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La gauche doit reconquérir le libéralisme, il lui appartient

Publie le dimanche 4 juin 2006 par Open-Publishing
6 commentaires

Zeev Sternhell, historien, spécialiste de la droite française, explique comment les valeurs libérales ont été, à tort, associées au capitalisme. Il rappelle que ces valeurs de liberté ont été introduites par la révolution de 1789, et qu’historiquement le socialisme en est l’héritier.

par Annette LEVY-WILLARD
Libération - samedi 03 juin 2006
http://www.liberation.fr/page.php?Article=387195

 La gauche française parle sans cesse de construire un « front antilibéral ». Vous, l’historien des Lumières, des idées de liberté, cela vous choque-t-il ?

C’est vrai que le mot « libéralisme » vise le capitalisme sauvage ­ qui, lui, doit être combattu, ou plutôt maîtrisé ­ mais, dans « libéralisme », il y a aussi les valeurs libérales qui sont des valeurs de liberté. Il faut rappeler que le contenu intellectuel du libéralisme n’est pas du tout associé aux valeurs du capitalisme. La révolution de 1 789 était une révolution libérale. Les deux révolutions qui l’ont précédée, les révolutions américaine et anglaise, étaient des révolutions libérales. Le libéralisme est un terme noble. Historiquement, le socialisme est l’héritier de ce libéralisme, il ne doit pas en être le fossoyeur. Ainsi, le socialisme démocratique ­ plus à gauche que la social-démocratie, qui n’a plus beaucoup de sens ­, celui du tournant du XXe siècle, allie précisément les valeurs égalitaires du socialisme avec l’idée de liberté du libéralisme. Si nous nous réclamons encore aujourd’hui du socialisme, c’est parce que nous ne pensons pas que l’égalité entraîne une diminution de la liberté ou que la liberté est contraire à l’égalité. Le vrai sens de la gauche aujourd’hui, c’est que liberté et égalité sont compatibles. Comme il y a cinquante ans, comme il y a cent ans, les principes n’ont pas changé.

Se dire antilibéral, ce n’est pas seulement se proclamer anticapitaliste mais se dire en même temps opposé aux valeurs libérales. C’est un très mauvais service qu’on rend à la gauche, à la liberté, à la démocratie, en associant les valeurs intellectuelles et morales du libéralisme avec l’exploitation capitaliste de la pire espèce. Un très mauvais slogan qu’on vend à la gauche française aujourd’hui, qui n’est pas utile politiquement et intellectuellement faux.

 Le « libéralisme » est pourtant devenu maintenant le synonyme de capitalisme sauvage et injuste...

On oublie que des régimes de tyrannie et de dictature se réclament aussi du capitalisme tout en étant contre les valeurs de liberté. Comme le fascisme entre les deux guerres. Les révolutions libérales ­ la Révolution française étant la plus importante ­ ont ouvert l’ère de la modernité. Ce qui, au temps des Lumières, au XVIIIe siècle, constituait une démarche intellectuelle s’est traduit en termes politiques et ce n’est pas un hasard si la liberté a été fondée et préservée dans ces pays.

La différence commence à s’estomper entre les pays qui ont fait une révolution libérale et les autres ­ comme l’Allemagne, par exemple, qui n’a jamais connu de démocratie jusqu’à ce qu’elle lui soit apportée, accrochée aux chars américains.

Quand la gauche française craint d’assumer le terme « libéralisme », c’est une perversion idéologique : elle abandonne le terme libéral à la droite. Il faut oser dire que la droite, elle, n’est pas libérale, elle est conservatrice. Mais la droite a eu ce coup de génie d’annexer le « libéralisme » et les « valeurs libérales » et de déclarer que c’est la gauche qui renonce aux libertés. Il faut que la gauche se batte contre cet épouvantail qu’on agite en Europe et aux Etats-Unis qui prétend que si vous voulez plus d’égalité vous perdez plus de liberté, qu’une société plus juste c’est automatiquement une société plus autoritaire.

