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La folle vie d’Eva Joly

Publie le mercredi 9 juillet 2003 par Open-Publishing

L’Affaire ELF-Exclusif

La folle vie d’Eva Joly

Comment Gro Farseth, fille de tailleur à Oslo, en est-elle arrivée à devenir
en France la juge d’instruction qui a porté le fer au cour des puissants ?
Dans un livre-document, « Eva ou la justice est un roman »*, dont nous
publions des extraits, Marie-France Etchegoin et Matthieu Aron livrent les
secrets de cette femme hors norme

*********************

Oslo
Ce 5 décembre 1943, dans une maternité d’Oslo, Eyvind Farseth peste contre
les infirmières qui veulent ouvrir les fenêtres de la chambre. « Vous allez
me la tuer ! » Sa première fille, qui ne s’appelle pas encore Eva mais Gro,
vient de voir le jour, l’une des pires années de la guerre. Les Allemands,
qui ont envahi le pays trois ans plus tôt, occupent toute la Norvège, et les
températures sont polaires. Dans les rues, on retrouve les corps de soldats
transformés en blocs de glace. Dans les maisons, les gens meurent de froid.
Comme tous ses compatriotes, Eyvind se débrouille comme il peut pour nourrir
sa famille avec quelques kilos de patates rationnées. Il est concierge à
Motzfeldts Gate, l’un des quartiers les plus pauvres d’Oslo. Parfois, l’
épicier du coin, un brave homme, lui donne un ouf ou deux. [.] Et de l’huile
de foie de morue. Un trésor qu’il garde pour sa fille. Dans ces années de
misère, Elsa, sa femme, use d’autres stratagèmes pour protéger l’enfance de
Gro. Lors des bombardements, quand il faut se réfugier dans la cave, elle
emporte ses châles et déguise sa fille en princesse. Gro et sa mère oublient
le hurlement des sirènes et s’inventent des jours meilleurs. Loin de la
guerre, loin aussi de leur sinistre immeuble où une voisine se prostitue
pour ne pas mourir de faim. [.]

Belle-famille
C’est un ordre écrit. Une lettre envoyée par Jean-Paul Joly à son fils
Pascal qui, en cet automne 1965, la lit et la relit, atterré. Voici ce qu’
elle dit : « Tu ne dois pas te marier avec Gro [venue à l’âge de 21 ans comme
jeune fille au pair à Paris]. Nous ne savons pas d’où elle vient. Nous ne
savons pas qui est sa famille. De plus, elle n’est pas riche et elle n’a
aucun espoir de le devenir. Pense à la rudesse de ses traits. Dans notre
famille, nous avons toujours été beaux depuis des générations. Si tu te
maries avec Gro, tes enfants auront des traits grossiers. » Pascal ose à
peine y croire. Il se précipite pour montrer à Gro cette missive qu’il
conservera toute sa vie. Gro est blessée mais à peine surprise. Elle connaît
bien, elle, les sentiments que nourrit à son égard le père de Pascal. Elle
sait qu’à ses yeux elle n’est que la « petite Scandinave » de passage, juste
autorisée à divertir le fils de famille, comme les bonnes d’autrefois dans
les grandes maisons. Cette blessure se refermera-t-elle jamais ? Quarante ans
plus tard, quand elle s’attaquera au gotha de la finance et de la politique,
certains de ses mis en examen célèbres y verront l’unique raison de son
« acharnement ». « Ce n’est qu’une boniche qui se prend pour une bourgeoise »,
dit encore aujourd’hui un avocat parisien, lui-même héritier d’une grande
famille.

Révolution chez Barclay
Gro est embauchée, en mars 1970, dans la maison de disques d’Eddie Barclay.
A l’époque, M. Eddie règne sur la variété française. [.] Le chasseur de
stars a commis une erreur avec sa dernière recrue. Il a à peine regardé la
jeune femme blonde qui vient d’entrer au service du personnel. Il ne se
doute pas que, bientôt, elle va mettre le feu dans sa maison. [.] Debout sur
son bureau, Gro harangue ses collègues médusés. Elle les appelle à se
mutiner contre la direction. Et elle leur propose de créer une section CFDT.
Dans cette entreprise où jamais un syndicaliste n’a mis les pieds ! Ce n’est
pas parce que le patron est un yéyé, leur dit-elle, qu’il faut renoncer à
vos droits. [.] Gro dénonce les coupes claires dans le personnel. A la
lumière de ses cours de droit, elle a épluché aussi les contrats que la
maison de production fait signer aux jeunes artistes. Elle est scandalisée.
Alors, elle tente de sensibiliser les quinze directeurs artistiques de la
société. Ils la trouvent touchante avec son accent norvégien, mais ils lui
conseillent gentiment de s’occuper de ses affaires. [.] « J’ai nourri un
serpent en mon sein », se lamente son chef de service le jour où elle dépose
les statuts du syndicat. Il a juré d’avoir sa peau. [.]

