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Journal de bord d’une « ni pute ni soumise »

Publie le samedi 8 mars 2003 par Open-Publishing
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Journal de bord d’une « ni pute ni soumise »

Mon frère m’a dit : « ce que tu dis est juste »

Jour après jour, Safia, 29 ans, confie ses impressions et ses doutes, alors
que s’achève le tour de France du collectif.

Par Charlotte ROTMAN

Libération, samedi 08 mars 2003

Safia a un timbre de voix très doux. Elle a 29 ans, vient de
Clermont-Ferrand. Sa famille « ressemble à n’importe quelle famille ma
ghrébine, avec ses traditions et sa culture ». Petite dernière à la maison,
elle a dû se battre. Elle est l’une des sept filles « Ni putes ni soumises »
qui ont sillonné la France, accompagnées de deux marcheurs, à l’initiative de
la Fédération nationale des Maisons des potes. Pendant plus d’un mois, elle a
accepté de nous livrer ses impressions par téléphone, au fil des étapes de la
marche qui s’achève ce samedi à Paris.
« Dans les familles, il est honteux de parler d’amour, de désir »

Vitry-sur-Seine, 1er février.

J’avais besoin de ce départ. Pendant deux ans, j’ai préparé cette marche, je
suis allée de ville en ville. Là, j’avais besoin que cela démarre. Le lieu où
la jeune Sohane a été brûlée ne correspond à rien pour moi. Tout simplement
parce que ce qui s’est passé à Vitry, je l’ai vécu dix fois dans ma vie.
L’une de mes copines a été égorgée devant ses enfants parce qu’elle voulait
divorcer. Sohane, ça a été médiatisé, mais ce n’est qu’une victime de plus.
Alors pour moi, l’hommage qu’on lui a rendu, c’était un hommage à toutes les
autres. Il y avait beaucoup de monde, énormément de journalistes. Je me suis
dit d’un coup : « Mais ils apprennent seulement maintenant ce qui se passe
dans les banlieues ? » Une journaliste télé voulait me pousser à dire que tous
les mecs des quartiers sont des salauds. Je lui ai répliqué : « Tu veux du
sang. » Après le départ de Vitry, je flippais. Cette marche représente un
travail de longue haleine. On cherche à éveiller et à responsabiliser les
jeunes des quartiers. On veut que les nanas puissent rentrer chez elles et
dire : « Je choisis la vie dont j’ai envie et qui me semble juste. » Je veux
faire passer le message que les parents ne sont pas les juges de notre vie.
Pendant tout le trajet, j’avais peur qu’on n’y arrive pas. Mais je n’ai rien
dit.

Rennes, 3 février.

J’ai besoin de tchatcher, de me retrouver face à des gens. Il est possible
que certains aient envie de venir à la baston. Cela ne me fait pas peur.
Arrivés à Rennes, on rencontre les responsables politiques. Il y a une
méfiance de ma part. Je me sens au-dessus des politiques. Je vote, j’attends
quelque chose de l’élu. Mais ils n’ont pas pris leurs responsabilités, ils ne
se sont pas donné les moyens de casser les ghettos et d’assurer la mixité.
J’en viens même à me dire : « S’ils nous ont parqués sans nous donner le droit
de vote, est-ce que tout ça est voulu ? » ça me perturbe. Au point de ne plus
dormir. Car on soulève des questions de fond, qui concernent l’organisation
de la société. A Rennes, comme dans les grosses villes, il y a les mêmes
effets de ghetto : le regard extérieur devient très important pour les
familles, il est honteux et tabou de parler d’amour, de désir. On a toujours
la culture de la maison, et celle du quartier avec ses codes. Là, j’étais
étonnée : il y avait une moitié de garçons dans la salle pour le débat sur la
sexualité. ça m’a impressionnée. Ils se sentent concernés. Je suis persuadée
qu’ils ont souffert eux aussi. A un moment, ils ont pu être amoureux d’une
fille, ont été au désespoir de ne pas pouvoir la fréquenter. Ou bien ils ont
une soeur et prennent conscience de ce qu’on raconte. Ils flippent : « Je ne
veux pas qu’on parle comme ça à ma soeur. » Ils ont peur à cause de
l’extérieur qui appartient aux mecs. Aux garçons, on leur montre un miroir de
ce que, eux dans les quartiers, font subir.

Nantes, 5 février.

On diffuse un petit film sur les viols collectifs. Plusieurs mecs violent une
fille qui a un sac sur la tête. Le dernier lui enlève le sac, et se rend
compte que c’est sa soeur. J’ai expliqué : « Voilà, c’est ce qui se passe. »
Dans la salle, personne ne répondait. Comme si je ne leur apprenais rien.
Puis ils ont dit : « On entendait parler d’histoires de nanas qui se faisaient
sauter dans les caves. On savait que ça se passait les vendredis soir et
samedis. Mais il n’y avait pas de mots. On ne parlait pas de viols. On
pensait qu’elles allaient baiser, ce qu’on ne savait pas, c’est que c’était
forcé. On pensait qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour aller à l’hôtel. »
Moi, je suis tétanisée d’entendre ça. Dans la salle, beaucoup chialaient.
Moi, je n’avais pas une larme. Je suis peut-être blindée. A la fin, des gens
sont venus me voir. Ils m’ont dit : « On ne savait pas. Nous, on était à
l’heure de la parité... »

Bordeaux, 7 février.

