

L’accès à l’eau potable, de plus en plus rare, devient source de multiples conflits dans l’Empire du Milieu. Et la bagarre promet de s’étendre aux pays voisins.

Frédéric Koller, Pékin
Jeudi 5 janvier 2006

Si l’on se battra encore au XXIe siècle pour l’accès aux hydrocarbures, la vraie guerre à venir est celle de l’eau. Sur ce plan, la Chine est aux avant-postes. Avec plus de 21% de la population mondiale et moins de 7% des ressources en eau - fort mal réparties - son territoire est déjà le théâtre de multiples conflits liés à son accès. Les villes se battent entre elles pour détourner des fleuves, des paysans luttent contre les propriétaires d’usine pour assainir leurs puits pollués par les déchets industriels et des millions de personnes sont forcés de quitter leurs terres pour faire place à d’énormes barrages.

Aux quatre coins du pays, excepté au Tibet, l’eau se raréfie, l’eau est pestilentielle, l’eau tue. Près de Kaifeng, dans la grande plaine centrale du nord, le fleuve Jaune n’est plus qu’une maigre coulée de vase. Sur son cours inférieur, le « berceau de la civilisation chinoise » est asséché durant plus de la moitié de l’année. A Wuhan, mégapole industrielle du centre du pays, le Yangtsé - la « ligne de vie de la Chine » - s’est replié ces dernières semaines dans son lit, abandonnant des centaines de mètres de rivages aux badauds qui n’avaient jamais vu cela. Tout au sud, dans la région de Canton, le delta de la rivière des Perles a pour sa part baissé de 52% depuis un an et 95% des poissons ont disparu.

Transformée en pays du smog permanent, l’« usine du monde » paie le prix fort de son industrialisation à marche forcée : l’air est irrespirable, la terre [losion. Durant cinq jours, ses habitants ont été privés d’eau.

La nappe de benzène s’est ensuite écoulée vers la ville russe de Khabarovsk, provoquant au passage une empoignade avec Moscou. Le ministre chinois des Affaires étrangères, Li Zhaoxing, a promptement présenté ses excuses. Les langues se déliant à cette occasion, on a également « découvert » que la Songhua avait subi une quinzaine d’années auparavant une importante pollution au mercure. Un mois plus tard, c’était au tour d’un affluent de la rivière des Perles, la Beixiang, d’être victime d’une pollution industrielle au cadmium (1000 tonnes) menaçant des millions de personnes.

Non seulement l’eau est de plus en plus polluée, mais elle est de plus en plus rare. Il y a sept ans, l’actuel premier ministre, Wen Jiabao, mettait déjà en garde : « La survie de la nation chinoise est menacée par le manque d’eau dans notre pays. »

La raréfaction de l’eau est régulièrement mise sur le compte de sécheresses naturelles par les autorités. C’est se voiler la face. Son origine, comme le soulignent tous les experts de l’environnement, est humaine. Plusieurs facteurs sont en cause. D’abord, la surexploitation des cours d’eau pour les besoins de l’agriculture, qui absorbe 70% de la consommation. Pour éviter des révoltes, le pouvoir central maintient un prix de l’eau artificiellement bas favorisant les gaspillages. S’ajoutent désormais les besoins grandissants de l’industrie. L’explosion du textile, très gros consommateur d’eau, a, par exemple, des répercussions particulièrement néfastes. Si l’on ajoute à cela le réchauffement climatique et la fonte accélérée des glaciers de l’Himalaya, on comprend que la crise sera de plus en plus aiguë.

Il y a une autre explication à l’assèchement des fleuves et des rivières : la multiplication des barrages. L’agonie du fleuve Jaune est ainsi due aux centaines de barrages disposés sur son cours supérieur et la plupart de ses affluents. Non seulement ils ruinent les débits en aval, mais ils sont responsables d’importantes inondations en amont avec l’ensablement des lits de rivières. C’est à présent au tour du Yangtsé d’être muré sur tout son cours supérieur. Après le plus grand barrage du monde, les Trois-Gorges, qui sera achevé en 2008, plusieurs mégas projets sur son cours supérieur et ses affluents ont été lancés. Dai Qing, une militante de la première heure contre ce barrage, prédit aujourd’hui au Yangtsé un destin similaire à celui du fleuve Jaune.

