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Romanès, le poète saltimbanque

Publie le jeudi 11 mai 2006 par Open-Publishing

Romanès, le poète saltimbanque

Marion Dumand

La famille Romanès présente son nouveau spectacle, « la Princesse des flaques d’eau ». Le fondateur et patriarche de la troupe, Alexandre, fait le récit de sa vie. Une vie de scène et de mouvement, de famille et de musique, émaillée de ses écrits, une vie gitane avant tout.

La matinée touche à sa fin vers la porte Dorée. Le froid est vif, le ciel gris. Mais, sous le chapiteau du cirque Romanès, lumière et température s’adoucissent. Un sol jonché d’objets hétéroclites. Les sièges d’une voiture devant la piste. Quelques membres de la famille, de sang ou de scène, s’activent sans urgence, soulèvent une planche, resserrent une corde, tandis qu’un jeune garçon s’entraîne. En haut des gradins, Alexandre Romanès, ancien Bouglione, fondateur et patriarche, raconte, avec des mots simples, toujours simples, qu’il parle ou écrive (1) :

« Je viens d’une famille de montreurs d’ours. Mon arrière grand-père avait trois femmes et un ours. « L’embêtant, disait-il, c’est l’ours. » Ensemble, ils allaient de village en village. Un jour, après la Première Guerre mondiale, il a décidé de planter un mat et de le recouvrir d’une vieille toile de drap. Le premier chapiteau était dressé. Mes parents possédaient un grand cirque. Il n’était pas mauvais, mais trop grand pour moi. Et l’identité gitane était de moins en moins évidente. Mon cousin Sampion est furieux : il m’a entendu dire à la radio que notre famille est gitane. Je lui promets de dire dorénavant que toute notre famille est gitane, sauf mon cousin Sampion.J’ai quitté le cirque vers 20 ans. J’ai d’abord fait des numéros dans la rue. J’en suis sorti petit à petit, en tressant des paniers, en rempaillant des chaises. Je jouais du luth aussi, de la musique baroque et Renaissance : j’avais étudié au conservatoire. Progressivement, je n’ai plus fait que de la musique.

Et puis j’ai rencontré Délia, gitane hongroise. Je serai de marbre pour le monde/de feu pour toi. J’avais posé ma caravane dans le campement gitan de Nanterre. J’y fréquentais Hongrois et Roumains. C’est là que je l’ai rencontrée, il y a plus de dix ans. Quatorze même, puisque c’est l’âge de ce bâtard. (De la tête, il désigne affectueusement le jeune garçon qui s’entraîne.) Délia chante depuis toute petite. Son père jouait de l’accordéon dans les mariages. Délia l’accompagnait de sa voix, debout sur une table, dès l’âge de cinq ans. Ensemble, nous avons acheté un vieux bout de toile, un vieux camion et, avec ses cousins, repris la route. Depuis douze ans, entre Paris et les tournées, le cirque Romanès existe.

Je parle mal le romanès. C’est une langue de survie. Comme une chaloupe avec juste de quoi boire et manger si le bateau coule. L’or aussi. Pour les gitans, deux choses sont importantes : le sang et l’or.Longtemps, je me suis demandé pourquoi l’or. Maintenant, je sais : il se vend au poids. En cas de difficulté, il suffit d’aller au prêt sur gage, de le peser pour obtenir quelques milliers de francs. Je parle encore en francs...

Mon père se souvenait de ma mère leur disant : « Mes enfants, mes petits, il n’y a rien à manger, et dehors il neige. » Le cirque Romanès n’est pas une entreprise de spectacle. Moins conventionnel, plus simple et chaleureux. Notre but : arriver à manger. (Le téléphone sonne, avec la voix de la cadette, Rose-Reine, qui entonne : « J’ai bien mangé et j’ai bien bu, j’ai la peau du ventre bien tendue. ») Nous avons eu très vite du succès. Les scènes nationales nous ont engagés ; il nous a fallu troquer notre chapiteau de 14 mètres, avec ses 250 places, pour un plus grand, de 20 mètres et 500 places. La différence semble peu importante. Mais elle allait à l’encontre de notre idée : avoir un cirque modeste et ne pas s’embêter. Bientôt, grâce à l’architecte Patrick Bouchain et des subventions, nous aurons trois péniches qui, côte à côte, pourront soutenir un chapiteau démontable.

Pourquoi j’ai écrit ? L’écriture n’est pas une tradition gitane. La poésie me semblait trop haute pour moi, inaccessible, et puis la vie je voulais la vivre, pas l’écrire. [...]

Ce que je sais, c’est qu’il y a des poètes que j’admire. Peut-être que je n’ai pas supporté de les voir passer. J’ai voulu être l’un des leurs. Je faisais mon numéro dans la rue quand Jean Genet m’a abordé. Nous avons bu un verre ensemble et sympathisé. Christian Bobin est venu me voir à Avignon et il a passé la nuit dans une caravane sans porte ni fenêtre. Bien d’autres encore. On peut vivre vingt ans à côté de personnes, en croiser une un instant, et c’est elle qui deviendra l’ami.