Ville bourgeoise, fief de notables. Il y a des féministes dans la salle. Je
ne me sens pas féministe, je veux pareil pour mes frères. Je n’ai pas cette
culture. Ma mère n’est pas féministe. La con tra ception, je pensais que
c’était acquis. Je ne savais pas que c’était une bataille. Je n’ai jamais vu
les féministes dans les quartiers, ni le planning familial. Le public de la
marche est de plus en plus large aux débats. Depuis le début, je me retrouve
face à des gens qui parlent très bien, qui ont la science infuse et tous les
bagages, et je suis en train de leur expliquer qu’ils n’ont rien compris.
Toulouse, 8 février. Place du Capitole. Je porte le tee-shirt « ni putes ni
soumises », on fait signer la pétition. Trois mecs viennent vers moi : « C’est
quoi ? » « Ben, lis. » Ils m’ont dit : « Faut se demander pourquoi Sohane a
brûlé. » Ils m’expliquent par A + B que la place de la femme, c’est d’obéir.
« Si les filles se font embêter, c’est qu’elles provoquent. Il y a des
raisons. Comme les vêtements qu’elles portent. Elles n’ont qu’à baisser la
tête. C’est comme ça qu’on les respecte. » Moi j’ai dit : « ça ne fait pas très
longtemps que je lève la tête. » Ils disent qu’on a oublié nos valeurs. Que
les filles sont attirées par les paillettes, qu’elles se la pètent, qu’elles
méritent les insultes. Je dis : « Tu changeras peut-être d’avis quand tu auras
des enfants et que ta fille se fera insulter. » Il me répond : « ça n’arrivera
pas, elle sera respectable. » « Et moi, je ne suis pas respectable ? » En fait,
ils ont besoin de m’imposer leur discours. Les autres filles me disent :
« Laisse tomber, Safia. »

Narbonne, 10 février.

Petit à petit, on devient un symbole. On représente la liberté et l’espoir.
On ne nous demande plus de raconter les choses, les gens s’en emparent. On
est de plus en plus reçues par les élus. Les gens nous demandent : « Vous
ferez une autre marche l’an prochain ? »

Marseille, 14 février.

J’ai là-bas une très bonne amie. Elle est très libre,
s’est beaucoup battue pour ça. Elle prenait beaucoup de distances par rapport
à la marche. Puis le soir, elle est venue au débat. Elle est restée scotchée
de voir à quel point c’était lourd ces souffrances. Comme cette fille qui
s’est fait violer, puis battre par son frère. Ma copine disait : « Mais
pourquoi elle ne se révolte pas ? » Je lui ai répondu : « Tes parents se sont
interposés entre ton frère et toi. » Son frère l’avait tapée pour une
cigarette. Mais il y a d’autres filles qui subissent. J’étais contente
qu’elle voie que ce n’était pas gagné pour tout le monde. Dans le débat, une
femme a dit : « Nous, on s’est battues pour mettre des monokinis à la plage. »
C’est n’importe quoi. C’est ça, la liberté de la femme ? Si je ne porte pas
de monokini, alors je suis soumise ? Tout le monde en monokini, c’est pour ça
qu’on se bat ?

Grenoble, 15 février.

Avant d’arriver, j’ai un coup de téléphone : « Je suis à la mairie, c’est noir
de monde. » J’étais scotchée : c’était mon frère. Il est musulman pratiquant,
proche d’une mosquée et de son imam. On n’avait jamais parlé de mon
engagement à « ni putes ni soumises ». J’avais peur qu’il ne me comprenne pas.
Je ne fume pas devant lui. En fait, il est resté toute la journée avec nous.
Il a discuté avec moi et avec les autres marcheuses. Il a signé la pétition.
Il m’a dit : « Il faut que tu portes la parole, c’est juste ce que tu dis. » A
la réception à la mairie, il a approché une élue et a demandé : « Et pour la
mosquée ? On a besoin d’un lieu plus grand pour accueillir les femmes. » J’ai
dit : « C’est mon frère. » Il a reçu un accueil favorable. Il m’a dit : « ça
fait des mois que j’attends qu’elle me dise ça... »

Lyon, 17 février.