Sur les 45000 grands barrages répertoriés dans le monde en 2003, 22104 étaient en Chine, 6390 aux Etats-Unis et à peine plus de 4000 en Inde. Et ce programme n’est pas près de s’arrêter. Pour lutter contre la désertification du nord du pays, Pékin vient d’entamer la construction de plusieurs canaux afin de détourner les eaux du Yangtsé, d’un coût de 50 milliards de dollars et nécessitant le déplacement de 400000 personnes. L’explication tient en partie au fait que plusieurs des hauts dirigeants actuels - dont le secrétaire du parti communiste Hu Jintao - sont des ingénieurs hydrauliciens. Plutôt que préserver un capital naturel, ils voient dans les grands travaux d’ingénierie et la transformation de la nature un moyen d’affirmer leur puissance selon le vieil adage « qui domine l’eau, domine la Chine ».

La guerre de l’eau ne se limite bien sûr pas aux frontières nationales. La pollution du fleuve Songhua a ainsi agi comme révélateur des tensions entre Pékin et Moscou. A cette occasion, les Russes ont affirmé que 80% de la pollution de l’Amour - dont la Songhua est un affluent - provient de Chine. Des rumeurs ont également ressurgi sur un projet de pompage des eaux du lac Baïkal vers la Chine. De même, c’était l’occasion de rappeler que plusieurs fleuves ayant leurs sources dans les monts Altaï - sur territoire chinois - sont détournés aux détriments des populations du Kazakhstan et de la région d’Omsk en Sibérie.

Les tensions sont plus perceptibles encore avec les voisins au sud de la Chine. Pékin vient de commencer la construction d’un premier barrage sur une série de treize en tout, qui bétonneront la rivière Nu (la Salween en Birmanie). De même, plusieurs nouveaux barrages dans la province chinoise du Yunnan vont bloquer le cours du Mékong, qui abreuve 60 millions de personnes. La Birmanie, le Laos, le Cambodge, la Thaïlande et le Vietnam ont fait part de leur inquiétude. Pékin rétorque que c’est une priorité pour l’approvisionnement énergétique du pays et que la survie des fleuves n’est pas menacée. En 2004, Bangkok était intervenu une première fois auprès de Pékin après une baisse de 90 centimètres du Mékong, devenu impropre à la navigation. La Thaïlande soupçonnait alors un barrage chinois d’en être responsable, ce dernier ouvrant à l’occasion ses vannes pour permettre le passage des bateaux chinois.

D’ores et déjà confrontée à une crise aiguë (l’eau disponible par Chinois représente moins d’un tiers de la moyenne mondiale), Pékin ne semble pas se doter des moyens nécessaires pour remédier à ce cercle vicieux. Ses experts expliquent même que le problème ne devrait faire que s’amplifier jusqu’en 2030, lorsque le pays aura atteint son pic de population avec 1,6 milliard d’individus. Il y a un an, Pan Yue, le vice-président du Bureau national de l’environnement, évoquait le chiffre de 150 millions de réfugiés écologiques en Chine dans les années à venir, principalement à cause du manque d’eau potable.

La Chine a ouvert son marché aux grands groupes internationaux de l’eau, comme Veolia. Pékin promet que le traitement des eaux urbaines passera de 45% à 60% d’ici cinq ans. Sept milliards de dollars sont injectés pour permettre la désalinisation de l’eau de mer qui devrait approvisionner 24% des besoins en eau potable des régions côtières d’ici 2010. Enfin, le gouvernement a promis une eau propre à la consommation pour toutes les familles rurales d’ici 2020. Mais on ne voit pas très bien comment il pourra retourner la situation, à moins d’abandonner sa fuite en avant productiviste.

A la fin 2005...
... 700 millions de Chinois buvaient de l’eau contaminée par des déchets humains ou animaux ;

... 96 millions de ruraux n’avaient pas accès quotidiennement à de l’eau potable ;

... deux tiers des 600 grandes villes du pays souffraient de pénurie d’eau, dont 135 de façon chronique ;

... 95 % des nappes phréatiques qui assurent 70% de l’approvisionnement en eau urbaine étaient polluées ;

... 70% des lacs et rivières étaient pollués ;

... 20 lacs naturels disparaissaient par année, soit plus de 1000 depuis 50 ans.

© Le Temps, 2006

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