La leçon de Jean-Maxime Levêque
Le banquier la regarde avec un air un peu dégoûté, tel un académicien
dépositaire de l’orthodoxie linguistique. Avec lui, elle se sent presque
comme une sans-papiers sortie de son cours d’alphabétisation. Chaque fois qu
’il s’assoit dans son cabinet d’instruction, sanglé dans son costume à la
coupe impeccable, il relève une à une toutes ses incorrections grammaticales
et corrige mot à mot chacun de ses procès-verbaux. Et puis un jour, il lui
lâche : « Madame, veuillez, s’il vous plaît, reformuler votre question en
français. » Eva Joly a l’impression qu’on vient de lui demander sa carte de
séjour. Depuis qu’elle est au palais de justice, personne ne lui avait
encore fait cet affront. Elle serre les dents. [.] Elle comprend que
Jean-Maxime Levêque [.] s’amuse de déclencher en elle un tel « retour du
refoulé ». C’est sa façon de lui rappeler qu’il l’a croisée dans une autre
vie.
Le 29 mai 1997 [.], entre les deux tours des élections législatives, elle a
fait incarcérer Jean-Maxime Levêque, fidèle compagnon du RPR. Il restera
près de quatre mois à la Santé. A 73 ans, il est son plus vieux détenu.
Devant elle, il met un point d’honneur à ne jamais se plaindre et à se
présenter toujours en costume-cravate. Il se fait un plaisir surtout de lui
donner des leçons de français. Il est comme un fantôme du passé.
Ami du beau-père de la juge, le docteur Joly, il a fréquenté l’hôtel
particulier de la rue Garancière au temps où Eva s’appelait Gro. Au temps où
cette femme puissante et sûre d’elle, qui l’a envoyé à la Santé, était une
petite baby-sitter. Aujourd’hui, il est à la merci de l’ex-employée de
maison. Lui, l’inspecteur des finances, l’ancien conseiller du général de
Gaulle, l’ex-président du Crédit commercial de France et du Crédit lyonnais,
l’un des hiérarques des milieux économiques et politiques. Et il sait qu’
elle n’a pas toujours été « la juge qui fait trembler le gotha ». Mais aussi
celle qui a voulu y être admise. [.]

Menaces
Un matin de juillet, elle est arrivée au bureau avec son aspirateur sous le
bras. Et elle s’est mise à faire le ménage. Devant son greffier, le fidèle
Serge, le militaire de carrière tellement à cheval sur les convenances :
« Mais, que faites-vous, madame Joly ? Il y a des gens pour cela. - Désormais,
nous ne laisserons plus la clé du cabinet au personnel de service. C’est
trop risqué, trop dangereux ! »
Dans le vrombissement de son engin électrique, elle s’active avec rage. La
veille, son bureau a été fouillé. Les intrus n’ont pas eu besoin de
fracturer la porte. Et ils ont laissé une carte de visite macabre. Un petit
papier, posé bien en évidence, sur lequel ils ont écrit le nom de plusieurs
juges d’instruction. En premier lieu, sur la liste, vient celui de François
Renaud, le magistrat assassiné à Marseille en 1975. Rayé d’un coup de
crayon. En deuxième position est inscrit : « Eva Joly ». Dans les semaines
précédentes, un étrange paquet avait aussi été déposé au domicile de la
juge : il contenait un petit cercueil. [.]
Comment décrire cette angoisse diffuse qui s’installe peu à peu quand la
missive d’un corbeau fait allusion à vos enfants, ce crabe qui vous ronge le
ventre quand on vous dit « de source très bien informée » qu’un contrat a été
passé sur votre tête, ces brusques moments de panique quand le téléphone
sonne sans cesse et qu’il n’y a personne au bout du fil ? [.] Qui essaie de
lui faire peur ? Les « Africains » ? Les « Corses » ? Ce grand patron qu’elle a mis
en examen, des policiers véreux, des réseaux mafieux, les services secrets ?