J’ai commencé par écrire des phrases entendues. Les premières venaient de Délia : Cet imbécile d’Alberto, il en a tant fait que Dorina l’a quitté. Il n’a pas fini de la regretter. Elle avait toutes les qualités : propre, courageuse, fidèle... et quelle voleuse ! Et puis je suis arrivé à un point, comme un trou, un manque, où je n’avais plus l’envie. Alors, j’ai noté ce que je pensais moi. On devrait avoir deux vies : une pour apprendre, l’autre pour vivre.

J’ai partagé le monde en deux. Ce qui est poétique existe pour moi ; le reste, je ne le regarde même pas. La poésie est multiple. Longtemps je me suis trompé sur elle. J’ai cru qu’elle reposait dans le cassé, le pauvre. Un Arabe dans une vieille Peugeot. Un enfant la morve au nez sur un terrain vague. Jusqu’à ce qu’un jour, à Neuilly, je voie arriver une Rolls. Le chauffeur en descend, ouvre la porte à une petite fille de 7 ou 8 ans. Sa chemise blanche et ses nattes sont impeccables. Comme une reine, elle descend de la voiture et s’engouffre sous un porche. Poétique, inexplicable.

Moi qui étais si misogyne, je ne fais que des filles. Dieu m’a donné une bonne leçon que je méritais et il m’a fait un grand cadeau que je ne méritais pas.J’ai cinq filles et un fils. Florina, Adèle, Marie, Alexandra et Rose-Reine. Mon fils, Sorine, porte un prénom féminin. Je ne voulais pas qu’il soit jaloux d’elles, ou qu’il se sente supérieur. Sorine, « soleil » en romanès. Avec les enfants, le cirque se fait naturellement, ils choisissent ce qui leur plaît. Mon père me faisait tout répéter. C’était une erreur : on n’est pas bon en tout. Jean Grosjean : « Je me souviens de votre père : il avait un grand chapeau. Le vôtre est plus petit. » Ce n’est pas facile d’égaler son père. Avant, j’avais un numéro d’acrobate et d’équilibriste. J’ai aussi travaillé avec les lions. Maintenant, je ne peux plus faire de scène, je suis trop vieux : j’ai 55 ans. Et je ne veux plus rien faire : simplement me promener à la campagne avec mes filles. Et que mes enfants continuent le cirque. Ils sont obligés d’ailleurs : ils ne vont pas à l’école. S’ils devenaient avocat ou médecin, je serais déçu. Je souhaite qu’ils continuent, et surtout qu’ils n’entrent pas dans cette société.

Le pays qui m’a vu naître/un peu plus chaque jour/s’éloigne de moi. En France, la question n’est plus : « Qu’est ce qui est interdit ? » mais « Qu’est-ce qui est possible ? ». En catimini, une loi a été adoptée. Nous devons maintenant payer 75 euros par mètre carré, plus cher qu’une personne qui habite en HLM. La loi ne concerne que les caravanes de plus de quatre mètres. En dessous, ce sont des caravanes de Français en vacances. Cette loi est raciale. Mais que le gouvernement ne se fasse pas d’illusion : toutes les routes vont être bloquées. Nous sommes sédentarisés par la force des choses. L’espace public ne l’est plus. Un jour, j’ai posé ma caravane sous un arbre. Je ne gênais personne. Pourtant, les gendarmes m’ont fait partir. On peut tout accepter. À une condition : que soit enlevé des frontons « Liberté, Égalité, Fraternité ». Il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles.

Depuis longtemps déjà/je vois des choses terribles./Des fois, pour comprendre,/je prends ma tête à deux mains./Malgré tout, chaque matin,/je redécouvre le ciel. Quand on est arrivés passage Clichy, une quinzaine de personnes ont gueulé. Un gars a sorti son fusil et menacé : « Vous ne passerez pas. On a eu les Noirs, les Arabes, les juifs et maintenant les gitans. » Le soir, on faisait du feu et de la musique. Le feu, à Paris, est interdit. Pourtant, les flics du quartier ne nous ont jamais fait la moindre réflexion. Au contraire, ils se mettaient autour du feu avec nous. Même les « contre » : au début, ils donnaient du pain aux chevaux, sans nous parler, et ils ont fini autour du feu, comme les autres. Certains soirs, tout le quartier y était. Heureusement qu’il y a encore/des gestes qui rapprochent.

Mais la société est de plus en plus pasteurisée. Alors nous, gitans et gens du cirque, ça ne passe pas. Comme s’il fallait qu’il n’y ait pas de vie. Que tout devienne de plus en plus mort. Changer le cours des fleuves,/répertorier les étoiles,/marcher droit,/baisser la tête,/dire oui./Est-ce que moi/je les oblige/à regarder le ciel ? » Non. À moins que ce ne soient les étoiles du cirque Romanès.

Marion Dumand