Je suis musulmane. A Lyon, le sujet de l’étape, c’était « la lutte contre les
intégrismes ». Mais il ne faut pas se leurrer. Dans les quartiers, de quel
intégrisme on parle ? Il n’y a pas d’église, pas de synagogue. Alors on parle
de l’islam. C’est ma culture, mes origines, ma religion. Je peux émettre des
critiques. Je connais le Coran. J’ai même porté le voile pendant quelques
mois. Ce n’est pas la religion musulmane que je montre du doigt, mais je ne
cautionnerai jamais un discours intégriste. On a rencontré des mecs et des
meufs qui avaient des discours tellement politisés que ça ne pouvait être que
des gens appartenant à des mouvements intégristes. Ils ont une culture
énorme, ils savent argumenter... A côté, on ne tient pas la route. On dit
« laïcité », ils répondent « un pays laïc est un pays qui respecte les
religions ». Si une femme choisit cette religion, cela doit être accepté, y
compris à l’école. On dit « discrimination », ils rebondissent là-dessus. Il y
a la discrimination raciale, mais aussi religieuse.
« Les cadeaux à deux balles des politiques ne nous suffisent pas »

Clermont-Ferrand, 18 février.

C’est la ville où j’ai grandi, je ne voulais pas y aller. J’ai sauté l’étape.

Metz, 24 février.

On était au coeur des quartiers, à Borny. C’était très dur. On a parlé avec
des filles de la cité dans un lieu fermé. Elles étaient jeunes, de 14 à 18
ans. Elles flippaient. Le slogan « ni putes ni soumises » les choquait. Elles
baissaient les yeux, tournaient la tête. Elles étaient sûrement gênées par
les médias, présents dans la salle. Mais on s’est comprises. Elles nous ont
dit : « Le soir, pour le débat, on ne pourra pas venir, il faudrait mentir aux
parents. » Une mère de famille est venue me voir. Elle s’attendait à voir des
filles dévêtues. Elle me disait : « T’es une fille bien, tu as fait des études
 ? Ma fille galère, il faut qu’elle parte d’ici. » Le soir, dans la salle, il y
avait 50 à 60 lascars sur 400 personnes. Ils tenaient le mur, au fond. Ils
tchatchaient entre eux, foutaient le bordel. C’est comme dans les quartiers,
c’est une minorité qui les tient. On a quand même réussi à discuter. En fait,
ces mecs pensent que notre discours est contre eux. C’est un message qu’on
n’a peut-être pas su faire passer. Ils nous renvoient que les débats sur le
voile ou les mariages forcés laissent croire que toutes les filles voilées
sont soumises, et tous les mecs, des violeurs ou des machos qui frappent et
insultent. Les mecs disent qu’il y a aussi des filles faciles : « On ne va pas
défendre des salopes. Il n’y a pas que des saintes-nitouches dans les
quartiers. » A Metz, les filles et les garçons étaient séparés dans la salle.
Tout ce qu’on racontait était résumé là, dans cette séparation.

Lille, 28 février.

Deux femmes voilées sont venues en éclaireur. Elles m’ont dit : « Vous montrez
du doigt les filles voilées. » J’ai répondu : « Certaines femmes portent le
voile par conviction. D’autres, pour se protéger. Parce qu’elles ont peur et
veulent être tranquilles. » Celle avec qui je discutais était épanouie, elle
travaillait, elle était indépendante.
Avant l’arrivée à Paris, 2 mars. Les gens sont déçus par la politique. On
nous parle de récupération politique de la marche. Mais elle est déjà là.
Quand les élus nous ont reçus dans chaque ville, c’était de bon ton de nous
recevoir : petit cocktail, photo sur le perron avec le nom du maire dans le
journal. Mais on s’en est aperçu. Avant d’y aller, on se renseigne auprès des
associations locales, on arrive avec des questions. Les petits cadeaux à deux
balles des politiques - une lettre de soutien, un bus mis à disposition - ne
nous suffisent pas. Sinon, j’ai également la crainte d’asseoir le discours de
Sarkozy sur l’insécurité. Il va dire : « Ce sont des beurettes qui le disent.
Elles qui dénoncent les violences... » Qu’on soit utilisé par la droite ou la
gauche, je m’en fous, même si je suis une femme de gauche. Ce que je veux,
c’est qu’il y ait des sous et que ça bouge. ça coûte cher d’assurer la mixité
dans les ghettos. On a eu les projecteurs sur nous pendant un mois. Mais
après ? Chacun rentre chez soi ? J’ai peur que ce ne soit qu’une goutte dans
la mer. Qu’on ait crié mais que, dans dix ans, on soit toujours dans la même
situation l

Messages

  • je suis vraiment desolé pour toi c dommage t’as qu’a faire du sport pour te defendre

  • Bonjour,
    J’ai lu cet article et je ne peux pas m’empêcher de penser à la douleur qu’ont pu ressentir les victimes de viols, violences (sans parler de meurtre !) et autres maltraitances psychologiques !! Je suis un homme mais quand je lis ça je me sens féministe tellement ça me révolte ! Les familles aussi ! Et que penser de ces petits caïds qui se prennent pour des hommes car ils sont violents ? J’aimerai en tenir un de la sorte et m’en occuper pour lui faire payer le prix au centuple mais on dirait que c’est une victime ! Le discours bien pensant m’énerve également beaucoup (ils manquent de repères, ils ne savent pas ce qu’ils font,bla bla bla) comme si le viol ou brûler une jeune fille dans un local à poubelles n’était pas clairement cruels et criminels !
    Je vous souhaite bon courage pour vous et votre combat !
    sharkxxxx@yahoo.fr