La « compassion » de Roland Dumas
Eva Joly attend Roland Dumas, enfermée dans son cabinet d’instruction du
palais de justice de Paris. [.] La porte du cabinet s’ouvre enfin et
Jean-René Farthouat regarde son illustre client s’engouffrer dans la pièce.
L’ancien ministre se précipite sur Eva Joly, lui prend les mains, plante ses
yeux dans les siens et, collé à son visage, souffle, ému : « Chère madame,
rassurez-moi, j’espère que ce n’est pas trop grave ? » Eva Joly devient
livide. Les mots de Dumas sont des coups de poignard. Et ses mains qui la
serrent un étau. Elle cherche à se dégager et répond, les dents serrées :
« Non, non. Tout va bien. » Se ressaisir. Ne rien montrer. Commencer l’
interrogatoire. Le terminer. Saluer ses « visiteurs » comme si rien ne s’était
passé.
Maintenant, elle est seule pour penser. Comment Roland Dumas a-t-il su ?
Comment a-t-il su si vite ? Et comment a-t-il osé lui signifier qu’il savait ?
Elle se remémore le cauchemar qu’elle vient de vivre. Quelque temps avant
son interrogatoire, son mari, Pascal, a été hospitalisé d’urgence. En pleine
nuit, elle a composé le 17 pour appeler les secours. Pascal était dans le
coma, les médecins réservaient leur pronostic.
Aujourd’hui, elle est encore rongée par l’angoisse, anéantie par les heures
sans sommeil. Et voilà que Roland Dumas réveille sa blessure la plus intime
et la plus douloureuse : un époux qui souffre depuis longtemps de dépression,
qui est entre la vie et la mort à l’hôpital d’Arpajon, que les médecins vont
sauver de justesse.

Sirven et le cocotier
En novembre 2001, Eva Joly voit enfin entrer dans son bureau celui qui s’est
tant fait désirer [.]. « Monsieur Sirven, je voudrais d’abord vous remettre
quelque chose. Je l’ai ici depuis longtemps et j’espérais pouvoir vous le
donner plus tôt. » Elle lui tend une boîte de ses précieux cigares, que les
policiers lui avaient confisquée lors de son arrestation. « Servez-vous. »
Sirven, sevré de havanes en prison, salive déjà. Mais il résiste à la
tentation. « Je dois d’abord vous dire ce que je pense de vous. » Et il
déverse sa litanie de griefs. Tout et n’importe quoi. L’« acharnement » dont
elle a fait preuve avec lui lors de son arrestation [.], sa supposée
connivence avec Philippe Jaffré ou avec les pouvoirs occultes qui ont
organisé sa fuite, jusqu’aux émargements à la CIA de la Mata Hari
norvégienne ! [.] Tout sourire, elle lui fait alors cette réponse : « Vous
savez, monsieur Sirven, j’ai la culotte propre, je peux grimper au
cocotier. » [.] Les avocats de Sirven en restent bouche bée. Comment un
magistrat peut-il s’exprimer ainsi ?

Loïk Le Floch-Prigent et son lit solaire
Dans sa tête, il est toujours le « roi du pétrole ». Mais, physiquement, il a
abdiqué. Il apparaît le plus souvent le visage couvert de rougeurs. Depuis
des années, il souffre de psoriasis, une maladie de peau aggravée par le
stress qui déclenche de fortes éruptions sur tout le corps. Sa mère,
Gabrielle, a même écrit au Premier ministre, Alain Juppé, pour l’alerter sur
« ses lésions qui se sont ouvertes, ont saigné, suppuré ». Eva Joly s’agace de
cette contre-offensive larmoyante : « Le Floch a passé son bac avec son
psoriasis, dit-elle. Il a dirigé Rhône-Poulenc avec son psoriasis. Il a pris
Elf et la SNCF avec son psoriasis. » [...]
Ce 21 octobre, Loïk Le Floch-Prigent refuse la chaise sur laquelle Eva Joly
l’invite à prendre place. [.] Il reste debout pendant tout l’interrogatoire,
les lèvres serrées, le regard fixe. Telle une statue de souffrance et de
réprobation, vivante allégorie du prisonnier brisé face à son bourreau. Le
lendemain, Eva Joly appelle son avocat Olivier Metzner et lui dit très
sérieusement : « J’ai trouvé une solution. Votre client est riche. Achetez-lui
un lit solaire avec un appareil à UVA. Je ferai un bon pour le faire entrer
à la prison ! » L’avocat, qui se garde évidemment de suivre cet étonnant
conseil, se dit que le duel entre Le Floch et la juge devient irrationnel.
Plus le PDG joue les victimes, plus la magistrate se durcit. Ce qui ne l’
empêche pas parfois de manifester de brusques élans d’empathie. Cette idée
incongrue de « lit solaire » ! Olivier Metzner note aussi que, lors des
pauses-déjeuner pendant les longs interrogatoires, Eva Joly met à la
disposition du patron déchu une petite pièce près de son cabinet. Il s’y
fait livrer les plateaux Dalloyau qu’il a été autorisé à commander, plutôt
que le sandwich et la pomme prévus par l’administration pour les détenus
déférés devant un juge.

investigateur.com :

DOCTEUR JOLY
LA TRISTE HISTOIRE DU DOCTEUR JOLY

Depuis son plus jeune âge, Pascal Joly n’a jamais eu à se poser de questions
à propos de son avenir. Il serait médecin comme son père et son grand -
père. En 1964, il a 22 ans et ne pense qu’à ses chères études. Il ne sait
pas encore que sa vie va basculer avec l’arrivée de Gro Farseth, une petite
tornade blonde aux yeux bleus, la nouvelle fille au pair de la famille Joly.

