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MOUVEMENT ANTI-CPE : L’ÉCLAT DES ÉTUDIANTS

Publie le samedi 15 avril 2006 par Open-Publishing
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de Philippe Corcuff Maître de conférences à l’Institut d’Études Politiques de Lyon

Depuis quelques semaines, les étudiants de Sciences Po Lyon, avec les autres étudiants lyonnais mobilisés, montrent pragmatiquement qu’une autre vie est possible. Ils ont, en un double sens éthique et esthétique, l’éclat, selon l’expression de l’écrivain David Goodis :

“Tout ce temps passé, c’était un pari sur l’avenir (...) Mais tant que les dés n’avaient pas cessé de rouler, il y avait toujours un certain éclat dans ce qu’ils faisaient. (...) Mais tant qu’il y avait un “peut-être“, il leur restait l’éclat” (La blonde au coin de la rue, 1954).

Les étudiants mobilisés ont l’éclat de ceux qui se lancent dans le pari risqué du peut-être, avec sa part d’inconnu, dans les éblouissements de l’inédit comme les déceptions. Quand l’attitude arrogante du pouvoir peut créer la lassitude, la répression policière la crainte, le prolongement de l’action l’inquiétude quant aux examens. Et pourtant ils ont réinventé la résistance, en associant étroitement le souci de la solidarité collective et l’expression de l’individualité de chacun. Les singularités individuelles ont tâtonné dans les AG, avec l’humour des uns, l’émotion des autres, les hésitations de beaucoup, la joie au cœur et la peur au ventre. Même parmi les anti-bloqueurs, plus moutonniers, des personnal touches ont résonné dans les amphis. Mais que serait un mouvement pluraliste s’il n’acceptait pas la rencontre avec des arguments contraires et des désirs autres ?

La réversibilité du mouvement impliqué par le recours quotidien au vote en AG a énervé certains (dans l’administration, parmi les enseignants, les bloqueurs et les anti-bloqueurs). Mais elle rappelle le lien entre l’idéal démocratique et l’incertitude. Elle pousse à assumer ses fragilités contre les langues de bois. Le philosophe Claude Lefort a bien montré que la visée démocratique “accueille et préserve l’indétermination”, à la différence des régimes religieux ou des totalitarismes modernes. Et se coltiner jour après jour l’incertitude démocratique, ce n’est pas de la tarte ! Cependant, malgré les doutes, les erreurs, les crispations, les paranoïas de part et d’autre, les étudiants mobilisés ont su, le plus souvent, se tenir debout dans l’incertitude.

Ils ont, ce faisant, appris en accéléré, appris mieux que s’ils avaient continué à suivre leurs cours. Par les conférences et les débats organisés, le décryptage critique de textes de loi et de la presse, les confrontations argumentées en AG, l’effort d’innovation dans l’action collective. La majorité des universitaires aura du mal à accepter ce constat, car au lieu de réfléchir de façon nouvelle sur leur métier à l’occasion du sentiment momentané de leur inutilité, ils vont vraisemblablement enfouir leurs doutes sous des tonnes de stéréotypes autojustificateurs. Dommage.

Comment ces étudiants mobilisés, qui ont contribué à faire reculer pour la première fois depuis 1995 un gouvernement sur une contre-réforme libérale, sauront-ils cultiver leur éclat demain ? C’est un des enjeux de leur avenir et du nôtre. En attendant : béret bas !

* Paru dans l’hebdomadaire Lyon Capitale, n°565, du mardi 11 au lundi 17 avril 2006

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