En paraphrasant Guy Mollet, selon lequel « les communistes ne sont pas à gauche, ils sont à l’Est », il faut dire à la droite : « Vous n’êtes pas libéraux, vous êtes conservateurs. » La gauche doit montrer qu’il n’y a pas de liberté sans une conception de l’égalité. La liberté de coucher sous les ponts n’est pas une liberté. La gauche doit reconquérir le libéralisme, il lui appartient.

Aux Etats-Unis c’est le contraire, « libéral » veut encore dire gauche ou gauchiste ­ l’ennemi des néoconservateurs. Au point que le dernier livre contre Hillary Clinton dénonce le « fascisme libéral » et la compare à Mussolini (Liberal Fascism : The Totalitarian Temptation from Mussolini to Hillary Clinton).

Aux Etats-Unis, dans le Parti républicain tout entier ­ et pas seulement les néoconservateurs, les évangélistes, les cinglés ­ et à la Maison Blanche, « libéralisme » est péjoratif. La droite néoconservatrice dénonce les libéraux et le libéralisme, qui représentent un danger parce qu’ils mettraient en cause les structures de l’Etat, évoquant le communisme, Staline, Mao, Pol Pot...

Quand on dit que c’est une honte que 50 ou 60 millions d’Américains ne possèdent aucune assurance médicale, que quelques dizaines de millions d’entre eux n’ont qu’une sécurité sociale partielle, et qu’il faut changer cela au nom de la dignité humaine associée à un minimum d’idée d’égalité, vous êtes tout de suite un dangereux révolutionnaire... Ce qui explique qu’une société aussi riche puisse admettre des conditions sociales dignes du XIXe siècle. Les néoconservateurs américains osent dire maintenant que les programmes sociaux du New Deal de Franklin Roosevelt entraînaient l’Amérique dans un régime socialiste et même communiste, ce qui est idiot mais certaines formes de démagogie continuent de marcher.

Cette perversion des termes tient à la grande question posée par les Lumières qui demeure aujourd’hui : « Le monde peut-il être changé ? » Est-il normal que les hommes aspirent à un monde meilleur ? Ou toute utopie risque-t-elle de déboucher sur un régime totalitaire, un Auschwitz ou un Goulag ?

Il n’y a aucune raison méthodologique de penser que nous sommes arrivés à ce que la droite conservatrice, dans les années 90 aux Etats-Unis, a appelé « la fin de l’histoire ». L’idée développée par le philosophe américain Francis Fukuyama (la Fin de l’histoire ) est que nous sommes arrivés au bout. On ne peut pas faire mieux, il n’y a plus qu’à préserver ce qui est. La démocratie libérale telle qu’elle existe aux Etats-Unis est l’optimum, la victoire finale contre le fascisme et le communisme. Le capitalisme est un idéal atteint. Aller au-delà est l’utopie et l’utopie c’est le désastre, Staline, etc. Aujourd’hui, les néoconservateurs veulent préserver un ordre existant parce que c’est celui qui leur convient.

La grande réussite des néoconservateurs est d’avoir réussi à convaincre les Américains que les problèmes essentiels dans la vie des hommes ne sont pas les problèmes économiques, leur situation sociale, mais les problèmes culturels.

J’ai d’ailleurs compris que Bush allait gagner les élections quand j’ai vu qu’on appelait à voter pour lui dans les églises noires de Floride en raison de son respect pour la religion, la famille et les valeurs morales. Et, dans l’Ohio industriel, qui avait perdu 300 000 emplois pendant les quatre premières années de la présidence Bush, on appelait aussi à voter pour lui, toujours au nom de ces valeurs morales et patriotiques. Les préservatifs sont alors devenus plus importants politiquement que le chômage et la guerre en Irak.

Et, en même temps, les néoconservateurs au pouvoir ont commencé à détruire l’héritage de la législation libérale américaine des années 60-70, le droit à l’avortement, l’aide sociale... Ils ont commencé à saper les acquis de façon très intelligente, pas à pas. Il suffit de modifier la Cour suprême pour empêcher toute velléité de résistance du Sénat, même si les démocrates y regagnent la majorité.