Deux ans plus tard, ils sont mariés et vivent dans un petit studio près du
Panthéon. Pascal finit ses études et Eva -son deuxième prénom, parce que
Gro, en français...- travaille comme secrétaire la journée et poursuit ses
études de droit le soir.

En 1973, la petite famille s’installe dans l’Essonne. Pascal s’établit comme
médecin généraliste à Saint-Vrain, Eva trouve une place de conseil juridique
dans un hôpital psychiatrique de la région. En 198l, elle passe le concours
extérieur de l’Ecole de la Magistrature.

Pascal, lui, devient une figure de Saint-Vrain, petit village tranquille de
l’Essonne. Il voit de moins en moins sa femme trouver le temps de soigner
ses rosiers En 1982, elle est substitut à Orléans. En 1983, substitut à
Evry. Et en 1992, elle intègre la Galerie Financière du Palais de justice de
Paris. En 1999 elle y est nommée premier juge et ne se promène plus qu’avec
deux "rambos".

"Cette année là, se souvient Didier, le fleuriste de la place de l’Eglise de
Saint - Vrain, le docteur Joly est venu me commander un bouquet pour la
Saint Valentin. Il m’a demandé de les livrer à sa femme, dans leur maison de
Lardy en me disant de faire attention, de bien dire que je venais de sa
part, de Pascal. Arrivé chez eux, les deux cerbères qui étaient devant la
porte m’ont ordonné de poser le bouquet et de partir. Le lendemain matin,
lorsque le docteur est passé devant la boutique, je lui ai raconté la scène.
Il a éclaté de rire. "

Les deux enfants du couple Joly sont grands : Caroline, la fille, est
avocate, le fils, Julien, finit des études d’architecte. Le docteur Joly
mène son bout de vie, tranquille, loin des médias et de la vie agitée de son
épouse. Aimé de ses patients, i1 surprend ceux-ci en stoppant brusquement
toute activité en octobre 2000, à 58 ans.

"Il est passé devant ma boutique, je lui ai dit alors Docteur, on est en
retard, les patients vont attendre ! Il m’a répondu, amer, que les patients
n’attendraient plus longtemps car il fermait le cabinet deux jours plus
tard. Cela m’a choqué. Je lui ai dit qu’il allait pouvoir profiter de sa
retraite. Mais la façon dont il m’a répondu m’a surpris : on va essayer mais
rien n’est moins sûr ! Son cabinet est â 20 mètres du magasin, je le voyais
tous les jours et je n’étais pas au courant. Et le docteur Joly a disparu.
Il passait. bien sûr au village, de temps en temps.

Une de mes clientes m’a expliqué qu’elle l’avait vu à l’hôpital à Villejuif
il y a quinze jours. Pâle, amaigri, lorsqu’elle lui a demandé si il allait
bien, il avait répondu : pas fort en se moment avant de tourner les talons."

Un suicide tenu secret et un enterrement en deux actes

Tout cela, je me le suis rappelé lorsque j’ai appris par une de ses voisines
qu’il s’était suicidé dimanche dernier. dans la soirée, elle a vu les
pompiers puis les gendarmes et le SAMU devant leur pavillon ".

Vendredi 2 mars 2001, église de Saint-Vrain.

Foule nombreuse. Dans la boutique du fleuriste, une cliente effondrée achète
une fleur avant la messe d’enterrement, la cinquantaine, brune :

` Je l’ai eu au téléphone 48 heures avant qu’il fasse cela, qu’il se
suicide, il était au bout du rouleau. Il est mort seul et abandonné de tous
 ! "

Surprenante réunion que celle qui se passe ce jour là au cimetière. Eva
Joly, digne, pas effondrée du tout, y serre les mains de dizaines de
collègues des institutions judiciaires parisiennes, dont d’ailleurs le
Procureur Davenas. A part l’actrice Sylvie Joly, sour du défunt, aucun
membre de la famille directe du mari de Mme Joly est présent. Auraient-ils
donc laissé enterrer leur fils, frère, beau frère, oncle, cousin etc sans se
rendre à la cérémonie ? Ou est-ce que nous sommes en présence d’un second
enterrement, pour la galerie ? D’une cérémonie de famille déchirée ? Lourd
silence de plomb, tout comme il y eut ce silence de plomb ayant pesé sur le
suicide de Monsieur Joly.

Semaine du jeudi 14 novembre 2002 - n°1984 - Notre époque