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Lettre ouverte à Marcel Bozonnet : à propos de la déprogrammation de la pièce de Peter Handke

Publie le jeudi 11 mai 2006 par Open-Publishing

de Christian Salmon

Vous venez de prendre la décision de déprogrammer la pièce de Peter Handke Voyage au pays sonore ou l’Art de la question, qui devait être mise en scène début 2007 par Bruno Bayen.

Cette décision surprend, venant de vous qui avait ouvert les portes du Français à la littérature vivante ; à des voix dissidentes, minoritaires, parfois même interdites. Je peux témoigner en particulier de l’hospitalité que vous avez offerte tout au long de l’année 2002 au théâtre du Vieux-Colombier à des auteurs censurés dans leur pays et accueillis dans les villes refuges par le Parlement international des écrivains. Le projet d’accueillir au Vieux-Colombier une oeuvre de Peter Handke, sans tenir compte du battage médiatique autour de ses prises de position sur la guerre en ex-Yougoslavie, qui est allé parfois jusqu’au lynchage médiatique, semblait témoigner de cette attitude d’ouverture qui inspire la programmation de la Comédie-Française depuis votre arrivée. Votre décision n’en est que plus surprenante. En déprogrammant Peter Handke pour des raisons politiques et idéologiques, vous commettez un acte de censure grave et pour trois raisons : parce que c’est vous ; parce que c’est lui ; parce que c’est la Comédie-Française.

Cher Marcel Bozonnet, y a-t-il de bonnes victimes de la censure et de mauvaises ? Faut-il faire entendre à la Comédie-Française des textes censurés d’auteurs biélorusses, irakiens, afghans et à l’abri de cette caution humanitaire, censurer l’oeuvre de Peter Handke en raison des opinions politiques de son auteur.

« Je comprends la position de ceux qui distinguent l’oeuvre de son auteur. Mais pour l’instant, je n’arrive pas à m’y résoudre. » Vous n’arrivez pas à vous résoudre à quoi ? À reconnaître une distinction entre l’oeuvre et l’auteur qui est au principe même de tout travail artistique et même de toute symbolisation. Avez-vous conscience que c’est de ce déni de représentation que s’alimentent et s’autorisent toutes les censures. Incompréhensible, votre décision est dangereuse car, dans un univers culturel où les décisions sont décentralisées, confiées à de nombreux décideurs locaux, mal informés et aux goûts souvent surdéterminés par les choix du marché, elle banalise la censure et la légitimité en lui donnant la caution de la Comédie-Française. Vous donnez des arguments par avance à tous ceux qui par lâcheté, conformisme ou stupidité vont se sentir un peu plus libres de dicter leur choix en matière culturelle.

« Même si la pièce de Handke ne fait pas oeuvre de propagande, elle offre à l’auteur une visibilité publique. Je n’avais pas envie de la lui donner. » Par cette déclaration imprudente, vous ne commettez pas seulement un contresens sur l’oeuvre de Peter Handke (sans parler de l’homme connu pour sa discrétion et qui chercha toute sa vie à échapper à cette visibilité que vous croyez devoir lui refuser), vous définissez le théâtre comme un espace de validation médiatique, vous lui conférez une fonction d’assentiment, de consécration et finalement de pouvoir. Vous affirmez haut et fort qu’il vous appartient à vous et à vous seul de donner de la visibilité à tel auteur ou de plonger tel autre dans l’obscurité. Vous réduisez l¹homme de théâtre que vous êtes à un faiseur de réputation. Vous en revenez au théâtre bourgeois. Votre seul argument pour justifier cette censure d’État, c’est que selon vos dires, « [vous] n’avez pas envie » de donner de la visibilité à Peter Handke. Le théâtre est un lieu essentiel du politique non parce qu’il donne de la visibilité à des auteurs et à leurs opinions, mais parce qu’il fait entendre des voix inouïes, des perceptions étouffées ; le tumulte inaudible de la démocratie en devenir.

Votre « sang n’a fait qu’un tour » dites-vous à la lecture d’un article de journal ? » De quel sang parlez-vous ? Et de quel tour s’agit-il sinon de ces tours que nous jouent les fantômes et dont Kafka disait qu’ils retournaient les mots dans sa main.

En interdisant Peter Handke, vous ne prenez pas seulement une décision contestable, vous cédez sur l’essentiel : la raison d’être du théâtre est de pratiquer des ouvertures dans le mutisme ambiant, de créer des espaces d’écoute et de résonance.

La voix de Peter Handke nous est nécessaire, elle participe de notre culture commune. Vous n’avez pas le droit de l’interdire.

(1) Christian Salmon est écrivain. Il a participé en 1994 à la fondation du Parlement international des écrivains et du réseau des villes refuges. Dernier ouvrage publié : Verbicide (Éditions Climats 2005).

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