 Vous écrivez que la culture critique des Lumières doit gagner contre les conservateurs si on veut éviter à l’homme du XXIe siècle de « sombrer dans un nouvel âge glacé du conformisme. » La bataille continue ?

Les Lumières nous ont appris que la libération de l’individu est l’alpha et l’omega d’une bonne société. L’individu autonome, ce que Kant appelait l’« accession à la maturité ». Les Lumières françaises et leur allié Kant, Voltaire et Rousseau, les encyclopédistes ont forgé tous ensemble une idéologie qui est d’abord une machine de guerre contre l’absolutisme, contre le totalitarisme. La Déclaration des droits de l’homme de 1 789 va en résumer le contenu en quelques phrases, c’est le manifeste de la pensée éclairée. Un socialisme qui n’est pas fondé sur les valeurs des Lumières n’a pas de raison d’exister : ces valeurs constituent le fondement de la liberté, de l’autonomie de l’individu.

Pour les néoconservateurs, ennemis des Lumières, c’est le contraire : l’individu n’est pas autonome mais un instrument aux mains de la société ou de la nation. Et la nation a tous les droits, y compris celui d’affirmer sa vocation messianique comme on le voit avec l’Amérique qui cherche à modeler le monde à son image. Au point de penser et de croire qu’elle allait instaurer la démocratie libérale en Irak...

Les anti-Lumières disent que l’individu n’est pas lui-même l’objet ou l’objectif de toute action politique et sociale. C’est la conception organique de la société qui persiste depuis le XVIIIe siècle : l’individu n’est qu’une feuille d’un arbre, le tronc c’est la nation. La tradition anti-individualiste oppose l’histoire à la raison, le passé au présent. Or l’histoire morcelle l’humanité alors que la conception des Lumières ne nie pas les spécificités ­ il y a des Blancs, des Noirs, des Jaunes, des gens qui ont des habitudes différentes, etc. ­, mais ces différences sont secondaires face à la qualité de l’homme, être rationnel capable de se libérer de l’emprise de l’histoire. Qui n’est pas esclave de son passé.

Ces deux visions du monde s’affrontent depuis le XVIIIe siècle. Ainsi, la Révolution française a accordé la citoyenneté à des hommes de l’extérieur, comme elle l’a fait pour un idéologue de la révolution américaine venu en France participer à la Révolution française et qui ne parlait pas français (à la Convention, on a traduit ce qu’il disait et ce qui était dit). Il devient alors citoyen français parce que les hommes peuvent choisir.

 Et on retrouve le débat d’aujourd’hui sur l’immigration...

Dans les années 1770, le quarante-quatrième volume de l’Encyclopédie définit la nation comme un ensemble d’hommes (de personnes) vivant à l’intérieur des frontières d’un même Etat et soumis à un même gouvernement. C’est tout. Rien sur l’histoire, la culture, la langue. C’est une définition politique et juridique de la nation.

Pour les anti-Lumières, et cela sera repris par le fascisme et l’hitlérisme, on privilégie l’histoire, la culture pour définir la citoyenneté. Et on arrive à décider, comme l’a fait le gouvernement de Vichy, que les Juifs n’appartiennent pas à la nation, ne sont plus des citoyens français comme les autres.

L’autoritarisme stalinien reprendra aussi les idées contre les Lumières avec le culte de l’Etat, de la force politique, ces conceptions qui vont fonder à partir du tournant du XXe siècle les différentes formes de l’autoritarisme ­ ou ce qu’on appellera plus tard le totalitarisme.

Les mêmes courants politiques se développeront en Italie et en Allemagne avec l’idée que la démocratie met en danger la nation, le pays. Ces idées réussiront à abattre la tradition des Lumières en France au moment des crises, dans les années 30 et 40, culminant avec Vichy. En 1940, Maurras et la droite française arrivée au pouvoir en 1940 réussissent à détruire la République en six mois, comme si la Révolution française n’avait pas eu lieu.

L’idée que les Lumières sont la raison de la décadence de la civilisation chrétienne commence dès la fin du XVIIIe siècle et, deux siècles et demi plus tard, ces valeurs universelles, les droits de l’homme, la tradition occidentale rationaliste et surtout la critique de l’ordre établi continuent d’être attaqués. Pourtant, le monde tel qu’il est n’est pas un produit de la nature mais de l’histoire. Or tout ce qui est produit de l’histoire peut changer.

Après avoir longuement étudié l’idéologie et les mouvements d’extrême droite ­ la Droite révolutionnaire, 1885-1914. Les origines françaises du fascisme (Fayard et Folio Histoire), Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France (Fayard et éditions Complexe) ­, le grand historien israélien Zeev Sternhell, également auteur d’un essai sur Maurice Barrès, poursuit naturellement ses recherches avec l’offensive contre les idées et les valeurs héritées des révolutions « libérales » ­ les révolutions américaine, anglaise et française. Il publie les Anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide (Fayard), avec un « épilogue » bien contemporain sur les néoconservateurs, qui représentent aujourd’hui ce mouvement de retour en arrière.

Voir aussi : http://enluttes.over-blog.com/article-2791352.html

Messages

  • « Même si c’est vrai, c’est faux ! » comme disait je ne sais plus qui.
    Toute cette analyse sent l’historien le nez sur son guidon d’historien.
    D’accord, le « libéralisme » sticto sensu tel qu’on le trouvera dans un dictionnaire historique, ça englobe les valeurs de libertés individuelles définies par les Lumières au 18ème et les luttes du 19ème contre le despotisme.
    D’accord, aux Etats-Unis, « liberal » ça veut dire en gros « de gauche » et « conservative » de droite.
    Mais en France, ces dernières années, « libéralisme » c’est passé dans le langage pour signifier laissez-faire économique au profit du capital, thatcherisme et reaganisme. La langue évolue, et quand on fait de la politique vaut mieux être de son temps, non ?
    foma

    • « La révolution de 1 789 était une révolution libérale. »

      Hummmm... A l’école on m’a toujours appris que le révolution française était un mouvement spontané, autrement dit apolitique, contre un régime autoritaire de droit divin dont les premières victimes furent d’ailleurs des pauvres par dénonciation calomnieuse.

      Par ailleurs, il me semble important de rappeler que cette notion de libéralisme, ou plutot les 2 notions de libéralisme, politique d’une part avec la liberté individuelle et économique d’autre part avec le droit à l’initiative privée, ont fait leur apparition dans le contexte d’une France pré industrielle, bien loin donc d’une lettre de voeux du MEDEF. Le XIX ème siècle et sa révolution industrielle s’est chargé de mettre en lumière le paradoxe qui sépare ces 2 notions et le XXème avec la révolution technologiqe et la globalisation pourraient bien finir de les écarteler.

    • La révolution française a été libérale au sens premier : conquête de libertés pour tous, contre la minorité qui opprime. Elle n’est évidemment pas "libérale" au sens actuellement dominant (c-à-d : ultra-capitalisme), ce sens de droite s’opposant au sens de gauche de la révolution.

      Le courant actuel qui a pris le nom de "libéralisme" s’oppose en fait à la liberté de 99% de la population : c’est en vérité une politique anti-liberté, donc anti-libérale au sens premier du terme !

  • vu la déroute de la gauche aux élections avec jospin, camarade le tunnel est encore long, ton rève de gauche va encore passer au loin, en plus tes camarades socialos, vont certainement prendre une veste , la gauche n’apporte plus grand chose, c’est un rève pour gens rèveurs.

  • Pas d’accord pour dire que le libéralisme appartient à la gauche. La notion de gauche est postèrieure à la pensée libérale, et au libéralisme. On peut même dire que le socialisme s’est construit par opposition au libéralisme.. En revanche, je soutiens l’article dans la mesure où il donne son vrai sens au mot libéralisme, comme défense des libertés individuelles, et dans la mesure où il défend l’idée que libéralisme et socialisme ne sont pas antinomiques mais peuvent être conciliés..